Alternatives citoyennes
Des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Numéro 13 - 22 décembre 2004
Dossier
Économie
Transition démocratique et contraintes économiques et sociales

 

À l'initiative de l'Institut arabe des droits de l'homme, du Centre islam et démocratie (USA) et du Forum tunisien El Jahedh, un séminaire s'est tenu à Tunis les 15 et 16 décembre 2004, avec la participation de personnalités arabes et musulmanes engagées, pour la plupart, dans l'action pour la promotion et la protection des droits de l'homme.
Parmi les intervenants, Khemaïs Chammari y a présenté une communication sur le thème : « La transition démocratique, en particulier dans les pays musulmans : problématiques et questionnements ». Cette intervention s'est articulée autour de quatre axes dont nous reprenons, avec son aimable autorisation, le premier consacré aux enjeux et aux contraintes économiques et sociales. Ce développement est intitulé « L'ère de la mondialisation/globalisation et la marge de manoeuvre des pays en voie de développement (PVD) : effets directs et collatéraux sur les conditions de la transition démocratique ».
Khemaïs Chammari est membre fondateur de l'Institut, ancien vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) et du Service international pour les droits de l'homme (SIDH). Il a récemment été désigné membre du premier comité exécutif de la Fondation euro-méditérranénne de soutien aux défenseurs des droits humains, dont le siège est à Copenhague, auprès du Réseau euro-méditérranéen des droits de l'homme (REMDH)

La rédaction

 

Les débats que nous avons eus au cours de ce séminaire n'ont pas évoqué jusqu'ici les questions économiques et sociales. Il n'est toutefois pas possible, me semble-t-il, de parler des conditions et des modalités de la transition démocratique sans évoquer ces questions, dans la mesure où elles peuvent être déterminantes pour assurer le succès à moyen terme d'une telle entreprise, ou au contraire pour en hypothéquer le cours et en menacer l'issue. J'aborderai cette question au pas de charge en raison des contraintes de temps, l'objectif recherché n'étant pas de livrer une sorte de vade-mecum, mais de dégager quelques pistes de réflexion que nous pourrons approfondir au cours du débat.

1. La tentation ultralibérale

En fin de matinée, un des intervenants a évoqué le célèbre ouvrage de Francis Fukuyama sur la fin de l'Histoire. Il y a vu en quelque sorte la naissance ou la renaissance de la pensée libérale qui déferle comme une lame de fond sur nos économies et nos sociétés. Cette appréciation doit bien évidemment être largement nuancée car « la fin de l'Histoire » n'a été qu'une illusion et le libéralisme économique, tout autant que la fascination pour les mécanismes du « Marché », remontent à plus d'un siècle et demi. Les bouleversements géopolitiques des vingt dernières années leur ont donné il est vrai une indéniable impulsion.

Par delà les controverses philosophiques, cette option pour le libéralisme s'est concrétisée par l'évolution des débats au sein de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), puis par la création de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Dans le même temps, la multiplication des zones de libre échange bilatérales et multilatérales en a constitué une illustration significative (le Partenariat euro-méditérranéen - EuroMed - apportant une innovation intéressante avec ses préoccupations politiques sociales et humaines et sa conditionnalité politique relative au respect des droits de l'homme et des principes démocratiques). À cela s'ajoutent les politiques de la Banque Mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) : ajustements structurels, processus de déréglementation et privatisation à marche forcée. Au niveau du continent africain, signalons le Nouveau partenariat économique pour le développement de l'Afrique (NEPAD). Enfin, l'accord d'Agadir a mis en place une zone de libre-échange entre les trois pays du Maghreb central, l'Egypte et la Jordanie.

Ce contexte est d'autant plus contraignant que les tentations d'une dérive ultralibérale sont grandes.

2. La recherche d'une voie médiane

Au sortir de périodes plus ou moins longues de dirigisme étatiste aux échecs si douloureux, nos économies se trouvent être confrontées à des reconversions souvent brutales et non assumées de façon explicite. Le discours officiel n'en est, dans la majorité des cas, que plus schizophrénique. Le fardeau de la dette et les effets des mécanismes de la mondialisation/globalisation ont, dans ces conditions, singulièrement limité les marges de manoeuvre des PVD.

Comme l'explique Zaki Laïdi, « la mondialisation n'est qu'une nouvelle étape du développement du capitalisme. Celui-ci cherche à se défaire des contraintes de l'espace et du temps qu'il avait d'ailleurs lui-même instituées. Au fur et à mesure qu'il se déploie à l'échelle mondiale, il rencontre un nombre croissant de résistances. La force du capitalisme est qu'il n'est pas arrêté par les résistances qu'il rencontre, mais qu'il peut, au contraire, être enrichi par elles ». Le défi qui nous est lancé n'en est que plus motivant. Il nous faut à la fois faire nôtres les objectifs majeurs des mouvements altermondialistes, tout en prenant en compte les évolutions envisageables des règles internationales en matière de croissance économique, de progrès social, de l'approche « genre et développement », de préservation environnementale, de gouvernance nationale et mondiale.

Cette prise en compte implique une mise en oeuvre effective des normes et des mécanismes internationaux de promotion et de protection des droits économiques et sociaux (il en existe une vingtaine - rapporteurs spéciaux et groupes de travail - au sein de la Commission des droits de l'homme des Nations Unies et du Conseil économique et social ou ECOSOC). Tout comme il s'agira de se placer dans la perspective de réalisation des objectifs d'un développement humain durable, celui-ci étant dans ces conditions un droit économique social et culturel, qui répond aux besoins actuels sans compromettre l'aptitude des générations futures à satisfaire leurs besoins.

Partant de là, il y a le discours radicalement antimondialiste qui continue à préconiser une alternative de développement anticapitaliste - et j'y suis pour ma part attentif mais très sceptique sur les possibilités de mise en oeuvre concrète d'un tel discours - et la démarche, que j'ai faite mienne, de la recherche d'une voie médiane sociale libérale et interventionniste. Une voie qui permettrait d'assurer l'effectivité de « filets sociaux » efficients, d'envisager une démocratisation de la mondialisation et l'acquisition de capacités de pilotage macro-économique, de contrôle budgétaire et d'impulsion de réformes indispensables (politiques de l'emploi, fiscalité, répartition foncière et inégalité scandaleuse de répartition du revenu national).

Cette voie médiane est celle que je qualifie de « réformisme radical ». Nul doute que l'on m'accusera « d'apostasie » par référence à mon engagement marxiste dont je ne renie pourtant pas la fécondité méthodologique. Je persiste à penser toutefois qu'il est important que ce débat ait lieu, cartes sur table, pour se donner les moyens de relever les défis économiques et sociaux qui risquent de faire avorter les objectifs de la transition démocratique.

3. L'amélioration de la gouvernance et les stratégies de lutte contre la pauvreté

Je serai très rapide sur ce point dans la mesure où mon souci est simplement d'attirer l'attention sur des problématiques qui ont marqué au cours des douze dernières années les politiques internationales (système des Nations Unies - en particulier le PNUD - et UE) d'appui aux stratégies de développement.

La gouvernance - et je récuse pour ma part l'utilisation en Arabe du terme hakymia en raison de sa connotation théologique évidente, pour utiliser le terme hosn ettessyir - peut être définie comme l'exercice de l'autorité politique, économique et administrative pour gérer à tous les niveaux les affaires d'un pays. Elle comprend, de ce fait, les mécanismes et les institutions au moyen desquels les citoyens et les divers groupes articulent leurs intérêts, exercent leurs droits, assurent leurs obligations et négocient pacifiquement et conformément à des lois leurs différends et leurs conflits en s'efforçant de donner une chance égale à toutes et à tous.

En d'autres termes, il s'agit des processus de modernisation de l'autorité de l'administration et des institutions susceptibles de permettre à tous les acteurs (État, secteur privé et société civile) de participer effectivement à l'élaboration et à la mise en oeuvre des décisions au niveau politique, économique et social.

Cette approche se fonde sur six critères : la primauté du droit et l'application impartiale de la règle de droit, la participation directe par le biais d'institutions légitimes et démocratiques, la transparence, l'équité et l'égalité des chances d'hommes et de femmes bénéficiant des attributs de la citoyenneté, l'efficacité et l'effectivité avec comme corollaire la promotion d'une éthique du service d'intérêt général et enfin la responsabilisation (imputabilité ou culture du rendre compte). Sur cette base, les stratégies de lutte contre la pauvreté - en tant qu'atteinte majeure au droits humains - s'inscrivent dans le cadre des Objectifs du Millénaire pour le Développement.

4. La promotion des droits humains en particulier les DESC et la lutte contre la corruption

La aussi je serai extrêmement rapide et je me permets de vous renvoyer à la communication que j'ai faite sur les droits économiques, sociaux et culturels (DESC) le 26 juin 1999 aux Rencontres internationales de Paris intitulées « La dictature des marchés ? Un autre monde est possible » (cf. site de l'association ATTAC-France) [NDLR. L'auteur fait référence aux Rencontres organisées du 24 au 26 juin 1999, à l'initiative d'ATTAC, du CADTM, de la Coordination contre les clônes de l'AMI, de DAWN et du Forum des alternatives, et à son document distribué en séance].

Quant à la corruption, il s'agit d'un axe majeur dans la mesure où dans l'ensemble de nos pays, la privatisation de l'intérêt public, sinon de l'État lui-même avec la multiplication des passe-droits, de la corruption, des relais et des clientèles privées liées aux plus hautes sphères du pouvoir, constitue un phénomène aux implications nationales et internationales qui entravent tout effort de croissance et de développement.

Je me permets là aussi de vous renvoyer à un autre de mes articles, « L'exception tunisienne de "transparency international" », paru dans le bulletin DEBT de décembre 2003 publié par l'Association des contribuables tunisiens pour la lutte contre la corruption et la mal gouvernance (ACTLMG) [NDLR. L'auteur fait référence à un autre document diffusé en séance].

5. Le lancinant problème des investissements et les mirages des institutions financières islamiques

Les quatre premières sections de ce développement relatif à l'économique et au social sont d'une portée générale et la référence spécifique aux États et aux sociétés des pays d'islam, ou à majorité démographique musulmane, n'a concerné que l'objection quant à la traduction de la gouvernance par hakymia. On aurait pu aussi évoquer la nécessité de mettre en oeuvre des politiques d'amélioration de la gouvernance, de lutte contre la pauvreté et contre la corruption en évitant le piège qui consiste à exonérer de toute sollicitation et de toute contrainte les personnes physiques et morales qui se contentent de mettre en avant leurs obligations en matière de zaket (la contribution fixée par l'« autorité » religieuse en quelque sorte comme « impôt de solidarité »).

À une certaine échelle de fortune, la zaket constitue une contribution dérisoire et surtout un alibi pour s'exonérer, partiellement ou totalement, de la nécessaire fiscalité profane, séculière et procédant d'un choix significatif de justice sociale.

L'ultime élément de réflexion que je soumets à votre attention pour que nous puissions le méditer ensemble au niveau des contraintes économiques, concerne le lancinant problème de l'attractivité des investissements et ce que j'ai qualifié de mirages des institutions financières islamiques (IFI).

Dans nos pays les investissements privés et institutionnels des pays arabes et/ou musulmans bénéficiant de la rente pétrolière sont sollicités avec insistance, ce qui est tout à fait logique. Leur rôle, au cours de la période de transition démocratique, peut être important.

Premier Problème : si les apports des groupes financiers de la Péninsule et du Golfe ont souvent été bénéfiques et spectaculaires, l'évolution récente et un certain nombre de dérapages suscitent une vigilance accrue.

Nous observons, en effet, la multiplication des déboires, ici et là, de groupes saoudiens. Le choix de domicilier leurs supports financiers dans les franchises fiscales, notamment les Îles Caïman, jadis considéré comme un moyen d'optimiser les gains est de plus en plus interprété comme une fuite en avant et un moyen d'échapper aux contraintes d'exécution de jugements prononcés contre eux.

À cela s'ajoutent les conséquences des investigations menées après les attentats du 11 septembre 2001 qui ont abouti à la mise sous surveillance, voire au blocage, d'avoirs et de liquidités importantes dont les détenteurs sont soupçonnés, à tort ou à raison, d'avoir délibérément entretenu une grande opacité quant à la destination d'une partie de ces capitaux recyclés dans les « zones grises » du blanchiment, aux fins de financer, sous couvert d'engagements philanthropiques et caritatifs, des activités suspectes. Sur ce plan, il convient d'être extrêmement prudent et d'éviter les amalgames et les accusations non fondées.

Les scandales révélés au Maroc concernant la dérive d'un des fleurons de ces groupes, le conglomérat saoudien Dallah Al Baraka du Cheikh Salah Kamel, très connu en Tunisie, nous interpellent toutefois avec insistance (cf. les nombreux articles dans la presse marocaine et notamment le reportage du 11 décembre 2004 de l'hebdomadaire Tel quel intitulé « Enquête sur une imposture »).

Second sujet de préoccupation de réflexion : l'évolution des institutions financières islamiques (IFI). Là aussi l'évocation sera rapide et mon souci est d'éviter que mes remarques servent de prétexte à une controverse stérile.

    1. Le principe de base des IFI est connu : il faut éviter tout recours à l'usure et donc aux prêts avec intérêts. Dans le contexte économique et social d'émergence de l'islam, ce souci était des plus louables pour limiter les ravages provoqués par des usuriers cupides et n'hésitant pas à fonder leur richesse sur le désarroi de populations sédentaires, et même nomades, soumises aux aléas agricoles et commerciaux d'une nature peu clémente.

    2. À partir de là, il est évident qu'entre cette situation et celle d'un système fondé sur le loyer de l'argent encadré par des procédures légales, aucune comparaison n'est possible. Et, de fait, l'usage du crédit bancaire commercial s'est généralisé au cours des décennies écoulées, ne suscitant que quelques protestations isolées aussi violentes que démagogiques.

    Les IFI aspirent à apporter une solution à ce dilemme. Au fil du temps, des techniques ont été mises au point à partir des formules traditionnelles d'échange, réputées exemptes de toute forme d'usure.

    3. En réalité, il s'agit d'habillages assez habiles, fondés pour l'essentiel sur le crédit-bail ou leasing. Sur ce plan, le débat n'est pas nouveau. Les dénégations offusquées et les anathèmes ont jusqu'ici très peu convaincu les partisans d'une normalisation qui écarte la référence au sacré dans ce domaine primordial de l'activité économique et sociale.

    Il se trouve cependant que, sorti de l'activité domestique où les faux-semblants continuent de faire illusion, tout le mode du fonctionnement des IFI, en amont et en aval de cette activité, est tributaire du système bancaire international fondé sur le taux d'intérêt, quand il n'est pas engagé dans les zones grises du non droit des franchises fiscales (des petites îles du Pacifique notamment). C'est ce système opaque, extrêmement flexible et peu contraignant, qui a prévalu au détriment d'autres façons plus transparentes de faire fructifier ses capitaux.

    4. Longtemps marginal, le système des IFI s'est beaucoup étendu depuis 25 ans. Le Congrès mondial des banques islamiques s'est tenu à Manama (Bahrein) le 12 décembre 2004, sur le thème de « l'évolution des prestations et la garantie d'un développement durable dans un marché mondial marqué par une concurrence croissante » (cf. le quotidien Al Hayat, publication à capitaux saoudiens paraissant à Londres, des 13 et 14 décembre 2004). « Les investissements des IFI se chiffrent à 400 billions de dollars US, leur capitalisation et leur taux de liquidité étant supérieur à ceux de leurs homologues classiques », pouvait-on lire dans les documents publiés à cette occasion !

    Ainsi donc, l'insertion dans le marché financier mondial est non seulement bel et bien réelle, mais elle répond, ce qui est évident, aux normes capitalistiques de ces marchés. Et on est loin du discours vertueux sur « le bannissement de l'intérêt » !

    5. Dans le même temps, l'inquiétude pointe puisque, par delà les précautions oratoires, force est de constater que les pertes en termes d'écritures liées aux fluctuations de la monnaie américaine sont de l'ordre de 20 billions de dollars US, et que les titres en circulation au niveau des IFI, dont les relations avec les fonds de pension américains notamment ne sont pas insignifiantes, ne représentent que 4 billions de dollars US sur un total mondial de circulation de titres supérieur à 3,5 trillions de dollars US.

Débat donc sur habillage éthique et théologique, insertion capitalistique prononcée, vulnérabilité par rapport aux fluctuations du dollar US et rôle marginal au niveau de la circulation des titres : le bilan est sujet à caution et le mirage des IFI est d'autant plus trompeur que nombre d'entre elles se trouvent aujourd'hui mêlées, pour certaines probablement à leur insu, à des activités pour le moins controversées.

Autant de raisons qui incitent en tout cas à une vigilance accrue.

 

Khemaïs Chammari
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