C
'est sous la double signalétique de la consommation de leurs désaccords et de leur mise en garde-à-vous sous la
férule de l'OTAN, que les émissaires d'une vingtaine de « dictatures arabes » - selon l'expression réitérée
d'Antoine Sfeir, expert de la région - se sont rendus à reculons à Rabat les 11 et 12 décembre, où devait se
tenir le Forum de l'avenir pour les réformes politiques dans le « Grand Moyen Orient ».
Expression de la plus grande discordance, le 7 décembre en effet l'imprévisible guide de la révolution libyenne
annonçait son désistement de la présidence de l'Union du Maghreb Arabe (UMA), déjà fragilisée par des tensions
bilatérales : le Maroc et l'Algérie n'avaient-ils pas posté leurs troupes en vis-à-vis, le long de leur frontière
commune, en raison de divergences sur le Sahara ? Quant à la Mauritanie aux prises avec de présumés comploteurs,
n'accusait-elle pas la Libye de tentatives de subversion ? Le colonel Kadhafi pour sa part déplorait, en se
retirant de la présidence de l'UMA (dont le dernier sommet date de 1994 !), le non-respect de la charte de cette
organisation. Plus explicitement, le chef de l'État Libyen s'indignait de manoeuvres communes de quelques-uns de
ses partenaires avec Israël, sous le commandement de l'OTAN.
Seconde signalétique, c'est un fait qu'à la même semaine, les ministres des affaires étrangères arabes (Jordanie,
Égypte, Maroc, Tunisie, Algérie) se réunissaient à Bruxelles avec un ministre israélien et des membres de l'OTAN.
Le chef d'État major secrétaire général de cette organisation proposait même une forme de partenariat dans le cadre
de la lutte anti-terroriste tout en ordonnant des manoeuvres militaires communes en Méditerranée.
Les réticences à l'égard d'Israël tout autant que l'achèvement de la besogne américaine en Irak expliquent pour
l'essentiel que le Forum de l'avenir ait été si mal accueilli par les populations, prétexte sur lequel
s'appuient les gouvernements pour ne pas aller aux réformes et à la démocratie qui devaient être au départ l'objet
du Forum.
À chacun toutefois ses alibis. Car, on le sait, le projet du Grand Moyen Orient (GMO) est dans les tiroirs de la
Maison Blanche depuis plus longtemps que l'occupation de l'Irak. Sans doute cette dernière n'en est-elle qu'une
pièce maîtresse avec la tripartition, un temps envisagée, du Royaume d'Arabie. La guerre d'Afghanistan, mettant un
baume sur la plaie du 11 septembre, permettait de dessiner le point d'appui de l'arc oriental du GMO dont la pointe
occidentale s'achève en Mauritanie.
Il s'agit de l'arc du pétrole qui traverse l'Iran, les pays du Golfe, le Sahara et flirte avec ses riverains,
Niger, Mali, Nigeria et Soudan (Darfour). Des grands gisements asiatiques aux poches pétrolifères s'aventurant
jusqu'au Golfe de Guinée, il n'y a pas de doute, c'est la trajectoire de l'or noir sans oublier quelques métaux
précieux ou quelques alliages pour vaisseaux sidéraux. Tel est le contexte des conflits asymétriques, des
résistances larvaires, des interventions humanitaires (le Darfour émergeant à la conscience ainsi que les courses
poursuites dans le désert contre le groupe salafiste GSPC plus haletantes que les Paris-Dakar [NDLR. Voir en
rubrique International des précédents numéros d'Alternatives citoyennes]).
Sans doute les conflits ethniques, les guerres civiles, les affrontements fratricides ne sont-ils pas une invention
de l'Occident - bien qu'ils soient un héritage du découpage colonial - pas plus qu'une fécondation in
vitro après insémination pernicieuse, à l'initiative du GMO.
Les cultures locales, les haines tribales et les rivalités claniques sont bien du terroir d'où sort un pouvoir
pétri de ces maux-là. Aussi, d'une certaine manière le projet du Grand Moyen Orient chaperonné par le G8 (les 8
pays les plus nantis) et abâtardi au Sommet de Sea Island, n'a-t-il plus pour objet que de remettre un peu d'ordre
dans ce bourbier anachronique. Comment, sinon, le capitalisme financier pourrait-il s'y déployer et la
mondialisation libérale y injecter ses investissements privés ou gagner de nouveaux marchés ?
Voici donc pourquoi cela arrangeait tout le monde que le projet du GMO, fut-il édulcoré, remise les réformes
politiques laissées à la « spécificité » volontariste de chaque pays, au profit des réformes économiques.
D'ailleurs, les 11 et 12 décembre au Forum de Rabat, planchaient aux côtés des ministres des affaires
étrangères, les ministres des finances.
À la bonne heure quand même, un programme économique s'y dessinait, où l'aide aux PME, sur la base de micro-crédits
et d'une politique de fondations pour le financement de petits projets, s'énonçait comme « une politique de
développement ». À petits pays, petits projets !
Mais l'appel à l'annulation de la dette y demeurait un voeu pieux. Tout de même, l'appui à la lutte contre
l'analphabétisme, à l'émancipation des femmes par l'instruction et par le travail ainsi qu'à la formation
professionnelle plus qualifiante ne pouvaient qu'être bien reçus.
Aussi le Forum de l'avenir I de Rabat, appelé à se reproduire à Bahreïn, était-il plus une esquisse et un
test. Annoncé au pas de charge par George W. Bush, échu au Maroc à l'occasion d'une réunion à l'ONU en septembre
2004, ce projet a quitté sur la pointe des pieds la terre du principal allié maghrébin de Washington, le monarque
marocain se trouvait du reste en vacances à Saint-Domingue au même moment. C'est dire combien ce vaste plan
néocolonial, fut-il subtil, dérange et peut devenir un sujet qui fâche. Reçu avec des protestations, des
manifestations de rues et des titres hostiles dans la presse, il fut la dernière mission du chef du département
d'État, Colin Powell, qui aura donc tout raté. Car à jouer à la colombe dans un régime de faucons, on n'en est que
le pigeon.
Dans cette transition claire-obscure de l'après 11 septembre, où le deuil a étendu sa bannière étoilée et le
fanatisme son grand drapeau noir, les mouvements démocratiques, qui manquèrent jusqu'ici de panache, se retrouvent
des ailes. Bien qu'elles n'y consentent pas, les sociétés civiles arabes, les Ligues des droits de l'homme, la
plate-forme euro-méditerranéenne [1] (qui déclare être allée à Rabat avec les réserves d'usage) reconnaissent à ce
risque d'une hégémonie américaine, quelques onces de bénéfice. Car les dictatures tremblent et acquiescent aux
réformes, quelquefois les anticipent comme en Libye. Certes il y a quelque chose d'irrecevable à une domination qui
se ferait plus avenante sous les habits neufs de l'ingérence démocratique, surtout américaine, quant on sait quel
sens les USA donnent à leur interventionnisme depuis 50 ans. Cette ingérence, on la préférerait européenne dans un
apprentissage du voisinage venu conjurer la peur de l'Autre. Mais l'Europe, hélas ! ses opinions publiques montrent
avec la Turquie que le rejet est bien partagé et que les haines sont viscérales des deux côtés de la Méditerranée.
Peut-être même plus du côté Nord que du Sud où la détestation n'est que le refus de la domination.
Pourtant, comme une espérance, à la demande d'Europe et peut-être à la demande d'Amérique, de la grande Amérique et
non de la martiale, il y a dans la jeunesse, chez les femmes, les intellectuels et les artistes, une demande de
démocratie, reconnue dans une éthique universelle, choisie, revendiquée et assumée, comme un engagement résolu dans
la marche du siècle.
[1] Les différentes expressions de la société civile arabe, dont la tunisienne, ne se sont pas accordées sur
la présence à Rabat. Sur Internet, des commentaires émanant de la « plate-forme euro-méditerranéenne » déplorent
cette « guerre de tranchées » et proposent d'en arriver à un consensus pour un agenda de la société civile sur ces
questions abordées au Forum de l'avenir.