Alternatives citoyennes
Des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Numéro 12 - 27 novembre 2004
Société
Jeunes
Lettre réponse à Rym, étudiante à Paris

 

M algré la règle que s'est fixée Alternatives citoyennes de ne pas reproduire des articles déjà publiés ailleurs, en ligne ou non (sauf lorsqu'il s'agit de documents utiles à la compréhension d'un débat), nous avons accepté d'inclure dans ce numéro un article qui nous a été adressé de manière anonyme par son auteur, parce qu'il répond à un article publié dans le précédent numéro, poursuivant ainsi le débat sur l'important sujet du désengagement des jeunes de la vie politique.

Nous avons supprimé certains passages (ces suppressions étant indiquées dans le texte), soit par simple souci éditorial, soit parce qu'ils constituent à nos yeux une accusation généralisée contre un corps constitué, la police, à laquelle sont imputées des violences précises et graves, notamment à caractère sexuel, cette accusation étant livrée à notre rédaction sans preuve et sous anonymat. De plus, nous n'avons pas souhaité cautionner en la reproduisant une dénonciation, également anonyme et sans preuve, de certaines pratiques pouvant certes avoir cours en faculté, mais dont la généralisation tout à fait excessive nous semble préjudiciable à la majorité des étudiants, enseignants, et autres personnels des universités qui méritent le respect.

Outre qu'elle participe de l'effort vers une expression libre, l'écriture assumée sous son propre nom demeure à nos yeux un excellent exercice vers un sens des responsabilités accru. Nous y encourageons nos contributeurs, tout en comprenant et respectant leurs soucis et craintes quand ils nous demandent l'anonymat.

La rédaction

Chère Rym,

Nous ne nous connaissons pas et pourtant j'ai l'impression de tellement te connaître. Pas parce que dans ton article tu te mets beaucoup à nu mais parce que je me suis reconnu dans tes paroles. De plus, nous avons certains points communs dont ceux d'avoir « fuit » la Tunisie pour la France et d'y suivre des études de Lettres (sauf que dans mon cas, je les suis par correspondance et j'assiste à des cours d'Arts plastiques). Mais je ne t'écris ni pour énumérer nos points communs ni encore moins pour parler de moi. Je t'écris parce qu'en plus de m'avoir touché et ému, ton article m'a aussi frustré pour ne pas dire carrément révolté. Révolte non dirigée vers ta personne ou tes paroles mais vers ce qui a pu conduire une personne qui me semble si intelligente et brillante que toi, une personne cultivée et sensible au sort de ses semblables, à finir par le constat que « l'avenir politique de la Tunisie c'est l'affaire des retraités ».

D'ailleurs cette phrase témoigne à mon humble avis et sans vouloir t'offenser que tu es l'exemple type de la schizophrénie dont tu parles parce que tout ce que tu as dit avant était indirectement de la politique. Autre exemple quand tu dénonces des clichés relatifs à notre pays pour ensuite tomber dans d'autres clichés tout aussi écoeurants en parlant du Ramadan : appel à la prière, zlebia et café turc. S'il te plait, chère Rym, ne te méprends pas sur ce que je viens de dire, tout ce que je veux c'est réagir subjectivement à tes mots sans me faire nullement l'apôtre d'une quelconque vérité, tout ce que je veux c'est entamer avec toi un dialogue si tu le veux bien.

Avant d'entrer dans le vif du sujet laisse-moi ajouter encore [...] que j'écris instinctivement mű par un besoin de te parler comme tu m'as parlé, sois patiente et indulgente avec ma pensée qui vagabonde et te dit ses réflexions et ses maux au fur et à mesure de sa promenade.

Oui, comme des milliers d'étudiants, d'étudiantes, j'ai connu les matraques et les gaz lacrymos, comble de l'horreur, au sein même des facs. J'ai connu à l'image des Palestiniens, les jets de pierres et les contrôles d'identité aux check points à l'entrée de nos facs et l'humiliation quotidienne des policiers qui au meilleur des cas ne font que vous saper le moral ou vous empoisonner la journée. Des policiers qui n'ont parfois que quelques années de plus que vous, qui viennent de la même couche sociale, qui vivent la même misère et le même désespoir mais que le lavage de cerveau étatique [...] et l'abus du pouvoir engendré par l'uniforme rendent des bêtes sauvages assoiffées de violence et aveuglées par l'impunité. [...] La police qui au lieu de protéger le citoyen et de le servir, l'asservit et le terrorise[...]. La police qui est devenue une véritable mafia au-dessus des lois et en dessous de la terre, de l'honneur et de la légitimité, avec l'approbation du gouvernement pour lequel elle réprime et torture. Voilà comment la police est devenue notre force d'occupation. Voilà comment, à la différence des Palestiniens, nos ennemis sont nos propres frères. Car les 130 000 policiers semés au milieu du peuple comme de la mauvaise herbe sont les germes d'une guerre civile.

Oui, comme des milliers d'étudiants et d'étudiantes, j'ai connu l'incommensurable désillusion face à notre enseignement supérieur. L'échec total et absolu de l'orientation (qui m'a fait personnellement perdre une année de ma vie), l'impossibilité de suivre deux cursus en parallèle, le niveau catastrophique des étudiants (arrivés par exemple en deuxième année Lettres et Langue Françaises et disant « le » strophe et « la » paragraphe ou en deuxième année aux Beaux-arts et n'ayant jamais entendu parler de Degas entre autres calamités), le niveau encore plus catastrophique des études elles-mêmes (qui m'ont fait personnellement perdre deux années de ma vie car avec un DUEL tunisien je n'ai pu être accepté qu'en première année de DEUG en France). [...]

Sans parler de la sclérose intellectuelle de tout ce beau monde, les cafétérias étant perpétuellement plus remplies que les bibliothèques et quand celles-ci se remplissent un peu en période d'examens, c'est pour la plupart du temps devenir des cafétérias. Sans parler de l'aliénation sociale et politique, la superficialité et l'artificialité des rapports humains, notamment celles des « couples ». Quand je pense que c'est l'âge de la découverte, de la curiosité, de l'enchantement, notamment amoureux, puis quand j'entends les pseudos histoires de mes ami(e)s, j'ai envie de gerber, il n'y a pas d'autre mot. Ce ne sont dans la grande majorité des cas que de faux rapports basés sur le mensonge et l'hypocrisie et mus par des désirs charnels inassouvis et frustrés d'une part et par l'appât du gain et la matière d'une autre et qui resteront infructueux, se terminant généralement par encore plus de mépris sinon de haine d'une part et d'autre vis-à-vis du sexe opposé.

Comme des milliers de jeunes et de moins jeunes, j'ai connu tout çà et puis j'ai fui : la misère, le désespoir, la schizophrénie du peuple et des pauvres, la paranoïa des dirigeants et des riches... J'ai fui il y a bien des années et depuis, je vis dans une très belle ville, je suis un double cursus dans les deux domaines que j'aime le plus, à savoir les arts et la littérature, j'ai exposé et publié et je pense très prochainement pouvoir vivre de mes passions.

Aussi, il m'est arrivé un peu comme toi d'être interrogé sur les causes de mon exil volontaire mais à la différence de toi, en plus de dire que « notre bibliothèque nationale n'a pas été actualisée depuis vingt ans », je rajoute tout de suite après qu'elle contient malgré tout des trésors de la culture universelle qu'ils ne connaissent pas forcément ici, comme les oeuvres d'Averroès, d'El Moutanabi, d'El Maâri, d'El Khanssé, ou d'Ibn Khaldoun, d'Echebbi, de Haddad, de Thaâlbi... et je leur en parle, je les leur fait découvrir. Je leur parle des « jeunes presque vieux ruinés par le tabac, la chicha et la sédentarité » en rajoutant pour ma part l'alcool, le shit et la masturbation, mais je leur parle aussi de ceux qui se battent, de ceux qui créent dans leur petit coin, des étudiants qu'on tabasse, qu'on torture, qu'on viole, qu'on essaie en vain de museler et de réduire au silence sans jamais arriver à les faire plier ni enlever leur liberté intellectuelle et morale, leur soif de justice et d'égalité, leur foi en un avenir meilleur pour le pays. Je leur parle de l'effroyable misère de certains quartiers et je leur explique qu'elle est due à l'obscène engraissement de certaines familles mafieuses qui les volent et les spolient et les exploitent. Je leur dis les maux de beaucoup mais aussi leur cause, qui ne sont pas fatales ni irrémédiables. Et je finis par leur faire poliment remarquer qu'ils ont une part de responsabilité dans cette situation car leurs gouvernements sont trempés jusqu'au cou dans ce drame.

Au contraire de toi, Rym, je n'ai pas la nostalgie du festival de la Médina qui propose le même programme depuis des années, ni de l'appel à la prière car je n'ai plus la naïveté ni la malchance d'être encore croyant, ni celle des zlebia car je n'ai jamais aimé les manger, ni des cafés turcs avec les amis en rêvassant car j'ai arrêté de rêver il y a bien longtemps pour vivre dans l'action, l'engagement et la résistance, seuls capables de faire changer les choses. Moi aussi je ne dirai rien de la « mascarade électorale » car tout a été dit sur ce sujet.

Je finirai cependant par te dire modestement que tu te trompes totalement : l'avenir politique du pays est l'affaire des jeunes. L'avenir appartient à ceux qui ont encore le temps de le construire à leur guise, à ceux qui prennent le temps de changer le présent. Mathématiquement, le futur appartient à ceux qui ont le moins de passé que les autres. L'avenir du pays est entre nos mains. Si tu crois le contraire, tout ce que tu récolteras c'est une situation pire que la présente, tout ce que tu laisseras à tes enfants, c'est un présent plus invivable que celui que t'ont laissé tes parents et que tu as condamné toi-même. Que répondra-tu à tes enfants quand ils te diront « J'en ai marre, je veux partir d'ici, c'est un pays de merde ». Que leur dira-tu lorsqu'il te demanderons « Pourquoi c'est comme ça ? » ? Tu crois que « Parce que je buvais du café turc avec des amis en rêvassant » est la réponse qui les rendra fiers de leur mère ? Qui leur donnera du courage pour affronter les épreuves et les dépasser ? Que répondrons-nous à l'Histoire ?

Réveille-toi pour réaliser tes rêves, sois réaliste, demande l'impossible. Que tu le veuilles ou non, l'avenir politique du pays, c'est ton affaire, c'est mon affaire, c'est l'affaire de tous et surtout celle des jeunes car nos grands-parents ont failli, nos parents ont failli, nos opposants ont failli. Il nous faut faire et ne pas faillir. C'est parce que les retraités ont fait comme toi à ton âge que nous sommes dans la situation actuelle, alors ne pense pas que c'est leur affaire maintenant qu'ils approchent de la mort, et surtout ne fais pas la même erreur, la même bêtise, la même horreur qu'eux. Et si nous faillons aussi, nous verrons certainement nos enfants triompher car nous aurons préparé le terrain pour eux, nous aurons éclairé le chemin que prendront leurs pas. Car nous leur aurons transmis notre foi. Car quand ils nous questionneront, nous leur répondrons : « Nous pouvions le faire mais nous voulions vous laisser cet honneur, ce bonheur de libérer notre pays ». Ils auront alors la force au fond des bras et le feu au fond des yeux pour nous offrir une mort digne et sereine parce que nous aurons connu ce que c'est que la liberté, parce que nous serons enterrés dans une terre libre. [...]

 

Orar
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