L
a vie en Tunisie est un long oued tranquille. Le régime Ben Ali a bien de la chance que Ramadan soit un mois béni.
Tout à leur jeûne, aux collations, aux trawih et sahriet subséquentes, à une religiosité festive, les tunisiens ne
se sont pas alarmés de la façon dont s'ordonnait, pour la quatrième fois, une nouvelle mandature. C'est à peine si,
au lendemain du vote, ils se tiennent au courant des résultats. Un haussement d'épaules devant l'éternel
recommencement : décidément, les élections leur ont été un non évènement. En revanche, les élections
américaines, le sinistre achèvement de la destruction de l'Irak et, avec la mort d'Arafat, la cause palestinienne
qui doit être à peu près la seule vraie passion tunisienne, mobilisent les esprits, échauffent les conversations,
tiennent en haleine l'opinion publique. Mais la sanction des urnes avec ses chiffres surréalistes pour l'équipe qui
gagne inévitablement, « mella dhahka » (comme dit une banderole entraperçue au Passage), « quelle
mascarade », non franchement, ce n'est pas du beau jeu.
Alors, la presse unanime aura beau convaincre d'un taux de plus de 90% de participation, les Tunisiens, eux, savent
et ne se fâchent même plus qu'on tente de les prendre pour des cons, tellement ça ne marche plus.
Bide
Cet énorme bide d'élections ignorées par la population donne donc raison aux partisans de leur boycott.
Aussi, seul mouvement en lice jusqu'au bout à tenir un langage de rupture, l'Initiative Démocratique (ID)
enfonce-t-elle des portes ouvertes à consigner l'inventaire des irrégularités dans les quelques bureaux où ce
mouvement a pu recueillir quelques observations fiables. Car, crier au loup après s'être sciemment jeté dans sa
gueule et accepté des députés « sélectionnés » dans le cadre d'un « multipartisme de façade »
que l'ID dénonce, est-ce bien cohérent ? Sauf à poursuivre un autre objectif que la recherche d'une visibilité
politique.
De même, la valse-hésitation du PDP s'achevant par un retrait, sur la foi d'entraves réelles mises à sa campagne,
ne convainc pas d'avantage d'une stratégie politique claire. Personne ne doute du bien fondé des protestations mais
comment en eut-il été autrement dans le cadre d'un système verrouillant les espaces, la législation et les
esprits ?
On peut respecter l'analyse du discours médiatique et des espaces et temps de parole réalisée par la Ligue
tunisienne des droits de l'homme (en collaboration avec une ONG danoise), mais cet exercice très académique n'a de
sens qu'à propos des médias d'un État de droit et non pas à propos de la propagande qui, à longueur de colonnes et
depuis 47 ans, nous tient lieu d'information !
Tout cela est beaucoup d'énergie pour prêcher des convaincus et pour fournir quelques éléments tangibles de la
contrefaçon à quelques médias internationaux chargés de répercuter auprès du public étranger que non, vraiment non,
la Tunisie n'est pas un pays démocratique.
À l'étranger, tout le monde s'en moque pourvu que le rivage tunisien puisse rester la destination balnéaire des
petites bourses et que le marché tunisien puisse demeurer pour quelques mois encore un centre rentable de
délocalisation.
Semonce
De toutes façons, en l'état de fermeture du système, il eût été étonnant que quelques énergies démocratiques
puissent le fissurer. N'était, à l'évidence, la semonce discrète émanant du Département d'État américain qui
sermonne le pouvoir tunisien pour n'avoir pas ouvert plus largement des espaces de libertés. C'est autour de ce
noeud là que tente en fait de se structurer une dynamique de résistance. Le projet de grand Moyen-Orient n'avait-il
pas déjà émoustillé un certain nombre d'acteurs de la société civile qui avaient cru y découvrir une opportunité
pour ouvrir une brèche dans le système d'État totalitaire tunisien, que d'autres disent dictature ? Les nombreuses visites de responsables américains, l'ouverture à l'ambassade américaine de Tunis du Centre
de partenariat pour le Proche-Orient et le zèle d'institutions américaines dont un institut reaganien pour formater
le cerveau de nos journalistes et de nos femmes avec la diligente coopération de l'Institut arabe des droits de
l'homme (de Taieb Baccouche) et du Centre Kaouther pour la femme arabe (de Soukeina Bouraoui) sont
autant de signes d'un encouragement des USA à une évolution « tranquille » vers la démocratie. La
promesse d'un accord de partenariat commercial des USA avec la Tunisie (comme déjà avec le Maroc) sert d'aiguillon
dans ce sens.
Il n'est pas sûr toutefois que le bon peuple, au nom duquel se déploient ces nouvelles énergies, s'accommode de
l'injonction incitatrice de cette pax americana qui, s'épandant sur le monde arabe, y entraînerait un
déblocage démocratique. Mais les élites étouffées depuis des décennies dans leurs aspirations à une gouvernance
rationnelle moderniste s'engouffrent dans cette voie étroite, fût-ce sous le parapluie américain, à défaut d'une
protection européenne si longtemps ambiguë et parcimonieuse, sans parler de la burlesque, de l'incongrue
intervention de Jacques Chirac, en décembre 2003, au sommet 5+5 de Tunis, congratulant le si démocratique régime
tunisien. Du reste, l'Europe veut bien soutenir une évolution démocratique mais pas à partir d'une poussière
d'individus non organisés...
Ralliements
Est-ce faire injure au récent engagement démocratique dans la bataille électorale que de le cadrer dans un tel
contexte et peut-on lui faire reproche d'avoir saisi cette opportunité ? C'est pourtant en fonction de cette
nouvelle donne géopolitique que peuvent aussi se comprendre des alliances surprenantes et des revirements
inattendus, des jonctions opportunes et des recompositions du panorama de l'opposition au pouvoir.
Dans une vision de surplomb, on peut risquer l'hypothèse d'un remaniement positif du rapport de forces en faveur de
l'opposition démocratique sous l'effet d'une manne providentielle, face à un pouvoir qui, malgré une large
victoire, fait profil bas, à telle enseigne qu'au bout du compte, un pouvoir XXL et une opposition
démocratique poids plume pourraient peut-être s'atteler à des négociations.
Dans une vision de détail, le nez sur l'échiquier, le grenouillage le dispute à l'élan fédérateur.
Car l'Initiative Démocratique se place au centre de ce nouveau dribble politique. De fait, elle semble en
avoir les atouts, mais qu'elle doit en partie à la pression exercée sur elle par les partisans du boycott, ces
derniers forçant l'ID à radicaliser son discours, dès lors plus attractif. Désormais sur la touche, le FDTL de
Mustapha Ben Jaafar, le PDP de Nejib Chebbi et même le CPR de Moncef Marzouki, qui viennent apparemment de
comprendre les nouveaux mécanismes, veulent rentrer dans le jeu, pris de vitesse par la coordinatrice du CNLT,
Sihem Ben Sedrine, qui est un parti à elle toute seule et manifeste un vif talent dans le repositionnement.
L'ID, qui a un peu la grosse tête depuis son meeting réussi à la bourse du travail, entend bien garder le contrôle
du ballon, désormais dans son camp.
Questionnements
Mais dès lors surgissent dans le détail du jeu un certain nombre de questionnements.
D'abord, les caciques de l'appareil d'Ettajdid lâcheront-ils du lest et céderont-ils le pouvoir de
décision aux indépendants qui ont réalisé une opération sauvetage de ce parti en espérant un renouvellement de sa
direction ?
Ces mêmes indépendants, si différents, maintiendront-ils sur la durée un consensus dont n'émerge pour l'instant
aucun vrai leadership, faut-il le regretter ? Particulièrement, comment les tendances diverses qui forment
l'ID apporteront-elles, au-delà des lignes générales de leur Manifeste, des réponses d'une seule voix à ces graves
questions que sont les privatisations, la flexibilité du travail, la déprotection sociale, l'abandon des grands
services publics, la cession des entreprises nationales de distribution de l'eau, de l'énergie, du transport, la
compétitivité d'entreprises obtenues au moindre coût salarial, sans parler de l'énorme enjeu culturel de la
laïcité ?
C'est d'ailleurs ce grave débat qui menace aussi l'intégrité du PDP, considéré comme le plus grand parti légal
d'opposition mais aussi parti attrape-tout, et dont une frange moderniste pourrait lâcher le noyau central familial
et le capitaine du navire, bien qu'il ait su toujours, d'atermoiements en conciliation ou rupture, maintenir la
barre ?
Le Forum de Mustapha Ben Jaafar, rétracté, pourra-t-il devenir un partenaire suffisamment sérieux au regard de l'ID
qui le jauge de haut ? Le PCOT du hiératique Hamma Hammami descendra-t-il dans l'arène ou se contentera-t-il
d'une Intifada sur les bords ?
Dans quel état se retrouve le CPR de Moncef Marzouki, qui semble prendre ses distances du mouvement
Ennahdha, à moins qu'il ne soit lâché par lui après un évident rapprochement ?
Dans quelle négociation serait entré avec le pouvoir le leader d'Ennahdha, Rached Ghannouchi, qu'un
certain nombre de militants islamistes de son propre parti désavouent et appellent à la retraite ?
On n'en finirait pas d'énumérer les interrogations soulevées ici et là par différents retournements ou par
l'exaspération de bases contre des leaderships usés et sclérosés. Et jusqu'au RCD où la vieille garde semble
s'inquiéter d'un vent de réformes plus ou moins forcées qui la délesterait de ses privilèges au profit d'une
technocratie plus libérale, plus rigoureuse, soucieuse d'une meilleure gouvernance dans l'esprit des orientations
de la Banque Mondiale et qui vient d'intégrer le gouvernement.
Favorisé par un deus ex machina, ce glissement travaille vers une vie institutionnelle plus normalisée et
prendra dans ses prémices le temps d'une mandature. Mais tant de difficultés à venir, particulièrement économiques,
peuvent le contrecarrer.
D'autant qu'à la faveur de ces difficultés et du contexte international, un mouvement social et culturel
réactionnaire pourrait aussi détourner cette évolution vers un conservatisme passéiste.
À l'horizon de ces périls, chacun s'accorde à l'urgence d'une structuration du mouvement démocratique autour de la
consolidation des acquis d'une République moderne et progressiste, et cela loin des veto, des préséances et des
surenchères où l'on perdrait de vue la Tunisie réelle pour une Tunisie rêvée ou fantasmée. À l'occasion des
élections, chacun y est allé de son programme, vaste profession de foi. Le seul qu'on puisse juger sur pièces, à sa
gestion depuis 17 ans, c'est le pouvoir. Faudra-t-il croire les autres sur parole et donner crédit à une cohérence
consensuelle, quand on sait à quel point les positions des uns et des autres divergent sur ces deux lignes de
rencontre ou de fracture que sont la laïcité et le libéralisme économique ? Les pesanteurs sociologiques et celles de la
mondialisation ne laissent pas de grande possibilité de choix.
Au-delà des artifices, en quoi quelques-uns excellent, et des sacrifices, où chacun laissera un peu de son âme, il
y a des chances pour que cette mobilisation portée par des élites citadines, marquées par leurs histoires, leurs
attaches et leurs positions de classe, n'accouche que d'un centre mou libéral (à la rigueur de gauche façon Banque
Mondiale !) susceptible de dépoussiérer, lustrer et remettre bon ordre et un peu de moralité dans l'état des
lieux autant que de gérer selon les normes de la mondialisation le patrimoine défait de l'indépendance.