L
es résultats des élections présidentielles et législatives tunisiennes d'octobre 2004 avaient beau être
prévisibles, ils laissent quand même un certain goût d'amertume, ajouté à cette colère que provoque l'arrogance
dont le parti qui a mené le jeu électoral témoigne en alignant des chiffres assez surréalistes qu'un taux de
participation d'environ 91,5% et un résultat de plus de 94% pour le président élu et la majorité des sièges
- soit 152 - pour le parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). La
presse tunisienne a bien eu raison de qualifier ces présidentielles de plébiscite ! Quant aux Législatives,
plusieurs jours avant les élections cette même presse dotait le RCD des 152 sièges qu'il a effectivement obtenus au
parlement ! Étrange démocratie que celle qui a l'impudence d'étaler les cartes du vainqueur avant même que la
partie ne se soit - officiellement du moins - déroulée !
Un air de liberté
Il y eut pourtant, durant les jours qui ont précédé ces élections, comme un air de liberté : une véritable
alternative au régime en place s'exprimait, représentée par l'Initiative démocratique (ID), front formé
par le parti Ettajdid (ex-PCT) et des indépendants regroupés sous la couleur du premier. Ce fut la seule
opposition présentant son candidat aux élections présidentielles et ses listes aux élections législatives avec une
alternative politique autonome au RCD et nettement démarquée par rapport aux autres partis politiques en lice.
Cette formation eut le mérite d'identifier les dysfonctionnements, carences et abus du parti au pouvoir depuis un
demi-siècle dans sa gestion de l'État et de la société, de les dénoncer sans ambiguïté et publiquement - dans
les meetings, dans les tracts)programme distribués en grand nombre - et de proposer des solutions pour aller
vers plus de démocratie, de justice sociale et de progrès. Malgré les difficultés et les obstacles rencontrés, l'ID
réussit à faire entendre sa voix et ses propositions au sein des couches de la population auxquelles elle put avoir
accès, qui offrirent une écoute sans doute un peu surprise - on n'imaginait peut-être pas que ce genre de
discours et de propositions existaient en Tunisie ! - mais non défavorable. Mais l'écho le plus probant
fut celui qu'elle rencontra au sein de plusieurs des fractions du mouvement démocratique et de toutes celles et
ceux que leurs luttes portent à penser autrement - syndicats, jeunes, femmes, parti politiques, associations,
intellectuels et artistes. C'est durant le meeting de clôture de la campagne électorale, tenu à la Bourse du
travail le 22 octobre 2004 dans une salle croulant de monde, que l'on put mesurer l'audience qu'avait conquise, en
très peu de jours, cette coalition. Durant près de trois heures, ce soir-là après la rupture du jeûne, la parole se
libéra, on osa y dire ce à quoi l'on aspirait, ce que l'on refusait et sans doute chacun eut-il le sentiment, dans
cet espace apparu comme libéré, que quelque chose ce jour-là était en train de se mettre en marche. Des militants
historiques du mouvement démocratique aux jeunes étudiants de l'UGET, la même émotion passa, le même
enthousiasme : du poète contestataire qui adhéra aux militants politiques - férocement contre l'ID la
veille - qui se rallièrent, peut-être ce jour-là la victoire possible se profila-t-elle...
Pourtant, le 25 octobre, lendemain des élections, tombèrent ces chiffres extraordinaires, contradictoires parfois,
que communiqua la presse officielle. Ainsi, les candidats de l'opposition à la Présidence auraient-ils eu plus de
voix que n'en a eu, aux Législatives, le parti qu'ils représentaient ? Il y aurait donc eu des citoyens qui
auraient voté pour le candidat d'un parti aux Présidentielles mais non pour son parti aux Législatives ?
Ainsi, le degré de responsabilité civique du citoyen tunisien est tel qu'il devance de beaucoup celui des
démocraties les plus avancées puisque le taux de participation avoisinait les 92% ? Ainsi, cette coalition
représentée par l'ID n'aurait-elle réussi, malgré tout le bruit qu'elle aura fait autour d'elle durant la campagne
électorale, qu'à être le dernier de la classe avec un taux de 0,95% aux Présidentielles pour Mohamed Ali Halouani
et seulement trois sièges - durant la précédente législature, le parti Ettajdid avait 5 sièges - au
Parlement ?
Durant la conférence de presse tenue dans un hôtel de Tunis par l'ID au lendemain du scrutin, il fut beaucoup
question de dénoncer les irrégularités nombreuses qui ont émaillé ces élections. Mohamed Ali Halouani insista sur
le fait que le scrutin obtenu était à la fois récompense - pour les partis d'opposition qui n'ont pas dérangé
le jeu du parti au pouvoir - et sanction pour la coalition qui s'est présentée avec une véritable alternative
politique. De son côté, Mahmoud Ben Romdhane, l'un des principaux animateurs de l'ID, a tenu à préciser quant à lui
qu'étant donné la structure politique dans laquelle ces élections se sont déroulées, même l'absence d'irrégularités
flagrantes le jour du vote et ceux qui l'ont précédé - ce qui n'était pas le cas - n'aurait pas empêché
que le jeu ne soit faussé à l'avance puisque le système est celui du monopole du pouvoir qui utilise, entre autres,
sans vergogne les médias pour entretenir, durant plusieurs années et en permanence, un martèlement des esprits.
Ayachi Hammami, premier initiateur de l'ID, démontra que l'empêchement fait aux candidats et aux électeurs de
participer au dépouillement du vote était une violation flagrante du code électoral. Par ailleurs, répondant aux
questions des journalistes sur le programme et les perspectives de l'ID, les initiateurs réaffirmèrent la nécessité
d'occuper la scène politique et d'entamer des luttes pour la démocratisation de la société et des institutions.
Bien que ce jour-là les animateurs de ce mouvement soient resté dans les généralités pour définir leur programme et
leurs moyens de luttes, ce programme existe et a été présenté, dans ses options essentielles, dans le Manifeste du
25 juillet 2004 et dans le Manifeste électoral de Monsieur Halouani - censuré par les autorités à la veille
des élections et empêché donc d'être distribué.
Constats et propositions de l'ID
Tels qu'ils ressortent de ces deux textes, les constats sur le plan de la gestion de la vie politique sont les
suivants :
- un système politique figé et une gestion autoritaire et personnelle des affaires du pays ;
- un Parti-État hégémonique aux privilèges exorbitants ;
- un pouvoir personnel absolu avec un pouvoir exécutif « échappant à tout contrôle du
Parlement » ;
- un appareil sécuritaire omnipotent et une information strictement contrôlée et monopolisée : « tout
est mis en oeuvre pour quadriller la société et l'assujettir, transformer les citoyens en simples sujets obéissants,
réduire la vie politique à un pluralisme de façade en la maintenant dans un cadre formel et étriqué dans le but
d'empêcher l'opposition démocratique et la société civile de jouer pleinement leur rôle ».
Il s'agit donc de proposer des réformes fondamentales urgentes pour réhabiliter le régime républicain par :
- la séparation Parti-appareil de l'État ;
- la séparation des trois pouvoirs et la limitation des prérogatives du chef de l'État ;
- l'indépendance de la justice, la mise en place d'une Cour constitutionnelle indépendante de tous les pouvoirs
et l'abrogation des amendements constitutionnels introduits par le dernier référendum ;
- la révision des législations relatives à la vie politique, syndicale, associative afin qu'elles remplissent
réellement leur rôle d'expression de la société civile et de développement de ses énergies ;
- la libération de tous les moyens d'information de la monopolisation et de la censure ;
- la promulgation d'une loi d'amnistie générale pour tous les détenus politiques avec le recouvrement de tous
leurs droits de citoyens ;
- le droit aux études, à la formation et à l'emploi pour les jeunes ;
- l'abolition de toutes les formes de discrimination contre les femmes, de tout arbitraire, de toute violence
contre elles et la lutte pour la protection de leurs acquis contre toutes les tentatives rétrogrades de remise en
cause ;
- la lutte pour la défense des travailleurs et des catégories sociales marginalisées, de leurs droits à une vie
digne et à un travail décent ;
- la mise en place d'une administration neutre et efficace respectant les règles de la transparence et de l'état
de droit et la lutte contre la concurrence déloyale et toutes les formes de corruption ;
- la valorisation de la culture dans toutes ses composantes par le respect de la liberté de création et
d'expression et la revalorisation de l'Université comme centre de création intellectuelle, scientifique et
culturelle.
Ces propositions ont pour but de réaliser « un tournant démocratique fondamental » faisant de la Tunisie
un « modèle civilisationnel pleinement intégré dans la modernité, la rationalité, la démocratie et les droits
humains » (Manifeste électoral de Mohamed Ali Halouani).
Ainsi l'ID reprend-elle, dans un même programme, ce qui constitua, depuis près de 50 ans, l'essentiel des
revendications non seulement des militants du mouvement démocratique et progressiste mais aussi celui des
regroupement associatifs des étudiants (UGET), des femmes (mouvement féministe et ATFD) des travailleurs (UGTT) et
de nombreuses initiatives à caractère culturel, se plaçant ainsi dans la continuation des luttes démocratiques
menées depuis l'indépendance.
C'est toutefois sur le plan économique que l'ID apporte du neuf par rapport au passé. C'est dans une synthèse
élaborée à partir des travaux présentés en juillet 2004 lors de l'université d'été qu'elle organisa qu'elle
présente son analyse du développement économique et ses propositions de changement.
Développement économique et questions sociales
L'état des lieux de l'économie tunisienne porte pour l'ID sur les constats suivants :
- la régression du taux des investissement durant les trois dernières années (23,8% contre une prévision de
25,9%) avec une décélération du taux de croissance économique d'ensemble (3,7% en 2002-2004 contre une prévision de
5,1%). Celle-ci s'explique par une régression du niveau de l'investissement industriel qui a entraîné un recul des
emplois créés ;
- ce recul des investissements est la conséquence de certains phénomènes, comme la montée d'un secteur parallèle
ne payant ni TVA ni droits de douane et vendant à des prix « défiant toute concurrence toutes sortes de
produits importés » détruisant ainsi les commerces légaux et la production nationale ; l'apparition de
concurrents s'appuyant sur des circuits non transparents ; la perte de l'état de confiance dans le monde des
entrepreneurs « où l'enrichissement rapide et facile de certains est devenu manifeste » ; la
saturation des secteurs traditionnels, l'insuffisance des financements bancaire et leur coût élevé ;
- un système bancaire fragile engagé avec quelques grands groupes et de gros débiteurs. Ce système est marqué
par une forte proportion de créances impayées (19,5% en 2001, taux jugé préoccupant par le FMI et la Banque
Mondiale). Cette situation s'est dégradée davantage en 2002 (21%) et en 2003. L'incapacité du secteur bancaire à
redresser la situation semble s'expliquer par un fort engagement en faveur de groupes et de débiteurs puissants ce
qui a eu pour effet d'évincer les PME de l'accès aux crédits bancaires ;
- la persistance d'un taux de chômage et de sous emploi élevé (de 15 à 16%) non résorbé par la croissance. Les
demandeurs d'emploi et les travailleurs licenciés ne bénéficient pas d'allocation chômage et n'ont pas accès aux
soins de santé ;
- la précarisation de l'emploi : facilité du licenciement des travailleurs, introduction des contrats de
travail à durée déterminée, augmentation rapide du taux des emplois temporaires. Par ailleurs, avec la levée des
barrières douanières pour les produits manufacturés et le développement du commerce parallèle, de nombreuses
entreprises ferment leurs portes et cela va aller en augmentant à partir de 2005 ;
- L'instrumentalisation politique de la lutte contre la pauvreté : malgré un recul considérable de la
pauvreté depuis l'indépendance, le rythme de sa réduction semble s'essouffler à partir de 1985 et marque même, pour
la population vivant au-dessous du seuil de pauvreté, une augmentation à partir de 1995. Il en est de même pour le
taux de la population « économiquement vulnérable ». Or, le recul de la pauvreté dépend de deux facteurs
essentiels : la croissance économique et la politique sociale bien qu'encore faille-t-il que cette croissance
économique se fasse en faveur des pauvres. Sur le plan de l'assistance sociale, la Tunisie n'a cessé de mener une
politique sociale forte et les transferts sociaux ont enregistré un taux de croissance continu. Toutefois, à
l'échelon local, ce sont les cellules du parti qui établissent les listes des bénéficiaires qui sont finalisées à
l'échelon régional par les secrétaires régionaux du parti, d'où le caractère clientéliste de cette politique
d'assistance. Le fond national de solidarité 26-26 dépend directement de la Présidence et est financé par les
dotations budgétaires et des dons, mais aucun document public ne détaille ces recettes.
Partant donc de la conviction que la Tunisie a tous les atouts pour augmenter son taux de croissance et se
rapprocher des pays développés, l'ID estime que, pour parvenir à ce but, d'autres valeurs, d'autres méthodes de
gouvernement doivent prévaloir : le respect du labeur, du droit, de l'égalité, de la liberté, de la dignité
pour toutes et tous ainsi que l'encouragement de l'initiative ; la transparence et l'obligation de rendre des
comptes au niveau des institutions, la responsabilisation et la participation au niveau des citoyens avec le
contrôle des institutions et la lutte contre la corruption. Plus précisément, des solutions sont envisageables
avec :
- un État stratège porteur d'ambitions industrielles ;
- un secteur bancaire assaini et des autorités monétaires plus fermes ;
- un secteur financier plus dynamique et plus transparent ;
- une lutte déterminée contre la corruption et le commerce parallèle ;
- une protection des salariés en vue de garantir un travail décent et une couverture sociale pour les
travailleurs au chômage ;
- un plan national intégré contre la pauvreté et la vulnérabilité économique ;
La réalisation de ces objectifs passe évidemment par les libertés qui permettent le dialogue entre les partenaires
sociaux, la recherche des plans et des solutions les plus adaptées et les moins coûteux. Elle dépend aussi de la
qualité des institutions, de leur transparence et de leur respect des lois, conditions
sine qua non à la
restauration de la confiance des Tunisiens.
Si ce programme paraît particulièrement optimiste, certains initiateurs l'estiment réalisable particulièrement par
l'accroissement du taux des investissements qui paraît être, à leur yeux, la clé de voûte de la résolution des questions les plus
sensibles. Ainsi, selon la synthèse et à titre d'exemple, si le taux des investissements était porté à 30%, le taux
de croissance pourrait atteindre 8%, le taux de chômage pourrait être divisé par deux en l'espace de 5 ans, les
progrès technologiques se développeraient, le niveau des diplômes s'améliorerait, les opportunités d'emploi pour
les jeunes seraient plus nombreuses et davantage conformes à leur formation, le niveau de productivité
s'améliorerait, nous rendant plus compétitifs sur le plan international.
Pour l'ID, cet ancrage dans une économie libérale pour sortir le pays du sous-développement va de pair et est inséparable d'un
ancrage dans le libéralisme politique : la démocratie politique devient donc elle-même la clé de voûte du
développement car elle seule peut permettre à l'initiative privée et à la créativité de s'exprimer.
Ce qu'entend donc proposer l'ID pour la Tunisie d'aujourd'hui est bien un libéralisme politique et économique dont
les catégories sociales à laquelle cette alternative s'adresse sont les acteurs : les jeunes, les femmes, les
travailleurs, les promoteurs et chefs d'entreprise, les intellectuels, artistes et créateurs.
La question agricole est toutefois passée sous silence ainsi que toute la catégorie sociale à laquelle elle
renvoie. Or, l'économiste Hassine Dimassi affirmait (voir Alternatives citoyennes numéro 11) que « l'agriculture tunisienne ne pourrait
survivre hors perfusion et protection de l'État ». Dans le cas d'un désistement de l'État, « cette
agriculture serait certainement vouée à une mort à feu cuisant » ce qui entraînerait, entre autres
conséquences, avec un exode rural « sans précédent » vers les villes, une augmentation du nombre des
demandeurs d'emploi et du chômage. Alors, questions : la croissance pourrait-elle résorber cette
augmentation ? L'augmentation du taux global des investissements inclurait-elle une augmentation du taux des
investissements dans le secteur agricole ?
Si le programme de l'ID ne résout pas encore toutes les questions brûlantes que posent le développement politique
et économique de la Tunisie, il dessine toutefois des orientations qui se déclarent ouvertement contre toutes
visées rétrogrades. C'est la conjonction de ces trois éléments : le développement, la démocratie, la
modernité, qui place ce mouvement dans la continuation de toute une tradition progressiste dans laquelle se
reconnaissent intellectuels éclairés et femmes défendant leurs droits, bourgeoisie libérale moderne et travailleurs
exigeant une vie décente. La dénonciation de la corruption, du trafic, de l'opacité des institutions et du
fonctionnement de la vie économique et politique placent certainement ce mouvement dans une alternative crédible au
régime en place : il restera à savoir si, passé la période électorale, il sera capable de mobiliser les
catégories sociales auxquelles il s'adresse pour de nouveaux combats afin de conquérir un terrain qui lui permettra
de se poser en opposition privilégiée pour les prochaine élections.
Et demain ?
Pour l'heure, toutefois, c'est le moment non seulement des bilans et évaluations des actions menées, des échos
rencontrés et des résultats obtenus durant la période électorale, mais de l'affirmation de la nécessité de
continuer les actions entamées, et c'est dans ce sens que va une récente déclaration de l'ID. Si l'avenir est à
l'heure actuelle l'objet des discussions au sein de l'ID, celles-ci semblent emprunter, pour l'instant, deux
directions précises. Tout d'abord, un consensus qui se dégage pour la participation aux élections municipales de
mai 2005. Dans cette perspective, et c'est le deuxième pan des discussions, est envisagée la possibilité d'une
coalition avec d'autres partis politiques pour la constitution d'un pôle démocratique. Mais cette ouverture, l'ID
entend bien la mener comme formation autonome, dotée de son identité politique, de son programme et de ses
revendications, pouvant éventuellement se coaliser avec d'autres forces politiques démocratiques et progressistes
sur des mots d'ordre et des revendications communes.
Ayant conquis, en très peu de temps, une légitimité politique - grâce à sa participation au processus
électoral - et une crédibilité en raison du dynamisme de ses militants et du travail qu'ils ont effectué en
quelques mois pour analyser la situation et proposer les orientations du changement, l'ID a tous les atouts pour
devenir cette locomotive qui peut drainer derrière elle un mouvement démocratique jusqu'alors affaibli par la
répression, les divisions internes et la coupure d'avec les catégories sociales qu'il aspire à défendre et à
représenter. Tout dépendra bien sur de sa capacité à se préserver d'une part et à convaincre de l'autre.