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eut-on être laïque en pays musulman ? Une telle question, c'est-à-dire le fait même qu'elle puisse être posée
ainsi, comme une question « normale », dit le drame de la « spécificité » musulmane. A-t-on
conscience que nulle part ailleurs dans le monde, sous n'importe quels autres cieux, il ne serait possible de poser
cette question ?
Voilà donc un droit, une liberté qui, pour le moins, posent problème en pays musulman. En vérité, la laïcité, comme
opinion, comme choix, comme système politique, comme valeur, est taboue en terre musulmane. Regardez bien, de
près : aucun parti politique, aucune association, aucun club, ne défend ouvertement la laïcité dans toutes ces
terres qui s'étendent du Maroc au Pakistan, tous pays et États qui se réclament totalement ou très largement de
l'islam.
Dans cette aire, être laïque est tabou, c'est-à-dire que dans ceux de ces pays qui sont « totalitairement »
musulmans, cela peut mener en prison ou à la guillotine.
Dans d'autres aires, être ou ne pas être laïque, c'est une question, c'est-à-dire que certains sont laïques, d'autres
ne le sont pas...
« Chez nous », être laïque, et vouloir se battre pour la laïcité, est à la limite du drame, de la tragédie.
Culpabilisés en permanence, les laïques ne sont pas loin d'être traités comme des pestiférés ou, ce qui parfois est
plus grave, comme des étrangers ou comme « le parti de la France », pour reprendre la formule consacrée
par les tenants purs et durs de la spécificité musulmane, ou arabo-musulmane. Les quelques dizaines, ou au mieux
quelques centaines qui, en Tunisie, assument leur laïcité dérangent considérablement. Et ils dérangent même, à
l'intérieur du mouvement démocratique, ceux qui, par lâcheté ou par calcul, prétendent qu'assumer sa laïcité, c'est
se couper du peuple. C'est qu'à leurs yeux, la laïcité est étrangère à notre culture arabo-musulmane. Les
malheureux qui s'égosillent depuis 10, 20 ou 30 ans à réclamer la démocratie, oublient que la démocratie,
exactement comme la laïcité, est également étrangère à « notre patrimoine arabo-musulman » !
En Tunisie, un paysage hétéroclite permet d'identifier différents protagonistes.
Un pouvoir qui, du temps de Bourguiba du moins, s'acoquinait - mais avec prudence - avec la démarche laïque, mais
tenait, « comme tout le monde », à jurer ses grands dieux que le vrai islam, c'est celui que lui
représente et défend. Rappelons-nous Bourguiba n'hésitant pas à dire : « moi je fais comme le prophète,
je recours à l'Ijtihad » (l'interprétation).
Des islamistes, qui ne se découvrent tels qu'en eux-mêmes ils sont que lorsqu'ils sortent leurs pamphlets contre
les laïques tunisiens, catalogués « ennemis jurés de l'islam, des islamistes et du peuple ».
Des franges non négligeables du mouvement démocratique qui sont scandalisés lorsque l'Association tunisienne des
femmes démocrates (ATFD) fait circuler une pétition en faveur de l'égalité entre les sexes en matière successorale,
l'un des (petits) ténors de cette frange s'énervant réellement et lançant : « ma parole, ces gentes de
l'ATFD, elles se croient en Suède ou quoi ? »...
Et bien d'autres encore. Ceux qui disent : mais bien sūr, nous sommes pour la laïcité ! Mais
voilà : il ne faut pas le dire, il ne faut pas l'écrire (surtout pas ! Parce que les écrits restent et
constituent une pièce à conviction...), essayons de faire de la laïcité sans le dire. Et même de préférence :
puisque nous avons la chance d'avoir une religion qui n'a ni pape ni clergé, interprétons le Coran et le
Hadith dans un sens favorable à la laïcité. Et voilà ces mhaffet qui se transforment en exégètes
de la pensée de Mahomet, de ses moindres gestes ou paroles, transformant la religion musulmane en une énorme
auberge espagnole qui ouvre ses portes et ses bras à une sorte de faune multicolore, allant de l'athée islamisant
pour les besoins de la (bonne) cause à l'islamiste modernisant pour les besoins de sa bonne cause.
Imaginez seulement les « débats » qui naissent et alimentent cette cohabitation. L'un de ses acteurs
permanents, même si c'est sur le crépuscule d'une vie que nous lui souhaitons longue, n'a-t-il pas affirmé urbi
et orbi que sa lecture à lui de l'islam, le spécialiste parmi les spécialistes, lui permet de dire que la
polygamie, les punitions corporelles, les houdoud, les 5 prières quotidiennes, etc., tout cela n'est pas
dans l'islam... Tel autre, de l'autre côté - parce qu'il reste, malgré lui, de l'autre côté -, qui a essayé de trouver
le socialisme dans l'islam, et essaie aujourd'hui de « rencontrer » la démocratie dans l'islam, et
pourquoi pas la laïcité !
Il n'est pas facile d'être laïque sur ces terres musulmanes. Encore moins de s'assumer comme tel. Cela fait perdre
des voix aux élections. C'est que, derrière tout cela, il y a le peuple, il y a la peur du peuple, de ce peuple si
profondément musulman qu'il ne faut surtout pas le choquer. Sinon, il « nous » tournerait le dos. Il n'y
a pas plus malsain et en même temps plus malhonnête que cet « argumentaire » là, parce qu'il dénote chez
ses usagers une bien étonnante conception de la politique, pour des militants qui n'arrêtent pas de dire depuis de
longues années qu'ils veulent changer la société. Alors, changer la société sans choquer le peuple ? Si
aujourd'hui l'idée démocratique a fait pas mal de chemin chez nous, a-t-on oublié qu'au départ du combat
démocratique il y a 30 ou 40 ans, les petit groupes de militants qui se battaient sur les thèmes de la démocratie,
du pluralisme, etc. choquaient profondément un peuple pour lequel ces concepts étaient totalement étrangers, et
étrangers dans tous les sens ?
Mais, c'est quoi, « le peuple » ? Faut-il chercher le nivellement par le bas pour être fidèle au
peuple, pour être populaire ? Et de quel droit utiliser le peuple comme argument
« terrifiant » ? Et puis qui est candidat à se mettre au service du peuple « tel qu'il
est » ?
Comme pour le monde, où il faut de tout pour en faire un, il faut de tout pour faire un peuple. En comparaison avec
d'autres pays de culture et de patrimoine comparable, notre pays et notre peuple ont un demi-siècle d'avance sur
plusieurs niveaux. Notre peuple n'est ni meilleur ni pire que les autres peuples. Ceux qui ont rompu avec la
théocratie, qui ont fait leur révolution démocratique, puis leur évolution laïque, chacun selon son histoire, ses
particularités...
Il n'y a pas une recette laïque qui doit s'imposer à tous et à toutes. Comme, du reste, il n'y a pas de recette
démocratique. Il y a des valeurs fondamentales qui sont universelles, et le fait que cela déplaise à certains n'y
change rien. Et ces valeurs-là, tous les peuples et chacun d'entre eux y ont pleinement droit, parce qu'elles sont
actuelles, parce qu'elles sont modernes, parce qu'elles sont humaines.
La laïcité, il y a deux choses que je sais d'elle. La première, c'est que les hommes de religion (cheikhs et imams
ici, mollahs ailleurs) n'ont pas à investir l'État et à gouverner. Ce n'est pas leur fonction, ce n'est pas leur
boulot. La deuxième, c'est que l'État, qui a la responsabilité de légiférer dans les domaines essentiels de la vie
des citoyens, doit le faire - par les moyens les mieux indiqués, c'est-à-dire les moyens démocratiques - à partir
de la volonté collective des hommes et des femmes de ce pays, et non à partir de textes sacrés ou divins qui se
situent, de par leur nature, au-dessus des humains. Il en est ainsi dans les sociétés d'aujourd'hui. Les
différentes choses que je sais de la laïcité se sont, sous différentes formes et variantes, imposées aujourd'hui
dans le monde entier sauf en terre d'islam.
Mais à propos, et pour finir, que disait le rapport de 2003 sur l'état des lieux (économique, culturel, social...)
dans le monde arabe [NDLR. L'auteur fait référence au rapport du PNUD pour le Moyen-Orient paru en octobre
2003 ] ? En quelle matière les pays arabes sont-ils systématiquement classés les derniers de la
planète ? N'est-ce pas en matière d'analphabétisme (notamment féminin), d'inégalité entre hommes et femmes, de
libertés individuelles et publiques, de défaillances du système d'enseignement ? Combien de livres sont-ils
édités annuellement par l'ensemble des pays arabo-musulmans ? Autant que quel petit pays [NDLR. La
Grèce] ? Et sur 100 livres publiés, dans quels pays la proportion de livres religieux est-elle de très
loin la plus élevée ?
Que cela plaise ou déplaise, cela ne change rien à ceci : dans un processus où la démocratie et l'égalité
entre hommes et femmes avancent, se consolident, s'incrustent dans la vie d'un peuple, la laïcité n'est pas loin,
elle est même là, elle est dedans et elle finit par s'imposer. Approchons-nous pour y voir de plus près et en avoir
la confirmation : existe-il un pays, un seul, où règnent les valeurs démocratiques et où l'égalité entre les
hommes et les femmes est largement consacrée, et qui ne soit pas laïque ? Il faut bien se rendre à
l'évidence : on ne fait pas triompher les valeurs démocratiques, on ne conquiert pas l'égalité entre hommes et
femmes, sans la laïcité.