Culture
Islam
Comment ne plus vivre avec « une mauvaise auto-image de son propre
monde » ?
Une interview exclusive de Hichem Jaït à propos de La crise de la culture islamique
E
n marge de la parution de son dernier ouvrage La crise de la culture islamique, Hichem
Jaït nous a accordé une interview où il marque, une fois de plus, sa tension vers la modernité et ses doutes que le
monde arabe puisse la faire sienne avant plusieurs générations.
Entre deux avions, forcément cet entretien est un survol. Mais ce n'est pas la première fois que Hichem Jaït fait à
notre journal l'amitié de confier quelques fragments de ses explications, lumières d'une réflexion où plane l'ombre
de quelques incertitudes devant tant de complexité.
La rédaction
Alternatives Citoyennes : En introduction, vous mettez d'emblée l'accent sur l'éviction du monde arabe
hors du champ historique. Vous faites référence aux deux derniers siècles, aux entreprises coloniales ayant fait
suite à la révolution industrielle. Ce constat est-il encore plus vérifiable aujourd'hui, au moment où se déploie
un vaste projet hégémonique sur ce qu'on appelle « le grand Moyen-Orient » ?
Hichem Jaït : Le monde arabe a été éjecté du champ historique, voilà plusieurs siècles, depuis le XVIe
voire le XVe siècle déjà. Mais il a connu une forme de renaissance au siècle dernier, concomitant de la
colonisation. Cette Nahdha fut plus que littéraire, elle fut politique, sociale. Il y a eu aussi une
tentative de réforme religieuse, pas au sens luthérien, mais tout de même, une réforme de l'islam.
A.C. : Vous dites à son sujet qu'il constitua « la puissance de sauvegarde ». Est-ce que vous
seriez tenté de considérer l'islam aujourd'hui dans un tel statut ?
H.J. : Oui, c'est en tout cas ainsi qu'il est perçu par nombre d'éléments, par les hommes d'action dans
le monde arabe. L'islamisme, c'est un peu cela, non seulement l'islamisme d'action, mais aussi l'islamisme
sociologique, c'est-à-dire la reviviscence de sentiments et de pratiques religieuses. Dans la mesure où les luttes
pour l'indépendance se sont accomplies, et que le projet du nationalisme unitaire a échoué - le monde arabe
étant toujours un monde divisé avec une incapacité manifestée au plan politique, militaire ou du
développement - alors l'islamisme apparaît comme une puissance de sauvegarde. Mais il n'est porteur d'aucune
volonté de réforme ou d'approfondissement de la foi, pas plus que d'une volonté d'adaptation du religieux au monde
moderne ou à l'évolution des sociétés. C'est un islamisme purement d'action et qui réalise, à mon sens, un
transfert de l'énergie combattante des nationalismes vers le domaine de l'identité religieuse. C'est ce qui est
grave et peut-être aussi une étape nécessaire, dans le sens où toutes les luttes sécrétées par l'indépendance, les
nationalismes ou contre Israël, se sont cristallisées dans l'affirmation islamique, un autre emblème. C'est une
posture d'attaque, de défense, d'action qui mobilise le monde arabe autour du conflit et ne lui permet pas pour
l'instant, ni dans une génération, de passer à une étape de construction démocratique.
A.C. : C'est précisément en prenant la mesure de cette cristallisation de la résistance autour du relais de
puissance islamique mobilisateur d'énergies, que vous dites - avec une sorte de commisération désolée -
que les élites laïcistes ou laïcisantes (vous faites référence à Ataturk, Bourguiba, certes, mais aussi à des
minorités actuelles) qu'elles croient pouvoir « se débarrasser de l'islam d'un trait de plume, sans
résistance, sans débat, ni déchirement ». Vous pensez cela impossible en l'état des lieux. Est-ce que vous
reportez vraiment la tension laïque, l'aspiration à des institutions séculières, voire la relégation absolue de la
religion dans le champ privé, à des décennies plus loin, à plusieurs générations en avant ?
H. J. : Je crois que les nationalismes modernisateurs sont allés trop loin vis-à-vis des peuples
uniquement mus par des fidélités (je ne dis même pas des croyances), mais des fidélités religieuses. Ils sont allés
trop loin, si bien qu'étant donné leurs échecs vrais ou supposés, étant donné que ce sont des régimes dictatoriaux,
il n'y a pas eu débat.
A. C. : Pas plus que de gratifications réelles ou symboliques.
H. J. : Ni gratifications, ni débats. Or la mutation de valeurs, le passage d'une culture religieuse
à une culture séculière, est une chose sérieuse qui, forcément, suscite des résistances. Cette résistance doit
pouvoir s'exprimer. Regardez en Europe, y compris dans le pays le plus laïcisateur, la France, il y a eu débat et
résistance. On ne peut du jour au lendemain supprimer des institutions religieuses sans qu'il y ait débat entre
« pour » et « contre », dans un climat de liberté et dans une société avancée. En France, il a
fallu plus d'un siècle, celui qui a suivi le mouvement des Lumières, pour en arriver à 1905 et encore 30 ans pour
que l'Église accepte le projet laïcisateur de la République.
Bourguiba a tenté ce passage dans un petit pays et un climat qui lui était favorable. Ce n'est pas le cas d'autres
pays, pas le cas de l'Égypte. Nos intellectuels ne posent pas ces problèmes. Finalement, l'islamisme est un élément
populaire plus qu'un élément d'intellectuels.
A.C. : Vous dites au fil de l'écrit, que « l'islam est la seule chose sérieuse » le seul
« legs patrimonial » créateur de valeurs et de cultures. Vous n'êtes donc pas d'accord avec
l'universitaire Hamadi Redissi qui, dans L'exception islamique, présente un islam substantialisé, porteur
de tous les archaïsmes ?
H. J. : C'est vrai que l'islam est porteur d'archaïsmes mais c'est le cas de toutes les religions, dans
la mesure où elles portent un passé et qu'elles sont alliées à ce passé. Mais, étant donné le très faible niveau
d'éducation, ce qui est une chose normale car les peuples arabes et musulmans sortent d'un long moyen âge, il y a
une grande désintellectualisation de la société. Les valeurs laïcisantes, de nationalisme, ne peuvent pas prendre
dans une grande majorité de la population. Vous savez, je suis un peu hégélien, je crois qu'il faut avoir vécu
telle ou telle contradiction pour pouvoir la dépasser.
A.C. : Vous liez l'incapacité du monde arabe à intégrer la modernité à des facteurs exogènes, bien sūr, et
à cette désintellectualisation d'autant plus grave que des régimes autoritaires ont réprimé la libre pensée. Dans
le même temps, vous dites qu'une avant-garde imprégnée des valeurs modernistes peut fonctionner comme une
locomotive et tirer les autres dans le sens d'une adhésion à la modernité. Mais nous l'avons eue, cette
avant-garde. En quoi a-t-elle failli, en quoi n'a-t-elle pas été à la hauteur ?
H.J. : C'est-à-dire que nous avons eu une avant-garde de lutte, d'affirmation de soi.
A.C. : Vous pensez qu'elle n'a pas véritablement exercé un travail réflexif sur elle-même et sur sa
société ?
H.J. : Elle ne pouvait pas le faire, occupée aux luttes émancipatrices ou pour des utopies
nationalistes. Il n'y a pas eu de véritable mouvement culturel, d'approfondissement d'une réflexion sur une
modernité dont la pénétration n'a été que superficielle.
A.C. : Vous pensez que cette avant-garde n'a été que de l'activisme et non un creuset intellectuel ?
H.J. : Oui, je le pense profondément et jusqu'à aujourd'hui. Et j'appréhende le futur. Je ne vois pas
de grands intellectuels dans le monde arabe, peu d'historiens ou de philosophes souvent formés en Occident. Je suis
assez pessimiste et j'ai le sentiment que nous nous sommes épuisés en des luttes stériles. Tout n'a pas été
stérile, mais cela l'a été souvent, il n'y a pas eu de mutation vers l'autoconstruction.
A.C. : Cela se vérifie au plan de la revendication démocratique qu'on ne conçoit que sous la forme de la
loi des urnes, représentation populaire, jeu des institutions. Mais la démocratie, c'est bien autre chose, n'est-ce
pas ? Vous donnez l'impression que nos démocrates s'en font une conception à courte vue, simplement
institutionnelle.
H.J. : C'est parfaitement exact. Je le vois quand ils appellent à l'alternance, au multipartisme, et
tout cela ce n'est que le couvercle superficiel du processus démocratique. Il faut une culture, même philosophique,
pour amener la démocratie. C'est une mutation des valeurs.
A.C. : Nous n'avons pas eu de mouvement des Lumières, pour reprendre l'histoire occidentale ?
H.J. : Non, seule la chose politique fait quelque chose. Il n'y a pas eu de société, carrément, ni de
culture philosophique.
A.C. : À propos de ces nouvelles valeurs, vous dites que la modernité est porteuse d'une culture de vie,
contrairement à l'islamisme porteur d'une culture de mort, la mort subie ou infligée. La modernité, c'est aussi la
culture du bien-être, le souci de soi. Les modèles proposés par la mondialisation libérale ne peuvent-ils pas
contribuer à donner un élan à ces aspirations, à détourner nos sociétés du conflit pour aller vers la vie, le
plaisir, les arts du vivre, le quant à soi ? Ce mouvement-là se voit de plus en plus en Tunisie, dans une
dimension très festive, en dépit des difficultés et loin des conflits. Je veux dire que l'imposition d'un mode de
développement libéral peut créer des conditions de production d'un autre système de valeur, plus moderne, en somme
le mouvement inverse.
H.J. : Oui, je crois fermement que la mondialisation va changer la donne dans l'échelle des valeurs.
A.C. : En même temps, en observant notre société, vous regrettez qu'elle oscille entre une conception du
bonheur « apathique », moutonnière, et une autre « ostentatoire ». Et vous, quelle est votre
conception du bonheur ?
H.J. :Vous savez, je suis une personne très solitaire et je conçois le bonheur comme une réalisation de
soi dans la liberté, hors de toute pression sociale, politique ou autre. Comme je suis un intellectuel, c'est la
faiblesse des aspirations intellectuelles qui me frappe. Les choses évoluent, lentement. Mais il y a trop
d'exhibition dans un monde très pauvre. C'est une ostentation très bête.
A.C. : La culture de l'hédonisme et du souci de soi n'apparaît pas fortement dans notre société. Est-ce
parce qu'elle est liée à l'émergence de l'individu qui ne s'est pas encore accomplie chez nous ?
H.J. : Parfaitement, il n'y a pas d'émergence de l'individu, pas plus que de reconnaissance de ses
aspirations fortes à l'art et à la connaissance.
A.C. : Mais si l'on a du mal à admettre le libre-arbitre de chacun, comment peut-on reconnaître des
vocations à l'art, à la création... ?
H.J. : Oui, sans doute, mais il n'y a pas non plus de haut niveau d'aspirations. Beaucoup de gens, même
parmi les intellectuels, vivent en dehors de beaucoup de réalisations de l'esprit, même pour les connaître, il
n'est pas nécessaire d'y contribuer. À l'inverse, j'admire beaucoup ce qui a pu se passer ailleurs, en Russie par
exemple, au niveau de leurs intellectuels. Mais je suis très pessimiste pour le monde arabe.
A.C. : On dirait que vous pressentez une inhibition majeure, que vous en avez conscience mais que vous
hésitez à la localiser et à la désigner. On a l'impression que vous vous interdisez de dire, tout au moins
publiquement, où se situe le noeud.
H.J. : C'est que peut-être je ne l'ai pas découvert. C'est très complexe. Et puis, il y a une distance
entre désigner un mal et contribuer à le faire disparaître.
A.C. : Non, il ne s'agit pas de le faire disparaître. Vous donnez l'impression que vous rôdez autour mais
que vous hésitez à mettre le doigt dessus.
H.J. : Oui, mais je suis un homme arabe, de culture musulmane. Aucune personne ne peut vivre avec une
mauvaise auto-image de son propre monde. Et puis, je relativise la modernité, je ne suis pas un adorateur de la
modernité. Car il y a de la souffrance dans cette modernité. Et puis, la production culturelle de cette modernité
est en partie achevée dans beaucoup de domaines. Ce n'est plus le XIXe siècle, même plus le XXe siècle.
A.C. : Vous êtes un homme du passé ?
H.J. : Oui, c'est un fait que je suis un homme du passé, fasciné par la réalisation d'une partie de
l'humanité en Occident, en Inde aussi, quelquefois en Chine... J'en aime la science, la philosophie, la littérature
aussi... Tenez, en ce moment je relis Faust.
A.C. : Cela vous aidera peut-être à comprendre votre ambivalence...
H.J. : (rires) Oui, peut-être bien...
Hichem Djaït. « La crise de la culture islamique ». Ed. Fayard. Paris, octobre 2004. 333 pages.
Entretien conduit par la rédaction