l'Association des études internationales, le politologue Antoine Sfeir était venu à Tunis en cette
fin septembre
redire poliment ce qu'il avait dénoncé la veille sur le plateau de France5 au titre des « 22 dictatures du monde
arabe ». À la bonne heure, Antoine Sfeir est parfois si complaisant avec quelques unes d'entre elles. Au centre des
préoccupations occidentales, plus nourries d'intérêts que de grands principes, la Libye pourrait-elle s'ouvrir à
des perspectives de bonne gouvernance selon des normes démocratiques ? À la confluence de grands enjeux [voir
Alternatives Citoyennes numéro 10],
ce magnifique territoire, demeuré encore dans une forme de préhistoire politique, pourrait vivre une accélération.
La Libye continue de subir les assiduités des puissances occidentales, assiduités qu'elle recherche, voire qu'elle
provoque. Ainsi, tandis que les pays anglo-saxons s'intéressent de très près à ses richesses énergétiques
- Londres s'offrant début septembre comme marché aux enchères du pétrole libyen - voici que le
ministre français des
Affaires étrangères se rend ce mercredi 6 octobre à Tripoli pour préparer la visite officielle, fin décembre, du
président Chirac, la première de ce niveau depuis 20 ans en Libye. Mais il y négocie aussi de nombreux contrats,
au titre d'Alstom, Thalès, Alcatel...
D'autres accords portent sur le renouvellement de la flotte aérienne libyenne, un marché de quelques 3 milliards
de dollars étant à partager entre Airbus et des fournisseurs américains. La société Total, qui avait raté cet été
quelques contrats pétrolifères, devrait rattraper son retard sur ses concurrents dans le cadre d'un projet
d'exploitation avec la compagnie libyenne NOC (National Oil Corporation).
La normalisation des rapports franco-libyens a été facilitée par le règlement d'une indemnisation de 170 millions
d'euros aux familles des victimes de l'attentat contre le DC10 d'UTA. La France a alors autorisé le dégel d'avoirs
libyens sur son sol et passé des accords de coopération sur différents investissements et quelques projets de
partenariat universitaires et scientifiques.
Tout ce retour en considération de la Libye auprès de l'union européenne contribue à favoriser la levée de
l'embargo sur les ventes de matériel de défense européen à ce qui est encore considéré comme un
« État-voyou ».
Mais de la même manière que les USA auront eu intérêt à lever fin septembre l'embargo contre l'exportation du
pétrole libyen, dernier feu vert favorable aux compagnies américaines lorgnant vers ces fabuleux gisements,
l'Union européenne a aujourd'hui intérêt à équiper son vigile libyen contre les expéditions clandestines à partir
des côtes de la Tripolitaine.
Le facilitateur de cette utile absolution du colonel Kaddhafi n'est autre que le président du Conseil italien
Silvio Berlusconi. Pour sa dernière visite - la seconde en 6 semaines en Libye depuis la fin août, la
quatrième en
deux ans - Silvio Berlusconi est allé l'espace de 2 heures à Syrte, puis à Mellila, inaugurer en compagnie du
guide libyen, le terminal du gazoduc devant relier l'Ouest libyen à la Sicile.
Cet ouvrage West Libyan Gas Project améliore encore les bonnes relations entre les deux bouillonnants
leaders et Silvio Berlusconi ne ménage guère ses efforts pour faire de la Libye une antichambre des demandeurs
d'asile, réfugiés politiques et migrants économiques, pourvu que le régime libyen en retienne les ardeurs
clandestines dans des centres d'accueil, véritables « camps d'internement » aux dires des organisations
humanitaires et des ONG de défense des droits de l'homme [voir Alternatives Citoyennes numéro 10]. Le Haut Comité des Nations
Unies pour les réfugiés rappelle d'ailleurs que la Libye n'a même pas signé la Convention internationale sur le
droit d'asile.
Il s'agit, ni plus ni moins, que de déléguer aux autorités libyennes la compétence européenne de trier les
demandes afin que seuls partent les véritables demandeurs d'asile, les autres désespérés devant être renvoyés dans
leur pays. La Libye abriterait plusieurs centaines de milliers de miséreux subsahariens dont elle fait un moyen de
pression pour que soit levé l'embargo européen sur la vente d'armes, de radars, de matériel infrarouge et de
véhicules tout terrain utiles au contrôle de 2000 Km de côtes.
C'est chose faite depuis le 11 octobre à Luxembourg, mais tous les pays ne sont pas d'accord pour la création de
ces camps de rétention. La France surtout se souvient de la malheureuse expérience du camp de Sangatte, mais
l'Allemagne, après une résistance, s'emploie aux côtés de l'Italie à faire réussir ce projet mis en oeuvre déjà
en Albanie. Les États baltes revendiquent de tels camps en Ukraine pour bloquer la frontière russe. La Tunisie,
l'Algérie et le Maroc ont été évoqués pour des expériences similaires. Mais comment y seraient traités les
candidats à l'émigration clandestine en provenance de ces pays ? Les récents naufrages au large de Chott Meriem,
Bizerte, et Sfax sont suffisamment éloquents sur ce désespoir nourricier de l'exil.
En réponse au prétexte
« humanitaire » avancé par les dirigeants européens, plusieurs ONG, soutenues par de nombreux
élus, rétorquent que, « si
elle venait à se
concrétiser, cette proposition consacrerait une régression sans précédent dans la façon dont l'Europe entend
assumer ses responsabilités à l'égard des populations fuyant les conflits, les violations des droits de l'homme et
la misère. Elle serait le prolongement d'une logique cynique, qui, loin de prendre en compte les causes de ces
migrations pour y apporter des réponses, ne cherche depuis dix ans qu'à protéger l'Europe des victimes des
désordres mondiaux », dans leur « Appel contre la création de
camps aux frontières de l'Europe » du 15 octobre.
Certes, Michel Barnier l'a redit à Rome début octobre : ces terres de départ ont besoin d'aide au développement,
de financement et de formations qualifiantes ainsi que de projets qui retiendront cette jeunesse en souffrance
qui préfère le naufrage en mer à la mort lente sur terre.
Mais c'est d'abord de liberté que manquent le plus ces désespérés et, plutôt que de fournir des armes que les
pouvoirs locaux pourraient retourner contre leurs propres citoyens, l'Europe devrait s'employer à peser sur les
pays du Sud pour qu'ils fassent le choix de l'ouverture et de la démocratie.
La pression européenne motive bien la Turquie. Sans doute ne s'agit-il pas du même cas de figure, mais l'Europe
vieille a besoin de cette force de travail jeune qui vient du Sud, qui renforcera sa population active appelée à
payer les retraites de ses seniors, et surtout qui lui donnera un vrai coup de jouvence. Quant aux pays du sud de
la Méditerranée, c'est leur diaspora en Europe qui à son retour les aidera à évoluer et à rentrer dans l'Histoire.
Tel peut être, pour le Maghreb, le profit à tirer du malheur de cette émigration clandestine. En Libye promise à
être la salle d'attente de l'Europe et gratifiée d'un transfert de compétences européennes en matière de droit
d'asile, une telle expérimentation pourrait servir de test à sa capacité démocratique. Toutefois, il y a loin de
la coupe aux lèvres, la Libye apparaissant plus comme un marché à dépouiller que comme un relais de bonne
gouvernance selon les normes occidentales.