'est une véritable gageure qu'a réussi à soutenir, samedi 16 octobre 2004 à Paris, le Comité pour le
respect des
libertés et des droits de l'homme en Tunisie (CRLDHT) : réunir, dans une grande table-ronde portant sur les
élections présidentielle et législatives en Tunisie, en plus de représentants d'associations de la société civile
indépendante, l'ensemble des mouvements et partis d'opposition, reconnus ou non reconnus, participant à l'une
ou l'autre des élections ou non. Il est vrai que le mot d'ordre de la réunion
(« Non à un 4e mandat à Ben Ali - Pour des élections libres, démocratiques et pluralistes
en Tunisie ») ne pouvait être que rassembleur.
À la tribune participaient (de gauche à droite sur la
photo) : Nadia Chaabane (Initiative Démocratique), Ahmed Nejib Chebbi (PDP), Mohamed Lakhdar Ellala
(Ettajdid), Hamma Hammami (PCOT), Sihem Ben Sedrine (CNLT), Kamel Jendoubi (CRLDHT, modérateur du débat), Mokhtar
Trifi (LTDH), Bochra Bel Haj Hmida (ATFD), Mustapha Ben Jaafar (FTDL), Ameur Larayedh (Ennahda), Moncef Marzouki
(CPR).
Table-ronde de l'opposition tunisienne réunie par le CRLDHT (Paris, 16-10-04)
Cela faisait longtemps, en effet, qu'on n'avait pas eu l'occasion de voir l'ensemble de l'opposition réuni à la
même table, non pour de quelconques tractations bassement politiciennes pour se partager un gâteau par ailleurs
inexistant, mais bien pour confronter publiquement les points de vue, sans (trop de) langue de bois. La longue
réunion (de 15h à 20h) a permis en effet un débat intéressant, malgré une longue, mais nécessaire et réconfortante
séquence de prises de parole de plusieurs soutiens étrangers.
Ainsi, parmi les présents, on notait : Alima
Boumédienne-Thiéry, fraichement élue sénatrice française, et Gilles Lemaire pour les Verts français ; Jacques
Fat pour le Parti communiste français ; Anthony Whitney venu en observateur au nom de Adeline Hazan
pour le Parti socialiste français ; Samir Bouakouir pour le Front des forces socialistes (FFS) algérien, et
Patrick Baudouin, président d'honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH),
fidèle soutien de la Tunisie et des Tunisiens, mais toujours indésirable pour son gouvernement (Patrick Baudouin
en est à sa troisième interdiction de pénétrer sur le territoire), aussi indésirable que Kamel Jendoubi, qui
le rappelle lui-même avec un humour désabusé (son passeport lui est toujours refusé).
Il y eut également
lecture d'autres messages de soutiens étrangers, d'Europe et du monde arabe, de partis politiques comme
d'associations et de syndicats. Des associations ou collectifs de Tunisiens à l'étranger se sont aussi exprimés,
notamment par les voix de Mohamed Ben Henda venu de Genève (Comité des Tunisiens en Suisse, CTS), Bahija Dridi
(Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives, FTCR), Tarek Ben Hiba (CRLDHT, mais s'exprimant
aussi en tant qu'élu français issu de l'immigration au Conseil régional d'Ile de France). Notons enfin parmi les
prises de paroles individuelles, celle très émouvante de Thérésa Chopin, mère de l'un des « internautes de
Zarzis » emprisonnés.
Des précautions très révélatrices
Même arrivé en retard, on comprenait vite que l'organisation de la réunion n'avait pas été sans mal pour le CRLDHT.
Il n'est pas ici question des habituels perturbateurs, envoyés à toute réunion où il est question de la Tunisie
pour empêcher qu'un discours critique quelconque puisse se tenir : ceux-là ont bien tenté d'entrer au début,
ont déchiré quelques affiches, mais un impressionnant service d'ordre a réussi à les tenir à l'écart, de sorte que
nous en étions, l'espace d'un après-midi au moins, salutairement débarassés. Non, ce sont les précautions extrêmes
de Kamel Jendoubi, dans son rôle de modérateur du débat, qui sont révélatrices de la difficulté de l'exercice, et
surtout de l'état actuel de l'opposition et du climat qui y règne.
Minutage des temps de parole de chacun :
« nous ne sommes pas à la télé ! » protestera pourtant avec bon sens Mohamed Lakhdar Ellala, tout
en négociant - en vieux routier de la politique - quelques minutes supplémentaires offertes avec humour
par Mokhtar Trifi et Bochra Belhaj Hmida sur leur temps de parole associative ; chipotage sur l'ordre de
passage des intervenants : Kamel Jendoubi insiste à n'en plus finir sur le respect de l'ordre alphabétique de
leurs noms comme critère dans chaque groupe (associations, puis partis politiques) et, lorsqu'un murmure accompagne un
moment de flottement après les interventions de Mustapha Ben Jaafar, Nadia Chaabane et Mohamed Nejib Chebbi (dans
cet ordre, s'il vous plaît) et avant celle de Mohamed Lakhdar Ellala, on croit qu'il y a contestation sur le fait
de donner la parole à Ettajdid en plus de l'Initiative démocratique, mais non, c'est l'orthographe (française) qui
suscite le débat : selon qu'il s'appelle Ellala ou Lalla, le représentant de Ettajdid doit
s'exprimer avant ou après Hamma Hammami qui, quant à lui, se marre ! On aurait d'ailleurs pu
corser la situation en notant que Marzouki se transcrit aussi parfois El Marzouki...
Au-delà de
l'anecdote et du ridicule, on comprend en fait que les négociations ont été dures pour le CRLDHT, que la réunion
n'était pas gagnée d'avance, que Kamel Jendoubi et le Comité ont bien du mérite de l'avoir organisée, mais on
comprend surtout que l'opposition tunisienne n'a pas pris toute la mesure de son indigence, et que ce n'est pas
seulement la faute à Ben Ali...
Des « flèches » dans tous les sens
C'est que les propos ont été durs, et que les invectives n'ont pas manqué : on se serait cru dans un vrai
débat démocratique, où la parole est libérée, si ce n'est que, justement, cette parole libre ne peut se concevoir
qu'en dehors du parti-État monopolistique (et encore, même au sein de l'opposition tunisienne, c'est tout
neuf !). Mustapha Ben Jaafar (FTDL) s'est contenté de regretter la division, alors qu'« il était
possible d'aboutir à une position commune » justement sur la base du mot d'ordre rassembleur de la réunion. Il
a dit sa crainte « qu'il se passe après les élections une démobilisation et un sentiment de désespoir
conduisant à la démission ». Mais d'une part, le combat pour des élections libres, démocratiques et
pluralistes n'est pas suffisant, bien que nécessaire, et d'autre part, c'est une vision un peu angélique de la
situation.
Car Nadia Chaabane (Initiative démocratique) enchaîne tout de suite avec « le manque de crédibilité du boycott
des Présidentielles quand on présente des candidats aux législatives ». Et Ahmed Nejib Chebbi (PDP) se défend
en dénonçant (amalgamant au passage l'Initiative démocratique et Ettajdid) le refus des listes communes uniques aux
législatives, accusant l'Initiative démocratique d'avoir refusé « pour ne pas mélanger ses cartes avec celle
des exclus [NDLR. les partis non représentés au Parlement], car cela représente une menace pour ses
sièges ». Il y a, certes, un problème de « tout-à-l'ego », selon la formule de Khemais Chemmari (et
dans lequel, dit-il, il s'inclut), intervenant de la salle. Il y a même eu, à la base, rappelle Mohamed Lakhdar
Ellala, un « non dit qui a rendu impossible le consensus » lorsque l'Initiative démocratique a été
lancée, et pour lui, « la cause du dérapage est que les partenaires avaient des itinéraires différents »,
et « ce non dit, c'est l'obsession du quota de fauteuils au Bardo [NDLR. siège de l'Assemblée
nationale] ».
Dans un tel contexte, l'intervention de Sihem Ben Sedrine, qui a en substance repris la position exprimée par
elle-même et Omar Mestiri, sous le titre « Halouani dérange » dans le numéro 29 de la revue en ligne Kalima
qu'ils animent, a
été considérée comme salutaire par de nombreux participants. Une prise de position qui a étonné : « il
est vrai qu'à son démarrage cette initiative s'est heurtée à la défiance de nombreux militants, dont nous
sommes, à cause précisément de ses contours qui n'étaient pas aussi clairs qu'ils ne le sont aujourd'hui et
surtout à cause de la méfiance, somme toute légitime, qu'on pouvait nourrir à l'égard de la direction du
mouvement Ettajdid » écrivent ainsi les auteurs le 14 octobre 2004. Pourtant, cette défiance a perduré bien
après le démarrage de l'Initiative démocratique : dans une interview accordée au journal algérien El Watan le 28 septembre 2004, Sihem Ben
Sedrine déclarait encore, à propos de la candidature de Mohamed Ali Halouani : « on a du mal à
partager l'analyse sur sa présence dans cette compétition. [...] Il est cependant vrai que M. Halouani n'est pas un
candidat comparable à Mohamed Bouchiha ou à Mounir Béji, il se laisse toutefois prendre dans le filet du
verrouillage et qu'en fin de compte il ne peut que servir à crédibiliser quelque chose qui s'appelle une
compétition électorale ». La représentante du CNLT déclarait aussi dans la même interview, à propos
d'Ettajdid, parti à l'égard duquel, si l'on comprend bien l'article paru dans Kalima, elle ne nourrit plus
la même méfiance : « Quand l'idée d'une initiative démocratique regroupant tous les partis d'opposition,
reconnus ou non reconnus, pour tenter une action commune et mettre en évidence le verrouillage du système, une idée
à laquelle nous avons tous applaudi, aussi bien les partis d'opposition que les ONG de droits humains, Ettajdid, un
parti qui a passé le plus clair de son temps à soutenir la dictature de Ben Ali, a posé problème. Il a rompu cette
démarche commune, devenue par la suite une démarche perfide, élargie à quelques indépendants ».
Voilà donc qui
s'appelle un revirement spectaculaire, et rapide. Si on ne peut que s'en féliciter, on reste tout de même
perplexe, en se demandant ce qui a bien pu survenir entre le 28 septembre (au plus tôt) et le 14 octobre (au plus
tard) : 15 jours qui ébranlèrent Sihem Ben Sedrine ? Bon, il y a la lecture du manifeste électoral de
l'Intiative démocratique. Mais ce n'était certainement pas un mystère avant le 28 septembre. Peut-être trouve-t-on
une réponse dans l'une des « brèves » publiées dans le même numéro de Kalima, faisant état de
l'accueil enthousiaste reçu par le candidat de l'Initiative démocratique à Gafsa et Sidi Bouzid ? Peut-être
bien que certains ont ainsi « vu le peuple », comme d'autres « voient la lumière » ! Après
tout, ce peuple tunisien, tout le monde le cherche, en particulier l'opposition, comme il est apparu le 16 octobre
à la réunion de Paris... En tout état de cause, il est toujours bon de se rallier le plus tôt possible. Plus
tard, cela pourrait finir par avoir clairement un petit goût d'opportunisme.
Participation ou boycott, les élections ne doivent pas être la référence
Avec notamment un excellent rappel synthétique par Mokhtar Trifi de la situation juridique,
dont le caractère parfaitement antidémocratique est tellement connu qu'il est inutile de
le rappeler ici, sauf pour noter que, malgré la revendication répétée de la
LTDH, le délit de falsification électorale n'existe toujours pas dans la législation tunisienne (« en
Tunisie, falsifier un ticket de bus est un délit, falsifier des élections n'en est pas un » rappelle le
président de la Ligue, avec son humour habituel), ce sont donc les interventions associatives qui ouvrent le débat. Puis
viennent les interventions des partis politiques, tous représentés à haut niveau, sauf l'Initiative
démocratique et Ettajdid, dont en particulier aucun représentant n'avait fait le voyage de Tunisie, le boycott
laissant plus de loisir, il est vrai, que l'organisation et la conduite d'une campagne électorale sur le terrain.
L'Initiative démocratique et Ettajdid exposent leur programme commun, et expliquent la démarche et les objectifs
de la participation à la campagne électorale.
Vient ensuite la longue litanie en faveur du boycott, à laquelle seuls les représentants de l'Initiative démocratique et
d'Ettajdid auront permis d'échapper. Elle est connue, ressassée jusqu'à plus soif, tellement évidente
qu'il en devient clair qu'elle est aussi bien commode pour cacher l'absence de vision politique. Oui, le respect
des droits de l'homme et des libertés fondamentales est un préalable à toute vie politique digne de ce nom. Mais
non, mille fois non, les droits de l'homme, à eux seuls, ne peuvent pas constituer une alternative politique. Ce
qu'on attend d'un parti ou mouvement politique, c'est la présentation claire de ses objectifs sur
les plans politique, économique, social et culturel, et la construction d'un vrai rapport de force pour la mise
en oeuvre de ces objectifs. S'il se contente de réclamer l'application du cadre des droits de l'homme, alors c'est
une association, et non un parti, et les associations tunisiennes de la société civile indépendante sont déjà
parfaites dans ce rôle. De plus, un rapport de force ne se construit pas avec des médias étrangers préférant la facilité
des propos incantatoires, qui les confortent dans leur vision simpliste d'un pays dont ils n'ont ni le temps ni
l'envie d'analyser plus avant la situation sur tous les plans. Un rapport de force se construit sur le terrain, en
allant vers les gens, avec la connaissance de leur situation réelle, en leur parlant, en leur proposant la
construction d'une alternative réelle.
Le boycott « légitime » tout autant, sinon plus, l'État-RCD, que le choix, pour une opposition réelle,
de mener campagne : le régime de Ben Ali est en effet au-delà de toute légitimation possible. Parler de
légitimation suppose déjà un minimum de démocratie, ou simplement de « normalité », ce qui n'est pas le
cas en Tunisie. Dans ces conditions, mener campagne dans ces élections revient simplement à saisir une opportunité
de parole, d'aller vers les gens autant que les tracasseries diverses le permettent, de construire une visibilité
politique dans la population, autant que faire se peut. Le boycott n'a pas d'autre sens, ni d'autre conséquence,
que l'absence et l'inexistence politiques. Les élections n'ont aucune importance : on en connaît le résultat.
La question n'est donc pas de participer ou de boycotter les élections, mais de participer à ou de boycotter la vie
politique, même médiocre, même fugace : comme les prisonniers qui construisent à la petite cuiller leur voie
vers la liberté, c'est en creusant continuellement de telles brèches qu'on trouvera enfin la sortie.
Alors, on a beau jeu de dire « Ben Ali doit partir » (comme s'il allait le faire de lui-même), « le 25
octobre est plus important que le 24 » (se rendre invisible avant le 24 permet-il plus de visibilité
après ? La proclamation des résultats habituels va-t-elle agir comme le citron sur l'encre sympathique du
boycott pour enfin révéler l'opposition ?), « le boycott vise l'amélioration de la conscience
du peuple » (ça doit être de l'humour).
Mais la seule question qui demeure, c'est celle qui a été posée dans
la salle : « Je comprends de quoi souffrent les démocrates tunisiens, mais de quoi souffre le
peuple ? Il n'y a pas de dictature pour le plaisir, alors quelles sont les raisons pour lesquelles on nous
impose cette dictature-là ? ». Voilà ce que l'on attend de l'opposition politique : une analyse
claire des problèmes, une dénonciation des raisons qui justifient, de la part de ceux qui l'imposent (et sans doute
aussi de la part de ceux qui l'acceptent sans réagir), une telle chape de plomb, la proposition de moyens effectifs
pour en sortir, et un vrai projet alternatif dans lequel se reconnaître et s'impliquer. Et ça, ça fait cruellement
défaut.
Ne pas oublier son histoire
Certains diront qu'il est facile, notamment quand on vit à l'étranger, dans un cadre qui permet l'exercice de la
démocratie et de la citoyenneté, de porter de telles critiques. Pour les plus jeunes - la malheureuse
« génération Ben Ali » -, mais aussi pour ceux qui ont peut-être un peu vite oublié, rappelons
quelques souvenirs, du temps où les partis d'oppositions étaient aussi clandestins, du temps où il y avait déjà des
prisonniers d'opinion, du temps où, certes, les
étudiants pénétraient librement sur les campus, mais où les incursions de matraques et de bombes lacrymogènes
n'y étaient pas si rares, quand
il ne s'agissait pas carrément de batailles rangées à coups de couteaux entre tendances opposées parmi les
étudiants.
Du temps aussi,
quelques années plus tard, en 1981, où mener une campagne pour des élections législatives (Bourguiba était déjà
président à vie...) n'était absolument pas exempt des tracasseries habituelles que l'on semble découvrir
aujourd'hui : les refus de salles, y compris de salles de fêtes privées, par les loueurs au carnet de
réservation miraculeusement rempli, les meeting où les orateurs attrapaient les pierres que certains - payés
d'un casse-croûte et d'un paquet de cigarettes (il y a des domaines que l'inflation n'atteint pas...) -
leur jetaient, tout en continuant à haranguer la foule, les meeting d'où il fallait bien, à un moment donné, se
sauver en enjambant les fenêtres, quand les casse-croutes étaient trop nombreux et bien déterminés, et, cerise sur
le gâteau, arriver le matin du scrutin dans le bureau de vote en tant qu'observateur, et se trouver en face d'une
espèce de barbouze qui vous refuse l'entrée, en éructant : « c'est comme ça, et celui à qui ça ne plaît
pas, je lui casse la gueule » (Elli mouch aajbou, n'kasserlou khliqtou). On le voit, la démocratie a
une longue histoire en Tunisie... et tout le monde finit toujours par se retrouver au poste (de police) !
Alors, oui, le jour du scrutin, quand il se passe de telles choses, c'est le moment de boycotter, de ne pas
reconnaître le résultat de ces élections. Mais auparavant, pendant toute la campagne, c'est beaucoup de gens
à qui on aura parlé, sillonant le pays, beaucoup de gens qui auront pu entendre un autre discours. C'est aussi, et
ce n'est nullement négligeable, la possibilité pour un parti ou un mouvement, de se construire mieux, de se
structurer mieux, de se mettre à l'épreuve, de se renforcer. Même si, on le sait, on l'a vu, cela n'empêche pas
forcément les erreurs subséquentes.
Il n'est pas non plus question de croire naïvement que Ettajdid ou l'Initiative démocratique sont exempts de toute
critique, dans le processus actuel ou plus globalement. Si Ettajdid a encore beaucoup de chemin à faire (ou à
refaire, pour certains de ses membres), ce mouvement a indéniablement su avancer depuis son Congrès de 2001 et
l'ouverture à des indépendants, avec l'Initiative démocratique, est un progrès supplémentaire, une étape
essentielle qui a été franchie. Espérons qu'une honnête capitalisation de cet acquis pourra suivre, sans que vienne
la perturber des intérêts particuliers et néanmoins subalternes. Tout, dans un projet politique, est
discutable : l'essentiel est que le projet existe.
Les islamistes, une vraie ligne de fracture au sein de l'opposition
Quels sont les autres projets politiques construits ? Il y a bien le projet islamiste. C'est un vrai projet, mais
il n'est pas discutable, par essence même, ce qui le disqualifie d'emblée. Évacuons tout de suite les mauvais
procès que l'on pourrait
nous faire : la répression dont ils font l'objet n'est pas acceptable, et il en va de la dignité de tout
être humain de défendre les autres êtres humains. C'est tout l'honneur du combat pour les droits de l'homme que de
ne pas choisir ceux que l'on défend, y compris si on les considère comme ses ennemis. Mais faut-il aller plus
loin ? Faut-il faire alliance ?
Là où la réunion du 16 octobre a été très instructive, cruciale, c'est qu'elle a forcé les partis et mouvements de
l'opposition à se déterminer clairement, publiquement et dans la confrontation du débat, sur cette question
des alliances. Et on a vu apparaître l'alliance avec les islamistes comme une vraie ligne de fracture. L'Initiative
démocratique et Ettajdid se prononcent clairement : c'est un « rejet déterminé de tout projet intégriste
théocratique » pour Nadia Chaabane, et Mohamed Lakhdar Ellala est encore plus limpide : « nous
pensons que ces luttes [pour la démocratie, NDLR] peuvent être vidées de leur sens si nous acceptons
le compromis avec les forces conservatrices et/ou intégristes qui mettent en cause les acquis réalisés par notre
peuple depuis plus de 50 ans. C'est pour cela qu'Ettajdid a refusé toute alliance politique avec les mouvances
et mouvements islamistes » [NDLR. le texte complet de son intervention est disponible]. Pour le PCOT, l'affaire est réglée
également, avec Hamma Hammami déclarant : « on choisit ses alliés sur une base minimale, pour nous,
c'est la liberté de pensée et la liberté de conscience », condition que ne peut remplir un projet
islamiste. Mustapha Ben Jaafar n'a pas vraiment abordé la question au cours de cette réunion.
Les autres représentants de partis ou mouvements politiques se positionnent clairement pour une alliance. Ennahdha
pousse intelligemment son avantage : pour Ameur Larayedh, « l'opposition n'est pas faible, mais
divisée [...] nous tendons la main à tous les partis ». Une main que ne rejette pas le PDP, quand Ahmed Nejib
Chebbi recommande, suite à l'intervention de Nadia Chaabane, à « ceux qui veulent brandir des problèmes de
religion, de regarder l'évolution du monde (Turquie, Yemen, etc.) qui ont su intégrer toutes les forces politiques
pour la stabilité ». D'ailleurs, Ennahdha renchérira ensuite d'une certaine façon, en réponse à une question
de la salle rappelant, au sujet du terrorisme, qu'« après les attentats de Djerba et de Madrid, il faut des
réponses sur la participation de Tunisiens à ces actes » : « la chance de la Tunisie est d'avoir eu
un mouvement islamiste modéré, et ses gouvernants n'ont pas su saisir cette chance ». Par cette réponse, Ameur
Larayedh pose Ennahdha comme garant contre l'extrémisme, comme l'a relevé Nadia Chaabane, tout en notant que
l'extrémisme est un problème de fond, et non un problème d'encadrement. Ameur Larayedh poursuit son analyse en
disant que « c'est le pouvoir qui produit des islamistes de type taliban, par une répression intense depuis
les années 90 ».
Quant à Moncef Marzouki pour le CPR, sa position est claire depuis longtemps, au point
de se désister au dernier moment de la participation à une
réunion publique organisée le 14 octobre 2004 par le CTS à Genève, « boycottant cette conférence » (décidément, c'est
un boycott tous azimuts), parce qu'il estimait que le mouvement Ennahdha en avait été « exclu », comme
l'a rapporté le quotidien genevoix Le Courrier du 15 octobre 2004. Mohamed Ben Henda, organisateur de
cette réunion en Suisse, s'est fait fort de rappeler cet incident à Paris, en réaffirmant le droit de choisir
ses alliés, ce qu'il avait déclaré sous une forme savoureuse au Courrier : « chacun met
les ingrédients qu'il veut dans son couscous ».
Que faire ?
Que faire alors, comme disait Lénine, mais aussi, en conclusion, Mokhtar Trifi, constatant qu'« on sort de
cette réunion plus divisés qu'avant » et que « les divergences ont été étalées et aggravées avec les
flèches lancées ». Lucide, le président de la LTDH ne manque pas de rappeler, et c'est aussi son rôle, que
« la faiblesse des partis en Tunisie a été constatée, il y a même des partis anciens qui n'ont pas pu remplir
leurs listes [NDLR. pour les législatives], nécessitant 152 candidats ». Mokhtar Trifi parle aussi du
retour de « la transhumance entre partis », avec des gens qui, se voyant refuser une tête de liste par un
parti, vont voir chez le voisin, « pour être sur une liste, en dépit de toute conviction ».
L'avocat
poursuit : « il faut un militantisme clair, il est en déficit dans ce pays ». Il faut « s'arrêter
et réfléchir à la situation de l'opposition », avait conclu Bochra Belhaj Hmida avant lui. Le constat est
terrible, mais nécessaire, et comme rassure Mokhtar Trifi, « l'essentiel est que les gens ont parlé avec
franchise et clarté ». Et s'il faut espérer avec lui reprendre (ou continuer) d'un bon pied le 25
octobre, ce
n'est pas en « espérant avoir tout "oublié" », mais au contraire en se souvenant bien des positions de
chacun, et en en tenant compte. C'est aussi ça, la maturité politique, et ça n'a jamais empêché personne d'avancer,
les yeux ouverts.
D'avancer par exemple vers les Municipales, comme Mustapha Ben Jaafar en exprimait l'espoir, en
début de réunion. En tous cas, la pire solution serait d'opter pour une « conférence nationale » de
l'opposition à l'étranger, comme certains l'ont proposé, ce qui a fait réagir Mohamed
Lakhdar Ellala, décidément très en forme ce jour-là, par un cri du coeur : « je ne veux pas d'une
conférence nationale organisée par le SDECE français ! ». Nous non plus.