e 24 octobre 2004, le citoyen tunisien aura à élire le même jour et dans le même mouvement
ses représentants à
l'Assemblée nationale et son président de la République. Élections législatives et présidentielles confondues
depuis l'indépendance de la Tunisie, ayant lieu le même jour, dans le même bureau de vote : n'est-ce pas là
l'illustration flagrante de cette confusion entre l'exécutif et le législatif d'autant que l'on sait que le
candidat à la présidence élu depuis cinquante ans est aussi le président du parti, lui-même massivement élu à
l'Assemblée nationale, et que la majorité présidentielle se confond donc avec la majorité du parti au pouvoir ?
Sur cette majorité du parti-État et sur son rapport aux évènements historiques qui ont jalonné l'histoire de l'État
tunisien depuis son accession à l'indépendance, les chiffres, même officiels, nous donnent quelques indications
intéressantes. C'est pourquoi nous avons pu réaliser le tableau récapitulatif présenté dans cet article sur la base
d'un dossier ayant pour titre « une Assemblée constituante et dix législatures » paru dans le quotidien
Le Temps du 3 octobre 2004. Les paramètres les plus pertinents nous ont paru être le taux de participation
des citoyens aux élections législatives - qui n'a d'intérêt que dans la mesure où il est censé représenter le taux
d'adhésion populaire à la politique du parti-État - ainsi que le choix opéré sur les formations politiques en
présence - du moins durant les périodes relativement récentes où ces formations ont pu exprimer leur existence.
Ledit dossier a volontairement été utilisé comme unique source d'élaboration de cette synthèse - ce qui
explique que le nombre des sièges remportés par le RCD en 1994 et 1999 est remplacé par un taux, conformément aux
informations données par le dossier - avec la gageure de prouver que si le poisson ne se noie pas si facilement
dans l'eau dans laquelle on veut le noyer, c'est parce que la réalité est tenace et résiste à toute tentative de
la masquer. En l'occurrence, les commentaires et rappels historiques qu'ont suscités en nous ces chiffres ont pour
but de tenter de dégager les grandes tendances qui président au fonctionnement de la vie politique en Tunisie
depuis un demi-siècle.
À signaler que le réalisateur du dossier a utilisé comme source une publication du Centre de documentation
nationale intitulée « Les élections législatives tunisiennes de 1956 à 1981 » ainsi que les
informations fournies par les quotidiens L'Action, La Presse, Le Temps et Le Renouveau :
les chiffres et les pourcentages sont donc ce qu'on appelle « des chiffres officiels » c'est-à-dire
qu'ils ont l'agrément de ceux qui nous gouvernent.
Date |
Inscrits |
Votants |
Nuls |
Exprimés |
Taux de participation |
Candidats |
Nb. de sièges |
25 mars 1956 |
723 151 |
- |
- |
599 232 |
82,86% |
Front National (Néo-destour + UGTT + UTAC + UNA),
PCT, Indépendants
Élus : Front National (totalité des sièges) |
98 |
8 novembre 1959 |
1 088 577 |
- |
- |
1 007 959 |
91,66% |
Union nationale (Néo-destour + UGTT), Démocratie et Progrès (PCT)
Élus : Union Nationale (totalité des sièges) |
90 |
8 novembre 1964 |
1 301 543 |
- |
- |
1 255 700 |
96,47% |
PSD seul candidat
Élus : PSD (totalité des sièges) |
90 |
2 novembre 1969 |
1 449 347 |
- |
- |
1 366 795 |
94,69% |
PSD seul candidat
Élus : PSD (totalité des sièges) |
101 |
3 novembre 1974 |
1 623 743 |
- |
- |
1 571 102 |
96,75% |
PSD seul candidat
Élus : PSD (totalité des sièges) |
112 |
4 novembre 1979 |
2 013 581 |
- |
- |
1 621 975 |
80,55% |
PSD seul candidat
Élus : PSD (totalité des sièges) |
121 |
1er novembre 1981 (anticipées) |
2 311 031 |
- |
- |
1 962 127 |
89,90% |
PSD, UGTT, MDS, MUP, PCT, Indépendants
Élus : Front National (PSD + UGTT, totalité des sièges) |
136
(109+27) |
2 novembre 1986 |
2 622 482 |
2 175 093 |
10 036 |
2 165 057 |
82,94% |
Union patriotique (PSD + UGTT + UTICA + UNA),
Défi démocratique,
Alliance démocratique,
Union populaire
Élus : Union patriotique (totalité des sièges) |
125 |
7 Novembre 1987 :
Destitution de Habib Bourguiba - Zine El Abidine Ben Ali accède à la magistrature suprême
|
2 avril 1989 (anticipées) |
2 711 925 |
2 073 719 |
31 836 |
2 041 883 |
76,46% |
RCD, MDS, PUP, RSP, UDU
Élus : RCD (totalité des sièges, 80,48% des voix) |
141 |
20 mars 1994 |
2 976 366 |
2 841 557 |
8 636 |
2 832 871 |
95,47% |
RCD, MDS, UDU, PUP, Ettajdid (ex-PCT), PSL, RSP
Élus :
- RCD (majorité des sièges, 97,73% des voix)
- Opposition |
19 |
24 octobre 1999 |
3 387 542 |
3 100 098 |
9 036 |
3 091 162 |
91,51% |
RCD, MDS, PUP, UDU, Ettajdid, PSL, RSP
Élus :
- RCD (majorité des sièges, 91,59% des voix)
- MDS
- PUP
- UDU
- Ettajdid
- PSL |
13
7
7
5
2 |
Tableau récapitulatif du taux de participation aux Légistatives (1956-1999)
Commentaires et rappels historiques
1. 1956 a vu l'élection de l'Assemblée constituante : sur 171 candidats inscrits, 98 sont du Front national
(Néo-Destour, UGTT, UTAC, UNA). Ils remportent la totalité des sièges. Dès l'indépendance acquise, le Néo-Destour
affirme donc sa détermination à gouverner seul.
2. 1962 consacre le démantèlement et la condamnation des dirigeants youssefistes accusés de complot contre
la sûreté de l'État. Dans la foulée, le Parti communiste tunisien (PCT) est interdit à son tour et militera dans la
clandestinité jusqu'en 1981, ainsi que toute association ou parti politique d'opposition. Le Parti socialiste
destourien (PSD) règne donc en maître absolu durant presque vingt ans (de 1962 à 1981), réprimant toute
contestation (procès de 1968, 1973, 1975 contre les opposants de gauche - PCT, Perspectives, El
Amel Ettounsi - et
ceux d'obédiences baathistes ; mise au pas du mouvement étudiant). C'est durant la période allant de 1962 aux
Législatives de 1979 que sont déclarés les taux de participation les plus élevés, tous en faveur du PSD qui
gouverne en parti unique.
3. 1979 suscite le plus bas taux de participation, avec près de 400 000 votes non exprimés soit environ
le cinquième des inscrits. Il faut dire que la fin des années 70, qui furent aussi celles du ministère Nouira et de
la libéralisation de l'économie, fut marquée par la présence, sur la scène politique, d'un mouvement syndical
devenu plus incisif. L' UGTT, se réimplantant massivement dans le milieu des travailleurs dont elle prend en charge
la revendication pour les droits au travail et l'amélioration du niveau de vie en encadrant notamment le plus grand
nombre de grèves enregistrées depuis l'indépendance, devient la plus grande organisation pouvant tenir tête au
parti destourien et à la politique de l'État bourguibien. Ce qui explique pourquoi, cette année-là, la rupture du
pouvoir avec l'UGTT est presque consommée depuis la grève générale du 26 janvier 1978 organisée par la centrale
syndicale et réprimée dans le sang, suivie des arrestations des cadres syndicaux qui aboutirent aux condamnations
de Habib Achour - alors Secrétaire général de l'UGTT - ainsi que de nombreux syndicalistes. Le régime tentera de
récupérer à ses côtés la centrale syndicale par la nomination d'une direction fantoche, non reconnue par
l'écrasante majorités des militants syndicaux et des fédérations. Le départ de Hédi Nouira et la nomination de
Mohamed Mzali comme Premier ministre amorceront un relâchement de la tension, avec la libération de Habib Achour et
des prisonniers syndicalistes ainsi que la tenue du congrès de Gafsa qui élit une nouvelle direction syndicale.
4. 1981 voit le taux de participation remonter et surtout apparaître, à côté du PSD, quelques candidats de
l'opposition. Il faut dire que sous le gouvernement Mzali s'est opérée une certaine libéralisation de la vie
politique, qui a entraîné la libération des syndicalistes arrêtés et des détenus politiques ainsi que la
légalisation de certains partis dont le PCT, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS, tendance libérale
dissidente du PSD), et le Mouvement de l'Unité populaire (MUP). Pour la première fois depuis vingt ans, ces
formations se présentent comme alternative politique. Toutefois, l'opposition ne décroche aucun siège et le RCD
conserve avec une majorité écrasante la totalité des sièges. C'est pourquoi, sous la plume d'Ahmed Mestiri,
dirigeant du MDS, paraît en première page, dans l'organe de ce parti, au lendemain même des élections, un article
qui fera beaucoup de bruit et qui, sous le titre « J'accuse », dénonce les fraudes électorales au profit du parti
au pouvoir et la falsification des résultats.
5. 1986 marque la fin de l'ère Mzali, démis de ses fonctions de Premier ministre, la démythification auprès
de l'opinion nationale et internationale d'un Bourguiba entièrement livré à la politique de sérail de ses
courtisans, ce qui se traduisit entre autres par la valse des nominations de ministres, l'instabilité
gouvernementale, le scandale autour des malversations prêtées à Mzali et le resserrement de l'étau autour des
syndicalistes, des démocrates et de toute opposition au régime en place. Cette période 1981-1986 est marquée par
les émeutes dites « du pain » de janvier 1983, réprimées elles aussi dans le sang mais devant lesquelles
Bourguiba lui-même dût reculer en annulant l'augmentation du prix du pain, objet de l'émeute, discréditant Mzali,
d'ailleurs traîné dans la boue par la vindicte populaire. Cette crise, l'instabilité et le clientélisme dans
laquelle la politique de l'État sombrait au vu et au su de tout le monde, peut sans doute expliquer la baisse du
taux de participation aux Législatives ; pourtant, le score remporté par le PSD demeure spectaculairement élevé et
celui de l'opposition, comme à l'ordinaire, si minime qu'il donne la totalité des sièges au PSD. Mais on ne pourra
cacher, même par des chiffres officiels, que plus d'un cinquième des inscrits de s'est pas exprimé. À noter aussi
que pour la première fois depuis l'indépendance apparaissent, sous l'étiquette d'indépendants, de nombreux
candidats islamistes appartenant au mouvement Ennahdha non reconnu et dont les déclarations d'un archaïsme
tonitruant (entre autres par la remise en cause du Code du statut personnel et des acquis de la femme tunisienne)
seront le prélude à une répression sanglante suivie de condamnations à mort.
6. 1989 est l'année des premières élections législatives - anticipées d'ailleurs - organisées par le régime
de Ben Ali deux ans après la chute de Bourguiba. Elles enregistrent, paradoxalement, le plus bas taux de
participation et le plus bas taux de votes en faveur du RCD (ex PSD). Ces chiffres traduiraient-il plus de
transparence, parce que plus proches de la réalité de la participation et du choix des citoyens aux élections
législatives ? Traduiraient-ils au contraire une incertitude de ces mêmes citoyens face à de nouveaux gouvernants
qui n'ont pas encore fait leurs preuves ? Pourtant, près de deux ans après le 7 novembre 1987, date de la
destitution du président Bourguiba et de son remplacement par le président Ben Ali, la politique du nouveau
gouvernement se présentait dans la continuité des grandes options du régime précédent, avec en plus la volonté
déclarée de démocratiser la vie politique. Malgré les 76,46% enregistrés, la totalité des sièges revient encore une
fois au RCD détenteur de la majorité absolue.
7. 1994 et 1999 montrent à nouveau une participation extrêmement massive aux élections, avec une
majorité encore une fois écrasante en faveur du RCD. Ces chiffres n'auraient-ils pas un goût de déjà vu et ne nous
rappelleraient-ils pas ceux de la période la plus noire du régime de Bourguiba, malgré la présence de plusieurs
formations d'opposition ? Celles-ci dénoncèrent d'ailleurs à plusieurs reprises les obstacles mis à leurs campagnes
électorales (entre autres les difficultés, voire les empêchements que les médias - presse, télévision, radio,
monopoles du parti au pouvoir - leur opposèrent pour s'exprimer), les tracasseries de toutes sortes pour
l'organisation des réunions, meetings et autres ainsi que les irrégularités durant les élections.
Les grandes tendances
1. Ces chiffres de participation à des élections législatives qui, comme chacun le sait, ont pour but d'élire les
représentants du peuple à l'Assemblée nationale, n'ont d'intérêt que dans la mesure où le Parti au pouvoir les
utilise pour prouver l'adhésion populaire dont il bénéficie pour la politique qu'il mène à la tête de l'État, pour
prouver aussi à quel point le peuple tunisien ne se reconnaît pas dans les formations d'opposition et n'adhère pas
à leurs programmes.
2. C'est dans les périodes de plus grande crise de la politique de l'État - voir, à titre d'exemple, la période
bourguibienne 1962-1981 -, de plus grande grogne populaire, de plus grand désenchantement et de plus grands
obstacles à la vie démocratique qu'on oppose ces « majorités écrasantes » qui ne sont pas sans rappeler celles de
tous les régimes totalitaires.
3. Certains ont pu dire que ces chiffres officiels étaient un tant soit peu tronqués, mais cela reste difficile à
prouver. En revanche on sait, pour l'avoir observé dans tous les régimes à caractère ou à dominante totalitaire,
que c'est la domination d'un parti unique dans l'appareil de l'État, tentaculaire dans toutes les instances de la
vie sociale, qui produit justement ce genre de chiffres, ces « majorités écrasantes » qui sont aussi le fruit de la
soumission des électeurs, de leur peur, de leur manipulation, parfois de leur intérêt.
4. La démocratisation « au compte-goutte » qui a autorisé certaines formations et pas d'autres, qui gère ce qui
peut se dire et ne pas se dire, qui ferme les portes à l'expression libre et à la créativité, n'a pas permis à
l'opposition de construire une véritable alternative politique ni même de pouvoir toucher un large public. Les
opposants, quand ils ne sont pas récupérés dans les rouages du système, sont, aujourd'hui encore en Tunisie, des
kamikazes qui risquent à tout moment l'emprisonnement, la perte de leur travail et des pressions diverses.
5. La révision du mode de scrutin après le 7 novembre 1987, en combinant entre la majorité absolue qui régnait
dans l'ancien code (et ne permettait qu'aux listes possédant cette majorité - celles du PSD - d'être élues)
et la proportionnelle qui s'adresse uniquement aux listes de l'opposition, a permis à celle-ci d'obtenir quelques
sièges à l'Assemblée Nationale, à côté des sièges obtenus à la majorité absolue par le parti au pouvoir : ainsi
l'opposition ne grignote-t-elle pas du terrain sur celui de la majorité du RCD qui progresse
régulièrement, compte tenu de la progression du nombre des citoyens en âge de voter - dans toutes les
listes présentées, ce parti obtient, comme de bien entendu, la majorité absolue - mais en marge de
cette majorité. Un certain nombre de sièges
sont préalablement déterminés pour l'opposition qui, se présentant avec différentes formations, voit la concurrence
s'installer non avec le parti au pouvoir - dont le nombre de sièges est déjà défini - mais entre ces différentes
formations elles-mêmes. C'est dire à quel point le système électoral tunisien est vicié !
6. Le 7 novembre 1987 disait inaugurer une « ère nouvelle » : les chiffres, même officiels, et le mode de scrutin
semblent contredire cette affirmation et placer le régime actuel davantage dans une continuité sur le plan de la
gestion de la vie politique que dans une rupture avec le régime précédent. Et cette continuité a pour but d'assurer
la pérennité du parti au pouvoir au détriment de la constitution de l'État de droit et de l'expression d'une
véritable société civile.
À la veille du 24 octobre 2004, l'état des lieux
Élections législatives : 7 partis en lice, avec,
pour 152 sièges :
- RCD : 26 listes
Pour 37 sièges :
- Mouvement des démocrates socialistes (MDS) : 26 listes
- Parti de l'unité populaire (PUP) : 26 listes
- Parti social libéral (PSL) : 23 listes
- Union démocratique unioniste (UDU) : 23 listes
- Ettajdid : 21 listes
- Parti démocratique progressiste (PDP) : 16 listes
À noter qu'il y a si peu de suspense dans ces élections législatives que l'on sait déjà le nombre de sièges
qu'occuperont les représentants du RCD : la seule inconnue - toute relative - demeure la répartition des 37 sièges
réservés à l'opposition.