a prise en otage des deux journalistes français Georges Malbrunot et Christian Chesnot a suscité un très vif émoi.
Un mouvement de solidarité internationale, auquel bien évidemment nous nous associons, en a été la réplique. Pour
autant, il serait tout à fait irrecevable que la défense et l'obligatoire libération de ces deux grands reporters
se fassent au nom de la position honorable de la France dans la guerre contre l'Irak. Un tel argument inscrirait en
creux une forme de légitimation de l'enlèvement ou de l'assassinat d'autres journalistes, ressortissants d'États
plus impliqués et plus bellicistes. Ce triste épisode d'une guerre coloniale permet de rappeler le souvenir
d'autres correspondants de presse, Ukrainiens, Espagnols et Arabes, dont le meurtre par des guerriers américains
fut travesti en tristes méprises, en somme « les risques du métier » !
Portée à toutes les escroqueries et au mensonge d'État, l'administration américaine, par l'intermédiaire de sa
représentation diplomatique et en collaboration avec quelques autochtones, (par exemple, en Tunisie, l'Institut
arabe des droits de l'homme, quelques patrons et journalistes de la presse dite « indépendante »), aura quand même
l'indécence de donner, du Caire à Tunis en passant par le Qatar, des leçons de déontologie journalistique !
Pour quelques dollars de plus
Il est évident que les disciples de cet ordre impérial de l'information en escomptent quelques dollars de plus dans
la pitoyable escarcelle, où la liberté d'expression ainsi que la plume vive de certains de leurs collaborateurs
leur servent de monnaie d'échange.
En Tunisie, oserons-nous dire, plus vil que la propagande officielle qui tient lieu d'information gouvernementale,
il y a le journalisme du tiroir-caisse.
Dans un article récemment publié par la revue Ettariq eljadid (juillet 2004), Houcine Ghali, directeur du
Centre d'études et de recherches arabes (Genève), qui fut par le passé collaborateur de magazines tunisiens,
produit une étude où il stigmatise la presse pseudo-indépendante, usurpatrice de cette qualité. Une telle imposture
revient à son âpreté au gain facile. Car la distribution des annonces classées par un organisme de l'État, l'ATCE
(Agence tunisienne de communication extérieure) est pluie d'or sur papier noirci, médiocre et vulgaire, qui bien
entendu ne laisse place, selon Houcine Ghali, ni au débat contradictoire, ni à l'analyse. L'auteur de l'étude cite
parmi ces périodiques Réalités, L'Économiste Maghrébin, L'Observateur et quelques titres
d'une presse people. En ramenant à 20% la part des recettes provenant de la vente d'un de ces périodiques,
Houcine Ghali est bien généreux, très au-delà du chiffre réel des ventes pour un observateur de l'intérieur qui
aura vu pendant des années revenir les invendus et s'entasser dans les débarras des entreprises montagnes de
paperasses indignes dont même les chiffonniers ou les marchands de beignets ne veulent pas.
Aussi, la trésorerie ne prospère-t-elle qu'au gré des annonces publicitaires qui couvrent, selon Houcine Ghali, 70%
de l'espace rédactionnel. L'ATCE coupe les vannes de cette source providentielle à la moindre incartade, d'où les
pleurnicheries de certain patron de presse qui, se prenant quelques fois sous quelque obligeant parapluie étranger
pour le nouveau messie de la liberté d'expression, héraut de la société civile, ne se retrouve plus dans ses
comptes d'apothicaire et en revient vite à plus de docilité. Quelques fois même, une intervention de poids ramène à
de meilleurs sentiments la direction de l'ATCE.
La publicité privée, précise Houcine Ghali dans son étude, obéit aux mêmes lois de la pesanteur et de la disgrâce.
Quel patron privé bravera donc l'ire d'un pouvoir personnel dont la gouvernance serait mise en question ? Le fisc
sort ses griffes en cas de velléité de transgression. Directrice d'un petit hebdomadaire T.V., Souhayr Belhassen -
aujourd'hui vice-présidente de la Ligue tunisiennes des droits de l'homme (LTDH) et de la Fédération internationale
des ligues des droits de l'homme (FIDH) - se vit couper tout financement publicitaire car son hebdomadaire
rechignait à dessiner entre les grilles des programmes télévisés quelques courbettes.
Fric, mode d'emploi
En Tunisie, il y a bien quelques dizaines de femmes de presse qui, en dépit d'un harcèlement politique, se refusent
à être les « putains du journalisme ».
Mais il y a mille et une autres façons de remplir le tiroir-caisse. Malheur à l'avocat, au médecin, à
l'entrepreneur, au commerçant, au militant politique, qui aurait commis un petit dérapage professionnel. Car un
patron de presse qui en aura eu vent mettra sur l'affaire son journaliste au meilleur flair qui, à son insu,
rapportera comme le meilleur des chiens de chasse tous les éléments d'« un petit arrangement » entre le
contrevenant et le journal en question qui en tirera au moins un « abonnement de soutien ». Banques, assurances,
sécurité sociale (ah, comment ne pas payer ses arriérés de cotisations sociales, c'est une drôle d'histoire !)
cabinets, entreprises..., sont susceptibles de ces petits marchandages. Et qu'importe la déontologie, et même le
journaliste candide instrumentalisé est englué dans l'ère du soupçon !
De ces situations exemplaires, signalons la moins voyante car les autres affaires méritent de plus amples
développements. Une petite boîte de farines animales (ou quelque chose de voisin) fit un jour les frais, en pleine
maladie de la vache folle, d'une critique journalistique informée alors qu'elle attendait un papier publicitaire
dithyrambique. Surpris mais fair-play, l'élégant PDG téléphona de Genève à l'auteur de l'article pour lui exprimer
sa déconvenue, car il avait payé d'avance une redevance de 2000 dinars au patron du journal, « de quoi faire
tourner le tiroir-caisse ! ». L'expression est donc de ce monsieur qui, naïvement, avait attendu un
publi-reportage. Ce type de papier travesti en article n'est absolument pas réglementé et il se paie de la main à
la main. Quelques journalistes exercés ou véreux en escomptent une petite commission.
Il y a des spécialistes qui, jouant aux fins gourmets, attrapent du cholestérol à leurs tournées publicitaires des
restaurants, plébiscitent les derniers modèles de voitures. Quant aux cliniques privés et aux laboratoires
pharmaceutiques, au mépris des interdits des Conseils de l'Ordre, ils font les choux gras des patrons de presse là
où s'impose la vigilance !
Il y a 20 ans, soumis à un audit, le malheureux directeur du Phare Abdeljelil Al Behi, qui n'avait jamais
eu droit à la moindre publicité, devait plier boutique, par crainte d'une accusation d'un jeu d'écriture entre la
comptabilité du Phare et celle de sa petite maison d'édition qui, disait-on, soutenait le journal.
Aujourd'hui, aucun audit ne regarde de près des comptabilités prospères dont les agents s'enfuient tous les 3 mois,
allez savoir pourquoi !
Le brûlot L'Audace, diffusé en France et réalisé en Italie, stigmatisait il y a un mois le directeur de
L'Économiste maghrébin qui, associé à son ancien étudiant et néanmoins fils de l'ex-directeur de la
Sécurité nationale, Mohamed Ali Guenzoui, aurait monté une imprimerie, Delta éditions, au capital de 645
millions de nos millimes. Vieille histoire, une bagatelle d'ailleurs (et, dirons-nous, au moins le directeur de
L'Économiste maghrébin a du talent et écrit lui-même ses articles), quand ses pairs ont monté tout à la
fois imprimerie et château andalou non en Espagne mais à Hammamet dont la publicité (gratuite cette fois-ci) s'est
étalée tout l'été.
Pour autant, la seule information que l'on tienne, c'est que le
capital d'un hôtel de 5 étoiles va chercher selon les normes nationales dans les 8 à 10 milliards et que
l'investissement personnel du PDG, selon les règles en vigueur, tourne donc autour de 2 à 3 milliards. Au diable
l'avarice, sauf quand il s'agit de faire suer le burnous du personnel, mais le journalisme du tiroir-caisse a
pris cigare et bedaine !
On objectera que sous d'autres cieux aussi cela fonctionne ainsi. Oui, mais ailleurs, il y a règles et contrôles,
et l'on y fait aussi de l'information !