Alternatives citoyennes
Numéro 10 - 15 septembre 2004
Éditorial
Le syndrome de la pastèque

 

Directeur de la Fondation Naumann pour le Maghreb et le Proche-orient, Ulrich Vogt est décédé cet été. La société civile tunisienne - le mouvement des femmes, les jeunes entrepreneurs, le petit noyau de journalistes indépendants, et d'une façon générale le mouvement démocratique - perd en lui un ami, un soutien, un accompagnateur qui en encourageait l'émergence, en écoutait les attentes, en préparait l'intégration raisonnée, construite, efficace dans l'espace redoutable de la mondialisation libérale. Il était proche des Tunisiens et, d'Alger à Tunis, puis de Rabat à Amman, il aimait le monde arabe dont il connaissait la culture, respectait les usages et parlait la langue, si purement qu'il faisait honte à certains natifs de notre pays.

Pour nous qui le connaissions depuis plus de 20 ans, avant qu'il n'occupe une position si recherchée, voire si courtisée, il était simplement Uli, notre ami, notre confident, notre complice et notre appui. Il était tout particulièrement attentif à l'expérience d'Alternatives Citoyennes, nous ayant promis, pour ce numéro, un témoignage sur son observation de l'évolution des sociétés arabes le long de sa mission. Hélas...

Nous aimions son raffinement, sa grande culture, son humour et c'est un de ses commentaires qui nous inspire le thème de cet éditorial.

Un jour qu'une descente du chef de l'État au centre-ville pour inaugurer quelque exposition - ce devait être aux dernières élections municipales - requérait une vigilance particulière, quelques officiers de la sécurité avaient pris position sur les terrasses privées d'où ils scrutaient le moindre mouvement suspect. Mais quelques jours plus tard, à l'occasion de la visite du roi du Maroc et d'une parade sur l'avenue principale, c'était rebelote pour les riverains invités très poliment à fermer leurs volets mais à héberger sur leurs balcons les mêmes guetteurs.

Alors, appelée à leur offrir une boisson fraîche, nous engagions une petite conversation avec ces hôtes involontaires de notre intimité, demeurés par ailleurs dans une absolue correction à notre égard : « mais enfin, que voudriez-vous que l'on jette d'ici ? ». Et l'un d'eux, déconcerté ou pour couper court à cet étrange interrogatoire, de nous répondre : « je ne sais pas, moi, une pastèque peut-être ! ».

Cette amusante mais édifiante anecdote racontée quelques jours plus tard à Uli, de passage à Tunis, nous valut cette réplique : « je connaissais les Républiques bananières, je découvre celles de la pastèque ».

Car notre seconde République est affligée du syndrome de la pastèque. L'obsession sécuritaire cadenasse le système, verrouille toutes les issues, ne laisse pas la moindre fenêtre entrouverte, la moindre soupape d'où s'échapperait un semblant de fumet démocratique. L'espace d'expression est entièrement saturé de propagande, les lieux de parole publique alternative sont confinés. L'État-parti, qui actionne tous les mécanismes institutionnels et commande les ressorts organisationnels, s'est aussi infiltré dans les têtes.

Contrôle et autocontrôle plombent ce pays immobile. Le syndrome de la pastèque est une affection invalidante. De quelles élections nous parle-t-on ? Rien ne bouge et si la machine continue de tourner, c'est qu'elle est sous perfusion financière internationale permettant les transferts sociaux stabilisateurs. Une société moyenne besogneuse ou affairiste continue de consommer, sinon de produire. Mais que de nuages noirs à l'horizon pour nos exportations, notre agriculture, notre tourisme et nos milliers de jeunes demandeurs d'emploi, surtout diplômés ! Il suffirait que sur le ressentiment rampant, sur la violence contenue, sur la colère différée de tant de frustration, une étincelle prenne, un coup de foudre tombé du ciel sur nos eaux dormantes.

Le pouvoir sur le qui-vive le sait, l'opposition urbaine sans grand contact avec la société réelle le sait, les chancelleries le savent et Uli le savait, qui va nous manquer.

 

Nadia Omrane
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