e qui vient de se passer à l'UGTT constitue un événement. Au sens littéral du terme : c'est la première fois
depuis les élections de novembre 1981, que l'alignement de l'UGTT sur le pouvoir au niveau du choix électoral est
mis en cause de l'intérieur des structures de direction de la centrale syndicale. La réunion tenue le 31 août par
la C.A. regroupe près de 70 membres : 13 membres du B.E., 24 secrétaires généraux des Unions régionales, et plus de
30 secrétaires sénéraux des Fédérations et des Syndicats sectoriels.
L'Exécutif présente à la C.A. un projet de résolution qui stipule que « l'UGTT soutient la candidature du président
Ben Ali pour un nouveau mandat présidentiel et appelle tous les syndicalistes, tous les travailleurs manuels et
intellectuels à voter pour lui [le 24 octobre] afin qu'il poursuive la direction de la marche du pays dans la
cohésion et pour la concrétisation des objectifs nationaux en matière de développement, de justice et de
démocratie ».
Un débat, bref mais réel, s'engage. Lors du vote final sur la résolution proposée par le B.E., près de 25% des
membres vote contre ou opte pour l'abstention. C'est une première : 17 dirigeants syndicaux, régionaux ou
sectoriels, refusent que l'UGTT s'engage aux côtés du président sortant. 17 responsables, et non des moindres : 4
Unions régionales (Sfax, Kairouan, Mahdia et Jendouba) votent contre, deux autres (Le Kef et l'important bastion
ouvrier de Ben Arous) s'abstiennent. Au niveau des secteurs : c'est le cas de tous les niveaux de l'enseignement
(primaire, secondaire et supérieur), de la santé publique (la Fédération de la santé, le Syndicat national des
médecins de la santé sublique, le Syndicat national des médecins hospitalo-universitaires), le secteur des banques,
celui des travaux publics, celui des postes..., ils ont tous voté contre.
Ce n'est certes pas un cataclysme, mais c'est bel et bien une brèche, une brèche dans la machine généralement bien
huilée qu'est l'UGTT...
Brèche, avons-nous dit. Et c'est le maître-mot de l'Initiative démocratique (I.D.). Celle-ci, depuis quelques
semaines, a mis les bouchées doubles. L'Université d'été qu'elle a organisée les 13 et 14 août a constitué un très
grand succès. Par la présence qualitative et quantitative importante. Par la qualité des thèmes traités et celle
des intervenants : Yadh Ben Achour, Mahmoud Ben Romdhane, Ahmed Ounaïes, Mohamed Charfi, Slim Loghmani, Mongi
Boughazala, Mohamed Mahfoudh, Hafidha Chekir...
Et la brèche alors ? Ah, « la brèche » à l'UGTT, l'initiative démocratique y est pour quelque chose. La lettre
adressée le 25 juillet par M'Hamed Ali Halouani, candidat de l'I.D. aux présidentielles d'octobre, à la direction
de l'UGTT et qui demande simplement (même si c'est une lettre longue de 7 pages !) que la centrale syndicale reste
neutre dans la bataille électorale, par respect pour la pluralité de ses mandats et la nécessaire autonomie du
syndicat. Une véritable campagne de lobbying a été menée par de nombreux responsables nationaux et régionaux de
l'I.D. (qui compte dans ses rangs des dizaines de syndicalistes) auprès des 70 membres de la C.A. de l'UGTT tout au
long de la semaine qui a précédé la réunion de cette instance. La lettre de Halouani à l'UGTT (des lettres dans le
même sens ont été adressées à l'UTICA, à l'UNFT, et à l'UTAP) a été massivement diffusée (plusieurs centaines
d'exemplaires) à Tunis, Sousse, Monastir, Mahdia, Sfax, Kairouan, Gafsa, Tozeur, Bizerte...
La brèche enregistrée le 31 août dans les milieux syndicaux est importante. Elle a été possible malgré les diverses
manoeuvres de l'Exécutif de l'UGTT. Pour tenter de faire passer la pilule, ce dernier a inclus dans la résolution
proposée au vote de la C.A. des considérations pouvant constituer des « concessions » à l'opposition syndicale
interne. C'est le cas de l'évocation de l'attachement de l'UGTT à « l'approfondissement du processus démocratique
dans le sens de l'élargissement de la liberté d'expression, de la liberté de la presse et de la libération de
l'information de tous les carcans qui la bloquent, du respect de l'opinion différente, des droits de l'homme, de la
supériorité de la Constitution et de la loi, de la promotion d'une culture démocratique qui ouvre la voie à une
plus grande évolution de la vie démocratique en Tunisie ». La résolution ira plus loin en exprimant le souhait
« que les prochaines élections présidentielles et législatives constituent une occasion importante pour réaliser un
tournant qualitatif sur la voie du changement démocratique, et ce à travers la garantie de toutes les conditions
d'une compétition électorale crédible et honnête, du respect des droits de tous les candidats, d'une véritable
neutralité de l'Administration » et la résolution de « rendre hommage à toutes les initiatives qui tendent à
assurer le succès des prochaines élections, et aux efforts fournis par nombre de partis et mouvements pour défendre
les options démocratiques ».
Mais voilà : ces belles paroles, même si elles constituent un langage nouveau, ne suffisent pas. Bien au contraire,
tout observateur objectif ne manque pas de souligner que ce langage raisonnable, celui d'une organisation qui, sans
être partie prenante dans la compétition électorale, reste concernée par la nécessité de créer le climat pour une
véritable vie démocratique, ne va pas du tout avec la conclusion à laquelle il aboutit paradoxalement : l'appel à
voter pour Ben Ali. En réalité, cette résolution (longue et à laquelle ses rédacteurs ont donné ce ton
« didactique » qu'affectionnent les instituteurs) est un morceau d'anthologie en matière de schizophrénie politico-syndicale,
disons « à la tunisienne ». Les dirigeants actuels de l'UGTT, qui savent que leur destin et leur avenir sont entre
les mains de Ben Ali, sont amenés à jouer un jeu auquel « excellent » tous les opportunistes...
Bien sûr, disent en substance les auteurs de la résolution, nous nous battons pour les libertés, pour la
démocratie, mais nous appelons à voter Ben Ali ! Bien sûr, nous défendons l'autonomie de l'UGTT, mais nous nous
alignons sur le chef de l'État et du parti au pouvoir ! Et comme ces « didacticiens » ne sont pas à une
contradiction près, voyez comment, quand il s'agit des élections présidentielles prévues pour le 24 octobre
prochain, ils n'hésitent pas à appeler, au nom de l'UGTT, à voter pour Ben Ali, alors que pour les élections
législatives prévues pour le même jour, ils se limitent à « appeler les syndicalistes et les travailleurs à
participer activement aux prochaines élections législatives en votant en masse et en toute liberté, en fonction de
leurs convictions ».
Pourquoi une consigne de vote pour les présidentielles (voter pour Ben Ali, pas pour l'un des trois autres
candidats) et pas de consigne pour les législatives pour lesquelles la liberté de choix est laissée aux
syndicalistes et aux travailleurs ? Ceux-ci ne sont-ils capables d'avoir des convictions que pour le choix des
députés, alors que pour le choix entre les candidats aux présidentielles, ils doivent s'en remettre aux convictions
de leurs dirigeants ? Ceux-ci ont-ils la naïveté de croire que le 31 août ne laissera pas de trace ?
La victoire
remportée par près de 75% des membres de la C.A. n'est-elle pas une victoire à la Pyrrhus ?
Le succès de l'Initiative démocratique confirme que le pays frémit, bouge, la perversion répandue partout durant 50
ans par le système de parti unique cède, cèdera du terrain. La mayonnaise a pris ! L'initiative démocratique, c'est
une I.D. subversive !