Alternatives citoyennes
Numéro 1 - 28 avril 2001
Politique
Tribune
Rejeter la démagogie comme l'aventurisme

 

Nous voilà, à travers ces trois mots, tendances, tensions, tentations, confrontés à la réalité globale de la Tunisie d'aujourd'hui, et au-delà, à celle des pays du tiers-monde. Je préfère pour ma part aborder cette réalité par la voie des tensions. Le climat de tension est instauré lorsque la souveraineté populaire, imposée par des luttes collectives, est confisquée par un seul homme qui décide de gouverner seul en n'hésitant pas à semer le silence, la répression, la torture, la corruption, le népotisme, la désolation.

Les tensions se sont manifestées avec la crise générale du « nationalisme » et la désillusion de larges couches sociales qui accusent les pouvoirs nationalistes de détruire la société politiquement et économiquement. Les tensions s'aggravent quand, face à la montée de l'exclusion d'une grande partie de la population, face à l'extension du chômage, notamment des jeunes et des diplômés, face à la fragilisation des acquis sociaux, face à la restriction du droit de grève et des garanties de la législation du travail, l'État abolit la discussion démocratique et gère les institutions sociales et notamment les conflits qui y naissent par la voie de la répression et par la dissolution. Les tensions s'exacerbent lorsque l'État nie l'existence même de toute différence, de toute autonomie et rejette la règle de solution de tout conflit par la discussion.

Devant une telle situation, les tentations sont multiples, il suffit d'en mentionner rapidement quelques exemples. Remarquons tout d'abord qu'on ne peut indéfiniment gouverner un peuple malgré lui et en recourant systématiquement à la violence physique, morale ou symbolique. Tôt ou tard, l'explosion finit malheureusement par se produire. Examinons plutôt notre propre expérience et notre passé récent pour en tirer les conclusions qui s'imposent. Depuis des décennies, les oppositions démocratiques, laïques, politiques avaient été laminées par nos régimes absolutistes et policiers qui ont fait le vide autour d'eux. La tentation des masses, désespérées et livrées à elles-mêmes, s'étaient tournées vers des solutions aussi absolutistes que l'absolutisme des pouvoirs en place. L'intégrisme a prétendu opposer à l'a-moralité en place, à la corruption du pouvoir, une nouvelle moralité, mais ce mouvement est porteur d'une conception du pouvoir tout aussi autoritaire, despotique et sanglante que celles des dictatures qui nous gouvernent. Ce n'est toutefois pas en les réprimant d'une façon aussi barbare que l'on peut espérer les éradiquer. Dernière tentation, disons à nos politiciens que l'histoire de ce vingtième siècle nous a démontré que le terrorisme aveugle, d'extrême-gauche ou d'extrême-droite, s'est développé et épanoui dans des pays qui ont connu des dictatures sanguinaires aussi bien en Europe que dans le tiers-monde : Allemagne, Italie, Espagne, pays latino-américains, arabes ou africains... Souhaitons que nous soyons préservés de tous ces types de tentations.

Lorsque l'on examine les tendances majoritaires qui se manifestent au sein des oppositions démocratiques tunisiennes, nous nous rendons compte que ce souhait n'est pas un voeux pieux. Le peuple tunisien, précocement politisé, pacifique et disposant d'une classe moyenne importante et d'élites nombreuses et diversifiées, a fait la preuve de sa maturité. Les élites et les oppositions démocratiques, attentives à notre environnement euroméditerranéen, ont elles-mêmes mûri pour rejeter la démagogie et l'aventurisme. L'expérience du système répressif tunisien les a vaccinées contre les manipulations et les récupérations. Certains ont accepté dans le passé d'être instrumentalisés pour écarter puis réprimer des opposants et même pour marginaliser des institutions comme la Ligue des droits de l'homme et se voir, à leur tour, victimes de la répression et de l'incarcération. Les opposants démocrates sont désormais vigilants face au double discours et aux promesses, désormais non crédibles, qui parlent de démocratie, de société civile et de l'État de droit alors que la répression s'abat sur les contestataires et les défenseurs des droits de l'homme, qui sont dénoncés par le pouvoir comme des traîtres au service de l'étranger.

Dans ses tendances majoritaires, les oppositions démocratiques ne veulent pas risquer de troquer une dictature certes molle pour une autre dictature fondamentaliste plus dure. L'opposition a compris que la démocratie est l'oeuvre de tous les citoyens, qu'elle ne se construit pas sur la revanche et la violence, qui ne peuvent générer que la dictature, mais une réconciliation nationale, bâtie sur le dialogue pacifique.

 

Mustapha Kraïem
Historien, professeur d'Université. Tunis.
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