Alternatives citoyennes
Numéro 1 - 28 avril 2001
Politique
Entretien
À propos de la responsabilité de l'intellectuel
Interview exclusive de Hichem Jaït

 

Historien, islamologue, Hichem Jaït est l'auteur d'ouvrages sur la personnalité et le devenir arabo-islamique, pour reprendre un de ces titres qui cristallise l'axe essentiel de sa réflexion de chercheur. L'ensemble de cette réflexion a connu une très large audience et discussion dans l'environnement directement concerné mais aussi dans des cercles beaucoup plus large, à l'échelle mondiale.Photo Hichem Jaït
Cet intellectuel de grand talent et de grande notoriété n'hésite pas à sortir de sa tour d'ivoire pour des engagements publics forts sur des sujets graves, tels l'indépendance, la justice ou la liberté d'expression et de création. Ses prises de position le conduisirent devant la justice en 1989 et à diverses formes de pression, enfin à une prompte mise à la retraite de sa carrière de professeur d'université, une fois ses soixante ans atteints, alors que l'État n'hésite pas à reconduire dans leurs exercices universitaires, d'obscurs et poussiéreux « Bac+7», zélés serviteurs du régime et baptisés « intellectuels » ! Hichem Jaït n'en a cure. Après un parcours souvent solitaire, il s'est fait un grand nom et il est tout à la fois, l'honneur de l'élite pensante tunisienne et le recours du mouvement démocratique qui sait de quel poids peut être l'engagement de Hichem Jaït à ses côté. Parce que Hichem Jaït est un intellectuel exemplaire, engagé, celui dont Michel Foucault disait qu'il se tient dans le guet de l'histoire, chaque fois qu'une idée singulière peut la faire avancer, et en première ligne de la résistance, chaque fois que le pouvoir politique s'attaque à l'universel.
Or, aujourd'hui, l'universel c'est le respect de la dignité humaine, de sa liberté, de son droit et cela seul construit le patriotisme, façonne les générations à venir, l'identité d'un pays dont il n'aura pas à avoir honte mais à s'enorgueillir.

Nadia Omrane : Vous avez eu par le passé des engagements publics retentissants, puis vous vous êtes retiré dans votre tour d'ivoire. Aujourd'hui, vous en ressortez de manière très remarquée. Pourquoi maintenant et par la cosignature d'un manifeste ?

Hichem Jaït : Pourquoi maintenant ? Parce qu'il y a des problèmes qui se posent, tout de même, de manière parfaitement ciblée sur le plan du temps, à savoir, la reconduction ou non du président de la République actuel en 2004. C'est un problème qui préoccupe l'élite, l'élite pensante, parce que constitutionnellement, comme chacun sait, le président n'a pas le droit de se représenter. De son côté, il semblerait qu'il pourrait y avoir un désir de sa part de le faire, en remaniant la constitution ou par référendum, comme d'autres chefs d'État dans le monde arabe - je pense à Moubarak, par exemple. D'autre part, je pense aussi qu'au bout de 17 ans de pouvoir - cela sera le cas du président Ben Ali en 2004 - le pouvoir use fatalement, que ce soit dans les pays développés ou non. C'est énorme, 17 ans. Les gens ont besoin de changement. C'est évident et notoire dans les pays industrialisés et démocratiques. Mais même dans les pays comme les nôtres, c'est difficile de « se taper » 30 ans de Bourguiba et peut-être 30 ans de Ben Ali. Cela fait des régimes stables et dans un certain sens, c'est bon. Mais d'un autre côté, cela empêche un renouvellement de la pensée, des horizons, des hommes etc.
Je voudrais ajouter surtout que depuis tout ce temps, j'ai toujours souhaité qu'il y ait un jour ou l'autre, une espèce de changement politique, d'autant qu'il n'y a presque plus d'opposition, de fait. Or, il ne s'est rien passé de tel. Donc à mon sens, je doute que dans le cadre d'un prolongement de l'actuel mandat présidentiel, il y ait un changement de politique, parce qu'il y a toujours des habitudes qui sont prises, dont il est difficile de se déprendre, parce que les mêmes hommes sont là, exécutant ce type de politique et il est difficile de les changer. De sorte que je ne crois pas du tout à une possibilité de changement.
Enfin, la situation des libertés est arrivée à un tel point que nous ne pouvons qu'exprimer notre désir de liberté, j'allais dire d'un minimum de liberté, qui n'existe même pas. Chaque fois que j'ouvre un journal national, en arabe ou en français, c'est du néant. La censure, l'autocensure et surtout l'obsession du politique sur un fond d'inexistence du politique sont tout à fait harassantes. On ne voit guère de perspectives.
En ce qui me concerne personnellement, je me suis retiré pour travailler parce que je considère qu'à long terme, c'est mieux pour tout le monde, pour moi-même, pour mon pays, pour mes élèves, pour ceux qui me lisent. Mais il faut que l'intellectuel en tant que tel, de temps en temps - et c'est ce que j'ai toujours fait - exprime une position.

N. O. : Justement, d'autres personnalités, des universitaires particulièrement, ont également signé ce manifeste, alors que jusqu'ici ils étaient restés bien silencieux. Est-ce un fait notable, d'après vous ?

H. J. : Oui, c'est un fait notable. Cela marque que les gens n'ont plus peur, qu'ils ont pris leurs responsabilités. Ces intellectuels sont l'élite de la nation et il s'agit d'une élite désintéressée. Il y a d'autres élites, économiques et autres, mais elles sont tenues par leurs intérêts. Les universitaires, les enseignants des lycées et collèges, les avocats, etc., sont une élite qui pense et qui n'est pas tenue par des intérêts matériels. Elle est l'élite du pays en ce sens qu'elle peut exprimer l'opinion générale. Cela a toujours été le cas. Je vous donne un exemple. Dans les débuts de la IIIe République en France, dans la représentation parlementaire - le pouvoir se trouvant dans le parlement - le recrutement se faisait essentiellement chez les avocats qui, n'étant pas tenus par des intérêts particuliers forts, avaient le sentiment de pouvoir représenter le peuple. Plus tard, dans la IIIe République des professeurs, c'étaient les intellectuels qui pensaient et entendaient représenter les intérêts de la nation. Voilà, tous ceux qui ont quelque chose dans la tête, qui peuvent avoir une représentation du tout-social et qui ne sont pas engagés par des intérêts de classe, même s'ils n'ont pas tout à fait l'écoute de l'homme de la rue - chose qu'ils pourraient avoir d'ailleurs, s'il y avait des libertés, car ils ont toujours des idées à proposer - représentent la quintessence de ce que peut être une nation.
Une nation, ce n'est pas le grand nombre, et encore moins le grand nombre qu'on amène par camions pour applaudir ou qu'on terrorise par la menace de perdre un emploi ou qu'on séduit par la promesse d'avoir un emploi ou des avantages ; non, il y a l'âme d'une nation et ce sont les gens qui ont des idées et des projets à proposer. On nous demande quel est notre poids, eh bien, il est moral et important. La preuve, c'est que chaque fois qu'il y a eu destruction d'un peuple, on commence par détruire ses intellectuels.

N. O. : En dehors de ces idées fortes sur le nécessaire positionnement de l'intellectuel, qu'y a-t-il de particulier dans ce manifeste (hormis la question de l'alternance et de l'ensemble des libertés publiques) qui vous a retenu, y a-t-il quelque chose qui vous semble manquer ?

H. J. : D'abord, ce manifeste a été signé par des intellectuels, au sens large du terme, il y en avait 80 déjà quand je l'ai signé, et ce sont des gens pour lesquels j'ai de l'estime et qui, jusqu'ici, ne s'étaient pas manifestés.
Ceci est tout à fait remarquable, car il ne s'agit pas d'une dizaine de personnes professionnelles de la politique, mais d'un mouvement de fond qui s'amorce et d'une véritable prise de conscience. Ce manifeste clos à 130 signataires d'universitaires, de médecins, d'avocats et de journalistes me paraît très important. Car il faut aussi qu'il y ait toute une catégorie de compétences, parmi les meilleures, qui réfléchissent au destin de leur pays et qui le disent clairement.
Quant au contenu du manifeste, bien évidemment, j'étais d'accord avec l'essentiel. De toutes façons, ce sont des idées que tout le monde partage et il est temps de le dire à la clarté du jour. En plus, c'est un texte modéré, qui revient à l'historique des choses, qui a une perspective historique. Il dit ce que nous sommes, ce que nous attendons, ce que les générations futures devraient espérer. Il y a un sens patriotique évident là-dedans qui surplombe le quotidien et la politicaillerie.

N. O. : Ce manifeste, paru le 20 mars, n'est pas le seul. Un texte plus ramassé et portant sur les revendications essentielles du mouvement démocratique, issu - dit-on - du Forum du Dr Ben Jaâfar et signé par 270 personnes, a également été rendu public. Concomitamment, Rachid Ghanouchi, l'émir réélu à 75% des voix par le mouvement En-nahdha (islamiste) et Mohamed Mouadda, Secrétaire général du MDS dans les instances qui ne sont plus légales, ont porté à l'attention du mouvement démocratique un texte globalement proche dans son contenu - au plan des revendications démocratiques - mais plus radical. Cependant, une petite phrase précise que c'est dans le cadre de l'identité arabo-musulmane et des valeurs civilisationnelles que se défendent le projet démocratique, les droits humains et les droits des femmes. Face à cette petite phrase, un certain nombre d'acteurs du mouvement démocratique considèrent qu'il s'agit là d'une limitation grave, sinon d'une dénaturation du combat démocratique, voire d'une imposture. Êtes-vous d'un tel avis ? Pensez-vous que les droits humains, valeurs universelles, soient réductibles à un contexte identitaire ? Ou jugez-vous qu'ils puissent être traduisibles en termes identitaires spécifiques et que cela soit pour certaines sociétés une voie passante ?

H. J. : Je n'ai pas lu ces textes, on ne me les a pas soumis. J'ai l'impression que le manifeste que j'ai signé a entraîné un mouvement, c'est une bonne chose et je ne vois pas comme une concurrence que les gens s'expriment dans le sens des libertés.
Votre question est cependant ciblée, je vous dis tout de suite que les droits humains sont universels et qu'il ne saurait y avoir (car figurez-vous qu'il y en a eu) de charte possible parlant des droits de l'homme musulman. Les libertés sont universelles. Elles sont une valeur moderne et cela n'est pas parce qu'elles sont modernes qu'il faut y renoncer. Cela fait partie des apports fondamentaux et positifs de la modernité. Je ne cesse de le répéter : tout ce qui parle de manière universelle à l'esprit, au droit, au coeur humain, à la justice, porte quelque chose de moral, l'idée du Bien. Être libre, c'est un bien ; donner son droit, c'est un bien, un bien moral naturellement, respecter l'individu, c'est un bien. Toute la démocratie se fonde sur un postulat philosophique qui est le respect de la dignité de l'homme. C'est une nouveauté dans l'horizon de l'histoire humaine. C'est la modernité morale, éthique et, par conséquent, politique.
D'autre part, je ne vois pas en quoi l'identité arabo-islamique est menacée en Tunisie. Je le dis d'autant plus facilement que j'ai écrit un livre sur l'identité arabo-islamique, pour l'ensemble du monde arabe, il y a longtemps. Actuellement, ni la pratique de la langue ni celle de la religion, que ce soit par une vraie croyance interne ou pour des raisons sociologiques et culturelles, ne sont menacées en Tunisie ni par l'État, ni par la majorité de la population, ni même par les intellectuels.
Je suis, bien sûr, pour la liberté de conscience. Si on interprète l'identité arabo-musulmane dans le sens d'un retour à la Chariaâ, je dis clairement : « non », car il faut une sécularisation judiciaire et législative et dans le monde social. Mais si, au contraire, on l'interprète comme une appartenance à une aire culturelle, comme on parle d'européanité ou d'americanité, alors, bien sûr, il y a toujours un fond historique, et les fondements culturels arabo-islamiques sont clairs à mes yeux. Vous savez, la démocratie se fonde sur un consensus et elle ne peut fonctionner que sur des consensus.

N. O. : Peut-il y avoir un consensus entre le mouvement islamiste qui, aujourd'hui, en tout cas dans le discours d'En-nahdha, s'active dans le terrain démocratique et une frange du mouvement démocratique, qui se revendique comme laïque et articule le projet démocratique à la laïcité ?

H. J. : je ne vois pas en quoi le mouvement démocratique demande à être laïque. Il faut faire très attention. Si on entend par « laïque » la séparation de l'État et de la religion, pour l'instant on n'en est pas là et c'est un problème vaste. S'il s'agit d'une sécularisation de la législation, nous y sommes depuis bien longtemps, depuis le XIXe siècle. Mais si on considère la laïcité sur le modèle français avec un fond d'hostilité à l'Église, personnellement, je dis « non ». Je ne suis pas hostile aux moeurs islamiques de ce pays, chacun est libre de toutes manières. Et, cela va de soi, chacun est libre dans le respect de la loi. Car pour nous, qui avons signé ce texte, la démocratie n'est pas un concept dilué, ni une auberge espagnole, mais c'est quelque chose autour de quoi doit se faire un consensus national. L'appartenance à un courant démocratique est capitale, car il s'agit de la mise en place d'un véritable changement social, culturel et politique.

N. O. : À votre avis, le mouvement islamiste tunisien, En-nahdha, tel que vous le connaissez, peut-il appartenir à ce mouvement démocratique et participer à la conduite du changement que vous venez d'évoquer ? Il propose un discours rénové, se réclame des droits de l'homme et dénonce la violence, en appelle à une synergie avec tous les démocrates. Il a tenu son congrès en toute transparence, mais dans ses résolutions, s'il s'inscrit dans la généalogie des réformateurs musulmans, il gomme Tahar Haddad de cette filiation et dénonce à partir de l'indépendance, la reconduite par les successeurs du Protectorat, de l'occidentalisation acculturatrice et il n'évoque même pas la forme républicaine de l'État. À la tribune du Congrès se trouvait une fraternité islamiste, un Ayatollah, des Frères musulmans, un proche de Hassen Tourabi etc.
Quelle sémiologie pourriez-vous conduire, comment interpréter la contradiction de ces signes qu'il donne ? Ou, n'est-ce pas, après tout, qu'une façon d'évoluer, peut-être difficile, peut-être ambiguë, mais tout de même positive ? Est-ce que ce sont des signes auxquels il faut s'arrêter, ou faut-il se dire que le consensus se fait pour un changement démocratique et que c'est là l'essentiel ?

H. J. : Vous savez, Rached Ghanouchi me paraît, d'après ce qu'il écrit, être un islamiste modéré. Mais il doit y avoir des mouvances diverses et puis, il faudrait savoir dans quelle mesure R. Ghanouchi tient toute la mouvance islamiste. Il faut faire cette hypothèse que les modérés peuvent être dépassés par les extrémistes.
Ceci est à voir. Mais sur le plan du fond, il n'est pas bon d'exclure du mouvement démocratique n'importe quelle tendance, dans la mesure même où cette tendance déclare admettre la démocratie et les libertés fondamentales. D'autant qu'on ne peut pas refuser à quiconque d'avoir ses propres idées. Cela fait partie des risques de la liberté. Et c'est pour cela que la liberté doit avoir de bons défenseurs, doit être transparente, doit inspirer confiance au public, à la population. Il n'y a pas lieu de craindre le moindre débat et la démocratie est débat. Supposons que demain, par extraordinaire, il y ait en Tunisie un parlement pluraliste qui contienne 10 à 15 % d'islamistes. Je ne vois pas pourquoi ce serait quelque chose de catastrophique. Cela serait faire preuve d'une grande fragilité et d'un manque de confiance en soi que de se dire que ce serait un danger. Non, je ne vois pas que ce serait un danger. Qu'il y ait en face un courant laïciste, tous s'exprimant dans une enceinte légale, à la bonne heure !

N. O. : Ne courrait-on pas à un affrontement ?

H. J. : Non, mais il faut qu'il y ait une majorité de gens attachés à la pratique démocratique. Et pour cela, il faut du temps. Il faut éduquer les gens à l'exercice de la démocratie. C'est pour cela qu'on ne peut pas parler tout de suite de démocratie. Il faut une période de transition démocratique. Il faut une mutation vers les valeurs démocratiques, par les institutions. Dans un deuxième temps, il faut une éducation à ces valeurs, à la base, à l'école. Cela prendra une génération. Mais il faut que les institutions s'installent d'abord, avec un respect - et de bonne foi ! - pour ces institutions. Alors, la mutation psychologique, morale peut se faire pour la démocratie, une démocratie saine et noble, et cela après une génération, peut-être deux. C'est-à-dire, quand cela s'incruste dans les esprits. Alors, on s'attachera à son pays non pas par un patriotisme aveugle, mais parce que c'est un pays qui représente des valeurs et ces valeurs, ce sont les valeurs de l'homme.

N. O. : Alors vous êtes optimiste sur un avenir démocratique pour la Tunisie ?

H. J. : Oui, vous savez, je vous parle maintenant en patriote. J'aime mon pays, j'y ai été heureux pendant 20 ans. Après les choses en ont été autrement. Nous sommes un petit pays, nous n'avons pas beaucoup d'argent - ce qui n'est pas une mauvaise chose -, nous avons une bonne élite, nous avons été colonisés par la France qui est tout de même le centre de la culture européenne - davantage que l'Allemagne - et, une fois dépassée cette situation, c'est un peu une chance, car la France nous est un bon modèle, moins autoritariste que les USA. Nous représentons peu de choses au niveau du monde arabe, compte tenu de nos ressources, mais nous pouvons offrir - étant donné notre histoire, notre position géographique - un magnifique exemple pour le monde musulman. Bourguiba, à qui je reproche beaucoup de choses, a apporté sa pierre à l'édifice en libérant la femme et en permettant une forme de libération de l'esprit. Il fut un temps où j'appréhendais notre environnement. Mais aujourd'hui, avec la mondialisation économique et technologique, il me semble que nous pouvons donner une chance à nos nouvelles générations. Nous sommes responsables de nos enfants, de nos petits-enfants, de notre jeunesse et nous pouvons les amener sur les chemins de la culture et de la civilisation, de la démocratie, mais d'une démocratie graduelle. Car, je ne suis pas, non plus, de ceux qui mettront dès le départ en cause l'autorité de l'État et de la cohésion sociale.
Je suis absolument contre toute anarchie et contre toute guerre civile dans ce pays. Il faut aussi une certaine forme de responsabilité. S'il faut une période de transition, il faut que cela soit une transition tranquille.

N. O. : Et dans cette attente, comment vivez-vous votre condition d'intellectuel ? En êtes-vous satisfait ?

H. J. : J'en suis satisfait puisque je l'ai choisie, mais d'un autre côté, ce n'est pas facile d'être un intellectuel en Tunisie. Le régime n'aime pas les intellectuels quand ils font leur métier d'intellectuel, à savoir produire et non seulement contester, et deuxièmement exprimer un point de vue quand ils le peuvent.

N. O. : Vous-même, au moins, vous avez pu produire ?

H. J. : Produire oui, mais avec certaines difficultés. Car j'ai été sous Bourguiba et sous Ben Ali plus au moins réprimé. Et sous Ben Ali davantage car j'ai été psychologiquement réprimé.
J'ai pu produire, mais il a fallu beaucoup de volonté. Et il y a aussi la société telle qu'elle a été façonnée par 50 ans d'histoire et pour tout dire, 50 ans de dictature car Bourguiba était aussi un dictateur, et la dictature n'a jamais été quelque chose de satisfaisant pour la liberté de l'esprit, pour le respect de la culture et de la création.
Cet état de dictature a perverti la société de telle sorte qu'elle est devenue très matérialiste. Dans le passé, elle était aussi complètement focalisée sur les fonctions de pouvoir. Elle a perdu cette espèce de flamme que lui ont donné deux éléments d'avant l'indépendance. D'abord le respect du savoir, chez nos anciens, la civilisation islamique est une civilisation du savoir dont les dernières traces ont été éliminées par la réussite politique.
Et puis du côté de la France, dans les années 50, quand se dessinait ma vocation d'intellectuel, il y avait aussi un grand respect de la culture. Certains restes de cela demeurent en dépit des pressions d'une post-modernité très technique et financière.
La Tunisie a perdu ces dimensions à cause de la prépondérance de la politique de la course aux fonctions, à l'argent - c'est moins évident au Maroc.
Aussi, c'est une société qui dans ses larges composantes, accorde peu de place aux choses de l'esprit et aux intellectuels.
Aussi, certes j'ai réussi en tant qu'intellectuel à me frayer un chemin, mais ce fut pour moi un long combat, sans grand encouragement et très solitaire.

 

Entretien conduit par Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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