Alternatives citoyennes
Numéro 1 - 28 avril 2001
Champ libre
Tribune
Tartarin de Jérissa

 

Qui est donc Taoufik Ben Brik pour que les médias français l'autorisent à tout se permettre ? Au point du lamentable vaudeville, où ses hargneuses fanfaronnades ridiculisent l'ensemble des journalistes tunisiens, dont il prétend être le héraut, ainsi que le mouvement démocratique, je souhaiterais produire mon témoignage et lui porter la réplique en tant que journaliste tunisienne indépendante et militante des libertés publiques et des droits humains dans mon pays.

Depuis des mois, je suis avec agacement les pantalonnades de mon confrère, auxquelles Libération et d'autres médias français accordent une place privilégiée. Mais c'est sa liberté de faire le pitre en usant parfois d'un style qu'il croit être celui de Charlie-Hebdo.

Libération annonce même la publication au Seuil d'un témoignage sur sa grève de la faim, dont ses accompagnateurs à Tunis racontent qu'ils n'auront jamais vu jeûne si tonifiant. Tant mieux, cela nous changera de l'asthénie sinistre des grévistes tunisiens qui n'ont pas l'heur d'être produits en spectacle !

Connaissant les exigences littéraires d'une maison comme le Seuil ainsi que la sélection, opérée par les grands journaux français des Tribunes accordées, j'avoue ma perplexité devant le succès de Taoufik Ben Brik. Pour qui pratique un peu la stylistique, il est aisé de repérer dans les textes de T.B.B. des niveaux de langue cacophoniques, d'ordinaire signalétiques d'emprunts. T.B.B. habille l'indigence de son discours d'un ramassis de clichés, en déguise la trivialité d'une sémantique apparemment iconoclaste, réellement vulgaire, et il en sème la topographie discursive de citations, étalage qui signe le personnage : tout en dehors, rien au-dedans.

Déjà par le passé au Maghreb, où nous étions confrères, sa numérotation de citations de 1 à 14, dont il nourrissait des papiers maigres et laborieux, m'amusait beaucoup. Il y commençait aussi l'expérimentation de petits bidonnages et de balivernes, qu'il poursuit aujourd'hui particulièrement dans ses histoires de vie, recueillis pieusement par des reporters de grands quotidiens français. Mais comment ces journalistes, tenus de recouper leurs sources, peuvent-ils avaler tant de couleuvres !

C'est cet artificiel artificier, que pourtant Robert Ménard, son parrain et son coach, promeut. C'est dans la tribu de T.B.B. (au secours de laquelle Robert Ménard vola récemment en touriste de passage, enfreignant sans complexe les lois d'un pays souverain) que le président de Reporters sans frontières confectionna un rapport composite sur la situation des journalistes tunisiens, diffamant l'un d'entre eux, un confrère de Réalités, à la cheville duquel T.B.B. n'arrive pas !

Car, encore moins que de la grammaire française, dont il ignore jusqu'à la concordance des temps, T.B.B. n'a le sens de la grammaire déontologique. Sa célébrité tient à la désinvolture avec laquelle il crache ses infamies sur journalistes et acteurs politiques qui ne sont pas de sa secte, pire de son sérail, de sa suzeraineté. Car dominateur et intolérant, il pratique aussi le culte de l'insoutenable légèreté de sa personnalité, eh oui, lui aussi !

Avec cela, indécent envers les femmes, y compris avec la sienne propre, exposant (entre autres in Charlie-Hebdo) sa prédilection pour les catins ou pour les femmes des autres (celle d'un confrère français), petit bonhomme rondouillard, qui se croit par-dessus tout séducteur, confondant le dérèglement rimbaldien des sens avec la dérive éthique, et bien sûr stratège depuis les bars branchés de Paris, indicateur de l'homme providentiel d'Ahmed Mestiri à Moncef Marzouki (qui ne lui ont rien demandé), se gardant peut-être lui-même en réserve de la République, enfin, prophète en son pays qu'il présente comme un « stand de tir » et un goulag, où pourtant il circule, voyage et insulte sans le moindre désagrément quand Néjib Hosni et Moncef Marzouki ou tant d'autres victimes d'un enfermement sécuritaire ont droit à bien moins d'égards. À telle enseigne que la question qu'on se pose aujourd'hui à Tunis, c'est de savoir pour qui roule au juste T.B.B.

Car sa grammaire politique est, à tout le moins, incohérente. Chacun se souvient en particulier comment il en appela à l'ingérence directe de Jacques Chirac en Tunisie, l'offensant publiquement le lendemain, dépité par le silence du président de la République française. Quoi d'étonnant dès lors à ce que Robert Ménard, faisant son mea culpa de certains de ses engagements inappropriés, avoue que T.B.B. lui est devenu un véritable cas de conscience. Déjà, en mai dernier, le porte-voix de tous les suppliciés de la plume s'était démarqué de notre Tartarin de Jerissa, qui avait donné la charge à quelque grand fauve, avec force parachutes, parapluie et filets de protection. En Tunisie, tant d'autres journalistes anonymes arrachent pied à pied des centimètres de liberté de presse. Mais ces héros ordinaires n'intéressent pas les shows des médias français.

Voilà qu'enfin en St Just, il s'acharne à disqualifier tous les épigones du mouvement démocratique, même si certains n'ont pas toujours eu un itinéraire très net. Au-dessus de tout soupçon, Mahmoud Ben Romdhane, qui fut récemment Président du comité exécutif d'Amnesty international (il en est membre actuellement) fut, du temps où il était Président de la section Tunisienne d'AI, la cible d'une pétition, rédigée par T.B.B. à propos d'un litige où il était question de ses propres intérêts familiaux (déjà !). Il la fit tourner au siège de l'Association des journalistes tunisiens, lesquels journalistes ayant tous leurs esprits en firent un véritable bide.

Par la suite, d'autres figures de l'opposition subirent les foudres, souvent triviales, de T.B.B. dans des diffamations qui relèveraient de la justice.

Pour finir, T.B.B. se sent le devoir de déchoir Mohamed Charfi de son statut de « tête de file de l'opposition », titre conféré par une journaliste du Monde. Je ne voudrais pas passer dans cette protestation pour une groupie de Mohamed Charfi. Je ne suis pas signataire du manifeste et, du temps où il fut ministre de l'Éducation nationale, je fus la journaliste qui l'épingla le plus régulièrement sur la réforme qu'il conduisit au nom de l'État tunisien et qui s'inscrivait dans la perspective du développement libéral. Pour résumer, je dirai que l'élitisme, que cette réforme cultivait à travers la sélection de l'excellence par divers mécanismes, dégageait d'un côté « les héritiers » et, de l'autre, une masse de scolarisés, destinés aux fonctions intermédiaires ou à la formation professionnelle. Mais cette même inspiration libérale entreprit des révolutions minuscules dans les écoles, lycées et facultés. C'est, en parlant bref, à Mohamed Charfi qu'on doit la suppression des châtiments corporels, l'introduction de l'enseignement des urbanités, valeurs universelles et droits de l'homme, le toilettage des manuels scolaires des stéréotypes rétrogrades, honteux pour l'image d'une Tunisie tolérante et respectueuse de la dignité féminine, enfin, la mixité sur les bancs de l'école et dans les cours de gymnastique, où désormais les corps se côtoient et s'apprivoisent, après qu'un enseignement explicite des sciences de la vie eut appelé la biologie à la rescousse pour cette libération des esprits. Que les lecteurs français le comprennent bien, tout ceci dans une société musulmane est une vraie révolution. Or, professeur de droit privé de grande réputation et connaisseur de l'Islam qu'il entend soumettre à l'Ijtihad, Mohamed Charfi sait ce qu'il advient, lorsque à forcer le rythme d'une évolution, « on tire trop sur la corde »;. Il en prit le risque pourtant, fustigé par les islamistes pour la dimension sacrilège de sa réforme et par l'extrême gauche qui lui en reprochait l'inspiration libérale !

Mieux, dans son soutien à la cause des femmes, Mohamed Charfi ne développe-t-il pas dans son ouvrage, Islam et liberté, interdit en Tunisie, une argumentation, de l'intérieur de la religion, en faveur de l'égalité des sexes devant l'héritage.

Enfin, sur le chapitre de la peine de mort, j'atteste avoir couvert en 1988 la campagne contre la peine capitale, menée par la section tunisienne d'AI et par la Ligue Tunisienne des Droits de l'homme, présidée alors par Mohamed Charfi. T.B.B. oublie de le signaler. Sans doute, est-ce par les mêmes intermittences de la mémoire qu'il omet aussi de préciser le contexte de la petite phrase sur la peine de mort, extraite d'un entretien sur RFI.

Car ce n'est pas tant la rhétorique de Mohamed Charfi qui fait problème, que l'embarras dont elle procède d'être co-responsable (et non pas coupable) d'un gouvernement dont il n'assumait pas l'orientation sécuritaire. C'est vrai, en dépit des appels de ses amis à sa démission, Mohamed Charfi a tenu à s'y maintenir, justifiant cette persévérance redoutable pour son avenir politique par le souci d'achever une oeuvre réformatrice qui est, en dépit de ses options libérales, le plus bel acquis du régime du 7 novembre, ,lequel malgré une opacité de plus en plus lugubre, eut aussi ses lumières.

Sans doute, Mohamed Charfi a-t-il aujourd'hui des regrets, voire des remords dont il aura à s'expliquer, sans doute, lui seront-ils un handicap à des projets qu'on lui prête de « fédérateur » du mouvement démocratique, ce dont il se défend, ayant plus à son âge un souci de qualité de vie que des ambitions carriéristes. Peut-être son engagement après sa traversée du désert n'est-il qu'une forme de rédemption ? Enfin, pourquoi ne demander qu'à lui des comptes alors que d'autres ont un passé plus douteux, en tout cas moins honnête ?

Au-delà de cet argumentaire en faveur de Mohamed Charfi, ma solidarité de citoyenne va en fait à tous ceux qui, parce qu'ils s'engagent en politique, font l'objet non de la controverse civilisée, mais de l'invective. Taoufik Ben Brik en serait-il venu, lui aussi, à cette sale besogne, apparentée à une pratique poujadiste ? Qu'il reste poète, si cela lui chante, et évite la triste dégénérescence de Rimbaud ! Mais que les médias français cessent surtout de nous l'imposer comme modèle, car ce journaliste si peu exemplaire (que je vais pasticher) n'est pas notre press symbol et finit par nous les gonfler.

 

Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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