Alternatives citoyennes
Numéro 0 - 20 mars 2001
Dossier
Politique
Pas de justice sans indépendance des juges

 

Les manifestants du 9 avril 1938, qui sont tombés nombreux en martyrs, scandaient « Parlement tunisien ! ». Ils inscrivaient leur combat dans la continuité de leurs prédécesseurs, les patriotes nourris des principes constitutionnels. Depuis le début de la renaissance tunisienne, il y a 150 ans, les réformateurs résumaient leurs revendications en la réclamation de l'État de droit.

Le penseur tunisien Ibn Abi Dhiaf écrivait au milieu du XIXe siècle : « il existe deux genres de pouvoirs, le pouvoir absolu et le pouvoir lié par une loi » et il réclamait une constitution et des lois. Il reprenait ainsi l'essentiel du message du fondateur de la Tunisie moderne, Khéreddine, développé dans son livre écrit en 1868, « Essai sur les réformes nécessaires aux États musulmans » (traduit par M. Morsy, publié à l'époque à Paris et réédité en 1987 par Edisud, Tunis, traduit aussi, en son temps en Turc et en Persan)

Ce n'est pas par hasard que le premier parti de la lutte pour l'indépendance ait été appelé Parti Libéral Destourien (Constitutionnel), puis néo-Destour. Dans l'esprit de tous les combattants, les objectifs de liberté, d'indépendance et d'État de droit étaient intimement liés.

Dès les premières années de l'indépendance, en 1959, la Constitution est venue répondre à cette aspiration populaire, en instaurant un régime de séparation des pouvoirs et en affirmant clairement le principe de l'indépendance de la justice. Mais, sur ce chapitre comme sur celui de toutes les libertés publiques, les constituants se sont contentés de poser des principes et ont confié à la loi le soin d'en fixer les modalités d'application. Malheureusement, avec la complicité des uns et la résignation des autres, le législateur n'a pas respecté les idéaux pour lesquels les « pères fondateurs » ont combattu.

Il est un principe international, admis depuis longtemps par tous les juristes dignes de ce nom, qu'il n'y a pas de justice indépendante sans deux garanties essentielles : l'inamovibilité des juges et la non-interférence du pouvoir exécutif dans la gestion de la carrière des magistrats.

En Tunisie, ces deux garanties font défaut. Le principe de l'inamovibilité des magistrats n'a jamais été posé. Les juges peuvent à tout moment être mutés. Ensuite, leur carrière est décidée par un conseil supérieur de la magistrature dont la majorité des membres sont nommés par l'exécutif. Dès lors, la Constitution a beau proclamer que la justice est indépendante, cette affirmation ne correspond à aucune réalité. Elle signifie simplement que le gouvernement ne peut pas orienter la décision du juge par un ordre officiel et avoué.

Théoriquement, les magistrats doivent appliquer la loi en toute impartialité. Mais ils ont besoin de la garantie que, s'ils statuent selon leur conscience, cela n'aura aucun inconvénient pour eux-mêmes. Le juge, comme tout homme, a ses intérêts légitimes à sauvegarder et une tranquillité personnelle à assurer. Il doit pouvoir rendre la justice honnêtement sans craindre une réaction du pouvoir exécutif, réaction qui pourrait causer un drame pour lui et pour sa famille.

Prenons le cas d'un magistrat qui exerce ses fonctions dans une grande ville. Son conjoint exerce une autre fonction dans la même ville. Dans cette même localité, leurs enfants poursuivent leur scolarité. La famille habite la maison que le magistrat a achetée grâce à un crédit dont il rembourse les échéances tous les mois. S'il fait l'objet d'une mutation dans une ville lointaine, même sous la forme d'une promotion à un grade supérieur, cette mutation va bouleverser sa vie, déranger son bien-être, le couper de sa famille et lui occasionner des dépenses que son budget ne pourra pas supporter. Bien plus, il est légitime pour les magistrats d'espérer avoir une bonne carrière, c'est-à-dire le bénéfice des promotions qu'il mérite. Le pouvoir exécutif ne doit disposer d'aucun moyen pour gêner cette carrière. Autrement, il serait à même de punir ceux qui refusent par exemple de réprimer les auteurs de délits politiques injustement poursuivis.

Le statut des magistrats n'est donc pas de nature à garantir l'indépendance de la justice. Nous exigeons du juge qu'il se comporte en héros chaque fois que nous lui demandons de se prononcer en toute honnêteté dans les affaires « sensibles ».

Cette mauvaise législation est héritée du temps de Bourguiba. Rien d'étonnant. Ce dernier avait une ligne politique claire. Il a milité pour l'indépendance. Puis, il a construit l'État et dirigé la nation avec des objectifs bien précis et clairement déclarés : développement et modernisation. Il ne se présentait pas en champion de la démocratie. Un des secrets de sa réussite est peut-être sa sincérité. Son attitude était cohérente. Son action était, dans l'ensemble, conforme à sa parole.

Aujourd'hui, les choses ont changé. Les autorités parlent tous les jours de démocratie et de droits de l'homme, de « l'État de droit et des institutions ». Alors, d'une certaine manière, nous sommes plus à l'aise pour exiger une profonde réforme du statut de la magistrature puisque nous ne demandons que l'application des professions de foi du régime. Mais, d'un autre coté, la revendication était plus aisée par le passé (avant et pendant le Protectorat) quand il n'y avait ni conseil supérieur de la magistrature ni principe constitutionnel d'indépendance de la justice.

En Tunisie, comme dans la plupart des pays arabes, les précurseurs réclamaient une constitution et des lois pour lier les autorités et mettre fin aux abus. Les gouvernants autoritaires ont alors trouvé la parade. Partout ont été adoptées des constitutions et des lois. Mais, ce n'est qu'un décor, car, à travers les textes d'application des beaux principes posés, on a aménagé des moyens techniques pour vider les principes de leur contenu et poursuivre l'exercice du pouvoir absolu.

En somme, la revendication de l'État de droit est toujours d'actualité. Le principal changement est qu'elle passe désormais par la tâche plus difficile de la dénonciation des décors démocratiques.

 

Mohamed Charfi
Professeur émérite de droit privé. Tunis.
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