i nous mettons l'accent, en actualité de ce premier
numéro, sur
la crise de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), c'est
parce qu'aucune intervention déontologique de journaliste
indépendant sur cette affaire n'a été possible
dans la presse tunisienne. Force alors nous est de profiter de la
liberté d'Alternatives citoyennes pour conduire cette interview sans complaisance
du président de la LTDH. Il répond aux griefs
exposés dans une plainte scélérate, mais aussi
parfois endossés par les démocrates sincères
qui ne feront jamais de mauvais procès à la LTDH.
Car, porter devant la justice ce patrimoine des démocrates
tunisiens, c'est une bedaâ, une
hérésie !
N.O. : Vous sortez d'une nouvelle
audience au tribunal. Voudriez-vous rappeler rapidement les
événements qui mettent le bureau directeur de la LTDH en
position d'accusé ?
M.T. : Les 27 et 28 octobre 2000, au terme
d'un congrès, le nouveau comité directeur de la Ligue a
été élu, tout à fait indépendant.
En réaction immédiate, dans la presse, le
précédent secrétaire général du RCD
[Rassemblement constitutionnel démocratique, parti au pouvoir,
N.D.L.R.]
a mis en cause la régularité des élections et
avancé des griefs, repris ensuite dans une campagne de presse,
puis dans une plainte devant la justice, portée par quatre
candidats malheureux du RCD et apparentés. Avec une
célérité jamais égalée, le tribunal
des référés a imposé à la Ligue un
administrateur judiciaire, ce qui est une première en
matière associative, surtout pour une association de droits de
l'homme. Dans les instants qui ont suivi, immédiatement
après la rupture du jeûne, dans une rue vide de citoyens,
mais occupés par au moins 150 policiers en civil, le bureau
directeur élu a été sommé de quitter son
local, séance tenante. Nous avons été
évacués de force. Puis, le 12 février, le
tribunal de première instance de Tunis a prononcé un
jugement, annulant le Ve congrès de la LTDH et invitant
l'ancien comité directeur à refaire un autre
congrès. Nos amis de l'ancien comité qui n'ont jamais
été entendus ni à propos de déroulement de
notre Ve congrès, ni à propos de la requête
étrange du tribunal, sont sommés de reprendre du
service. En somme, un examen de rattrapage où ils doivent
refaire leur copie.
N.O : Justement, quelles sont les erreurs
invoquées, à propos de cette copie ?
M.T. : Les griefs des plaignants et de
ceux qui les soutiennent concernent le retard de 3 ans mis à
réunir ce congrès, le non renouvellement des
adhésions et des structures des bases.
N.O. : Oui, mais les plaignants le savaient
déjà, puisqu'ils sont allés jusqu'aux
élections du nouveau bureau au cours du congrès.
M.T. : Bien sûr. Nous avons
nous-mêmes relevé sur ces questions-là la
responsabilité de l'ancien bureau dont faisait partie une des
plaignantes d'aujourd'hui ! S'il y a des manquements, cette dame
en porte la responsabilité en partie. Elle a fait le tour du
pays pour faire accepter la tenue d'un congrès dans ces
conditions. Elle était à la tribune au moment où
le rapport moral de l'ancien comité directeur a
été lu, justifiant les conditions de tenue du Ve
congrès. Quant aux autres plaignants, ils ont participé
à tous les conseils nationaux préparatoires. Seules
deux sections de Sfax et de Kélibia ont émis des
réserves à propos du Ve congrès.
N.O. : Vous démasquez les conditions
d'une plainte qu'on peut qualifier de scélérate. Mais
cela admis, est-ce que les griefs ne sont pas valides et est-ce qu'ils
ne sont pas endossés aussi par des militants sincères de
la LTDH qui, bien entendu, ne songeraient à en débattre
que de l'intérieur de la Ligue ? Car on ne
défère pas ce patrimoine commun devant la justice.
Nuire à cet acquis démocratique passe aujourd'hui pour
une hérésie !
M.T. : Honnêtement, les griefs ne
valent pas et je suis d'autant plus à l'aise pour le dire que
j'étais « dans l'opposition » au
précédent comité directeur. Mais dans les six
années précédentes, le C.D. a traversé une
période très difficile.
Aucune réunion ne pouvait être tenue,
même pas des réceptions, sous couvert de « fuites
d'eau » ou de « début d'incendie » dans les
salles d'hôtels retenues.
Il n'y a pas eu de réunion par
empêchement matériel !
N.O. : Et pour le renouvellement des
adhésions ?
M.T. : Vous vous souvenez de la loi
liberticide de 1992 qui fait de la Ligue une association à
caractère général. Cette banalisation devait
permettre l'inondation de la LTDH d'adhésions d'individus,
n'ayant rien à voir, ni de près, ni de loin avec
l'éthique de défenseurs des droits humains. Après
dix mois de fermeture de la LTDH, celle-ci avait alors repris ses
activités après le prononcé d'un jugement du
tribunal administratif sur cette question.
N.O. : Le C.D., issu du coup de force de
1994 qui a produit une Ligue, pour le moins qu'on puisse dire peu
dynamique, ne porte-t-il pas une lourde responsabilité dans la
traversée de cette crise ?
M.T. : On doit reconnaître que
l'ancien C.D., au départ constitué par une forme de
« remplissage » a fait preuve d'une inertie que nous avions, en
son temps, dénoncée. Mais les 6 membres sur 25 qui ont
continué d'exercer leurs responsabilités ont
tenté de sauvegarder l'essentiel, l'esprit de la Ligue.
N.O. : La date de 1994 apparaît comme
une forme de péché originel. Vous imaginez la
perplexité et la stupeur, la réserve de beaucoup de
démocrates de retrouver au secrétariat
général du présent C.D. un homme, qui a
participé de 1992 à 1994 avec beaucoup de zèle et
de moyens à ramener la Ligue à plus de
docilité ! D'autant que cette désignation en tant
que S.G. apparaît aussi comme une provocation gratuite à
l'égard du pouvoir. Que leur répondez-vous ?
M.T. : Ma position et celle de mes amis
est connue à propos de M. Khémaïes Ksila, puisque
c'est de lui qu'il s'agit. En 1989, nous nous étions
opposés à son élection et il a été
repêché par le retrait forcé d'une de nos
démocrates. En 1994, il a été aussi l'architecte
d'une remise dans le rang de la LTDH, avec l'armada du parti au
pouvoir et quelques autres.
Cela, nous le savons. Mais M. Ksila a payé
par la suite son refus de faire du renseignement à
l'intérieur du C.D., au profit du pouvoir, et il a
été exclu du RCD pour cela, du moins, c'est ce qui se
dit. Puis, il a fait deux ans de prison. Aux yeux de beaucoup, il
semble avoir payé pour ses positions en faveur de la LTDH. Dans
notre liste de compromis, il a été choisi comme S.G.
pour son expérience de cette fonction par le passé et
pour sa disponibilité. M. Ksila avait été aussi
renvoyé de son travail, il était chômeur et il
était disponible. Enfin, pour nous tous, cette
désignation interne à la Ligue n'est pas une provocation
pour le pouvoir. Il s'agit du principe de l'indépendance de
notre décision. Le S.G. s'occupe du travail interne de la
Ligue, c'est le président qui traite à
l'extérieur avec les autorités.
N.O. : L'origine de cette ingérence
n'est-elle pas à faire remonter aux origines de la Ligue,
à son pacte initial avec le parti au pouvoir qui partageait,
avec un grand partisan d'opposition et quelques autres moins
importants, le grand beignet du comité directeur ? Cette
institution du dévoiement de ce qui aurait dû être
une élection démocratique par les militants n'est-elle
pas le ventre mou de la LTDH et n'explique-t-elle pas, au final, le
ressentiment actuel du pouvoir de se sentir floué ?
M.T. : C'est vrai que par le passé,
les militants de la Ligue ont toujours contesté ce partage
fignolé dans les officines du parti au pouvoir et de quelques
autres. Nous avons protesté en 1989 et au conseil national de
1992 à Gafsa. Malheureusement, 1994 a reproduit le
compromis.
N.O. : Oui, ce fut même son
apothéose !
M.T. : Oui, mais pour ce Ve congrès
nous avions mis les barrières : pas de parachutage au
C.D., comme ce fut le cas par le passé. Seuls les membres
anciens des sections ont été congressistes et
éligibles.
Par ailleurs, les partis ne devaient pas être
représentés en tant que tels, mais leurs militants qui
sont aussi ligueurs connus sont les bienvenus.
Seule la défense des droits humains a
été un critère. Du reste, nous avons
proposé à un militant du RCD d'être dans notre
liste, mais il a fini par décliner notre offre. Nous n'avons
pas éliminé le RCD, il s'est retiré
lui-même.
N.O. : Oui, mais on vous reproche d'autres
calculs, ainsi d'avoir remplacé les anciennes officines
légales par de petits Q.G plus radicaux. En somme à
un pacte avec dieu, vous avez substitué un pacte avec le
diable, en fonction duquel vous vous intégreriez à une
stratégie de la tension, ce qui n'est pas la vocation de la
Ligue.
M.T. : Ces reproches ne valent pas. Tous
les partis légaux sont représentés ainsi que des
forums démocratiques non autorisés, et les militants
sont choisis parce qu'ils sont des militants de longue date de la
Ligue. Par ailleurs, il y a 6 militants du C.D. qui appartiennent
à des partis sur 25 membres !
Quant à la dynamique d'affrontement, nous
n'avons fait que renouveler notre volonté de dialogue avec le
pouvoir, nous l'avons dit à la presse et partout. Nous
considérons les pouvoirs publics comme notre interlocuteur.
Est-ce qu'il pourrait en être autrement ?
Nous avons souligné les mérites des
mesures annoncées par le président de la
République lors de son discours du 7 novembre et nous avons
seulement suggéré d'autres outils d'un bon
fonctionnement judiciaire. Il serait long d'énumérer nos
bonnes dispositions. Nous avons même requis l'intervention du
président de la République contre cette démarche
en justice nuisible pour une institution démocratique qui
honore la Tunisie.
Tout cela ne nous empêche pas de rester dans
notre rôle de défenseur des droits humains quand ils ne
sont pas respectés.
Nous sommes ouverts au dialogue et nous voulons
préserver notre indépendance.
N.O. : Vous bénéficiez d'un
large écho et d'un large soutien international. Mais avez-vous
un soutien national ?
M.T. : Bien sûr, outre les militants
de la Ligue et les associations telles l'ATFD [Association
tunisienne des femmes démocrates, N.D.L.R.] ou les Jeunes avocats,
de très grandes fédérations syndicales nous ont
apporté le soutien, particulièrement les enseignants.
Même les partis légaux nous soutiennent dans cette crise
et l'ont fait savoir à la Chambre des
députés.
Enfin, l'ancien comité directeur offre une
solidarité sans faille, et il ne voit aucune raison de refaire
le congrès. Enfin, vous avez pris connaissance de l'appui des
comités directeurs de la Ligue.
N.O. : Comment envisagez-vous une sortie de
crise ?
M.T. : Par le dialogue et par le respect
de notre indépendance. Mais nous nous attendons, hélas,
à la Ligue à une accentuation de la pression dont sont
victimes ces temps derniers, sous des formes diverses, les militants
des droits humains. Tout cela n'engage pas à l'optimisme.