Alternatives citoyennes
Numéro 0 - 20 mars 2001
Actualite
Entretien
Crise et chuchotements
Interview de Me Mokhtar Trifi, président de la LTDH

 

Si nous mettons l'accent, en actualité de ce premier numéro, sur la crise de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), c'est parce qu'aucune intervention déontologique de journaliste indépendant sur cette affaire n'a été possible dans la presse tunisienne. Force alors nous est de profiter de la liberté d'Alternatives citoyennes pour conduire cette interview sans complaisance du président de la LTDH. Il répond aux griefs exposés dans une plainte scélérate, mais aussi parfois endossés par les démocrates sincères qui ne feront jamais de mauvais procès à la LTDH. Car, porter devant la justice ce patrimoine des démocrates tunisiens, c'est une bedaâ, une hérésie !

 

N.O. : Vous sortez d'une nouvelle audience au tribunal. Voudriez-vous rappeler rapidement les événements qui mettent le bureau directeur de la LTDH en position d'accusé ?

M.T. : Les 27 et 28 octobre 2000, au terme d'un congrès, le nouveau comité directeur de la Ligue a été élu, tout à fait indépendant. En réaction immédiate, dans la presse, le précédent secrétaire général du RCD [Rassemblement constitutionnel démocratique, parti au pouvoir, N.D.L.R.] a mis en cause la régularité des élections et avancé des griefs, repris ensuite dans une campagne de presse, puis dans une plainte devant la justice, portée par quatre candidats malheureux du RCD et apparentés. Avec une célérité jamais égalée, le tribunal des référés a imposé à la Ligue un administrateur judiciaire, ce qui est une première en matière associative, surtout pour une association de droits de l'homme. Dans les instants qui ont suivi, immédiatement après la rupture du jeûne, dans une rue vide de citoyens, mais occupés par au moins 150 policiers en civil, le bureau directeur élu a été sommé de quitter son local, séance tenante. Nous avons été évacués de force. Puis, le 12 février, le tribunal de première instance de Tunis a prononcé un jugement, annulant le Ve congrès de la LTDH et invitant l'ancien comité directeur à refaire un autre congrès. Nos amis de l'ancien comité qui n'ont jamais été entendus ni à propos de déroulement de notre Ve congrès, ni à propos de la requête étrange du tribunal, sont sommés de reprendre du service. En somme, un examen de rattrapage où ils doivent refaire leur copie.

N.O : Justement, quelles sont les erreurs invoquées, à propos de cette copie ?

M.T. : Les griefs des plaignants et de ceux qui les soutiennent concernent le retard de 3 ans mis à réunir ce congrès, le non renouvellement des adhésions et des structures des bases.

N.O. : Oui, mais les plaignants le savaient déjà, puisqu'ils sont allés jusqu'aux élections du nouveau bureau au cours du congrès.

M.T. : Bien sûr. Nous avons nous-mêmes relevé sur ces questions-là la responsabilité de l'ancien bureau dont faisait partie une des plaignantes d'aujourd'hui ! S'il y a des manquements, cette dame en porte la responsabilité en partie. Elle a fait le tour du pays pour faire accepter la tenue d'un congrès dans ces conditions. Elle était à la tribune au moment où le rapport moral de l'ancien comité directeur a été lu, justifiant les conditions de tenue du Ve congrès. Quant aux autres plaignants, ils ont participé à tous les conseils nationaux préparatoires. Seules deux sections de Sfax et de Kélibia ont émis des réserves à propos du Ve congrès.

N.O. : Vous démasquez les conditions d'une plainte qu'on peut qualifier de scélérate. Mais cela admis, est-ce que les griefs ne sont pas valides et est-ce qu'ils ne sont pas endossés aussi par des militants sincères de la LTDH qui, bien entendu, ne songeraient à en débattre que de l'intérieur de la Ligue ? Car on ne défère pas ce patrimoine commun devant la justice. Nuire à cet acquis démocratique passe aujourd'hui pour une hérésie !

M.T. : Honnêtement, les griefs ne valent pas et je suis d'autant plus à l'aise pour le dire que j'étais « dans l'opposition » au précédent comité directeur. Mais dans les six années précédentes, le C.D. a traversé une période très difficile.

Aucune réunion ne pouvait être tenue, même pas des réceptions, sous couvert de « fuites d'eau » ou de « début d'incendie » dans les salles d'hôtels retenues.

Il n'y a pas eu de réunion par empêchement matériel !

N.O. : Et pour le renouvellement des adhésions ?

M.T. : Vous vous souvenez de la loi liberticide de 1992 qui fait de la Ligue une association à caractère général. Cette banalisation devait permettre l'inondation de la LTDH d'adhésions d'individus, n'ayant rien à voir, ni de près, ni de loin avec l'éthique de défenseurs des droits humains. Après dix mois de fermeture de la LTDH, celle-ci avait alors repris ses activités après le prononcé d'un jugement du tribunal administratif sur cette question.

N.O. : Le C.D., issu du coup de force de 1994 qui a produit une Ligue, pour le moins qu'on puisse dire peu dynamique, ne porte-t-il pas une lourde responsabilité dans la traversée de cette crise ?

M.T. : On doit reconnaître que l'ancien C.D., au départ constitué par une forme de « remplissage » a fait preuve d'une inertie que nous avions, en son temps, dénoncée. Mais les 6 membres sur 25 qui ont continué d'exercer leurs responsabilités ont tenté de sauvegarder l'essentiel, l'esprit de la Ligue.

N.O. : La date de 1994 apparaît comme une forme de péché originel. Vous imaginez la perplexité et la stupeur, la réserve de beaucoup de démocrates de retrouver au secrétariat général du présent C.D. un homme, qui a participé de 1992 à 1994 avec beaucoup de zèle et de moyens à ramener la Ligue à plus de docilité ! D'autant que cette désignation en tant que S.G. apparaît aussi comme une provocation gratuite à l'égard du pouvoir. Que leur répondez-vous ?

M.T. : Ma position et celle de mes amis est connue à propos de M. Khémaïes Ksila, puisque c'est de lui qu'il s'agit. En 1989, nous nous étions opposés à son élection et il a été repêché par le retrait forcé d'une de nos démocrates. En 1994, il a été aussi l'architecte d'une remise dans le rang de la LTDH, avec l'armada du parti au pouvoir et quelques autres.

Cela, nous le savons. Mais M. Ksila a payé par la suite son refus de faire du renseignement à l'intérieur du C.D., au profit du pouvoir, et il a été exclu du RCD pour cela, du moins, c'est ce qui se dit. Puis, il a fait deux ans de prison. Aux yeux de beaucoup, il semble avoir payé pour ses positions en faveur de la LTDH. Dans notre liste de compromis, il a été choisi comme S.G. pour son expérience de cette fonction par le passé et pour sa disponibilité. M. Ksila avait été aussi renvoyé de son travail, il était chômeur et il était disponible. Enfin, pour nous tous, cette désignation interne à la Ligue n'est pas une provocation pour le pouvoir. Il s'agit du principe de l'indépendance de notre décision. Le S.G. s'occupe du travail interne de la Ligue, c'est le président qui traite à l'extérieur avec les autorités.

N.O. : L'origine de cette ingérence n'est-elle pas à faire remonter aux origines de la Ligue, à son pacte initial avec le parti au pouvoir qui partageait, avec un grand partisan d'opposition et quelques autres moins importants, le grand beignet du comité directeur ? Cette institution du dévoiement de ce qui aurait dû être une élection démocratique par les militants n'est-elle pas le ventre mou de la LTDH et n'explique-t-elle pas, au final, le ressentiment actuel du pouvoir de se sentir floué ?

M.T. : C'est vrai que par le passé, les militants de la Ligue ont toujours contesté ce partage fignolé dans les officines du parti au pouvoir et de quelques autres. Nous avons protesté en 1989 et au conseil national de 1992 à Gafsa. Malheureusement, 1994 a reproduit le compromis.

N.O. : Oui, ce fut même son apothéose !

M.T. : Oui, mais pour ce Ve congrès nous avions mis les barrières : pas de parachutage au C.D., comme ce fut le cas par le passé. Seuls les membres anciens des sections ont été congressistes et éligibles.

Par ailleurs, les partis ne devaient pas être représentés en tant que tels, mais leurs militants qui sont aussi ligueurs connus sont les bienvenus.

Seule la défense des droits humains a été un critère. Du reste, nous avons proposé à un militant du RCD d'être dans notre liste, mais il a fini par décliner notre offre. Nous n'avons pas éliminé le RCD, il s'est retiré lui-même.

N.O. : Oui, mais on vous reproche d'autres calculs, ainsi d'avoir remplacé les anciennes officines légales par de petits Q.G plus radicaux. En somme à un pacte avec dieu, vous avez substitué un pacte avec le diable, en fonction duquel vous vous intégreriez à une stratégie de la tension, ce qui n'est pas la vocation de la Ligue.

M.T. : Ces reproches ne valent pas. Tous les partis légaux sont représentés ainsi que des forums démocratiques non autorisés, et les militants sont choisis parce qu'ils sont des militants de longue date de la Ligue. Par ailleurs, il y a 6 militants du C.D. qui appartiennent à des partis sur 25 membres !

Quant à la dynamique d'affrontement, nous n'avons fait que renouveler notre volonté de dialogue avec le pouvoir, nous l'avons dit à la presse et partout. Nous considérons les pouvoirs publics comme notre interlocuteur. Est-ce qu'il pourrait en être autrement ?

Nous avons souligné les mérites des mesures annoncées par le président de la République lors de son discours du 7 novembre et nous avons seulement suggéré d'autres outils d'un bon fonctionnement judiciaire. Il serait long d'énumérer nos bonnes dispositions. Nous avons même requis l'intervention du président de la République contre cette démarche en justice nuisible pour une institution démocratique qui honore la Tunisie.

Tout cela ne nous empêche pas de rester dans notre rôle de défenseur des droits humains quand ils ne sont pas respectés.

Nous sommes ouverts au dialogue et nous voulons préserver notre indépendance.

N.O. : Vous bénéficiez d'un large écho et d'un large soutien international. Mais avez-vous un soutien national ?

M.T. : Bien sûr, outre les militants de la Ligue et les associations telles l'ATFD [Association tunisienne des femmes démocrates, N.D.L.R.] ou les Jeunes avocats, de très grandes fédérations syndicales nous ont apporté le soutien, particulièrement les enseignants. Même les partis légaux nous soutiennent dans cette crise et l'ont fait savoir à la Chambre des députés.

Enfin, l'ancien comité directeur offre une solidarité sans faille, et il ne voit aucune raison de refaire le congrès. Enfin, vous avez pris connaissance de l'appui des comités directeurs de la Ligue.

N.O. : Comment envisagez-vous une sortie de crise ?

M.T. : Par le dialogue et par le respect de notre indépendance. Mais nous nous attendons, hélas, à la Ligue à une accentuation de la pression dont sont victimes ces temps derniers, sous des formes diverses, les militants des droits humains. Tout cela n'engage pas à l'optimisme.

 

Entretien conduit par Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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