Cas Olfa Riahi ou
Sheratongate, il y a quelque chose de pourri
À quelques jours du 2ème anniversaire du soulèvement du 14 janvier, on
ne sait plus par quel bout prendre cette pelote d'aiguilles ou cette
figue de barbarie (hendi) qu'est devenue la
« révolution » tunisienne : un évènement chasse l'autre,
une affaire étouffe la précédente et le Sheratongate devenu le
cas Olfa Riahi écrase toute autre information.
Pourtant, à la reprise du travail ce mercredi 2 janvier, la population
est en ébullition devant la hausse des tarifs des transports qui ne
manquera pas de se répercuter sur les prix à la consommation, tandis
qu'une série de taxes plus périphériques sont annoncées par la nouvelle
loi des finances.
Parallèlement, au grand dam des citoyens, un article scélérat de cette
même loi redonne par un artifice juridique au président de l'Assemblée
nationale constituante le droit d'accorder des primes spécifiques aux
élus, particulièrement de logement et de transport, prérogative que lui
avait déniée le tribunal administratif. Voté au milieu de la
nuit par des élus présents pour l'occasion, cet avantage est dénoncé par
le seul député du Front populaire qui met en balance le train de vie
doré des Constituants et la détresse du peuple.
Après la mafia de l'ex famille régnante, il s'établit depuis quelques
mois une nouvelle nomenklatura avide et arrogante qui fait feu de tout
bois pour s'accorder, sous couvert de légitimité, toute sorte de
réparation, dédommagement et autres rentes de situation.
Le fleuron de ce nouvel establishment, l'actuel ministre des Affaire
étrangères, est cloué au pilori par une bloggeuse dans un scandale de
malversations présumées et de dénonciations de gaspillage des deniers
publics porté au niveau d'une affaire d'État sous la dénomination de
Sheratongate. Au vu des derniers développements médiatiques et
judiciaires, cette affaire pourrait bien devenir bientôt le cas Olfa
Riahi.
Ce même mercredi soir, oblitérant tous les autres sujets d'actualité, la
joute entre la bloggeuse Olfa Riahi et l'avocat du ministre des Affaires
étrangères se donnait en spectacle sur le plateau de la TV Hannibal.
Interrogée par un journaliste habile mais sans agressivité, la toute
jeune femme démontrera, malgré un évident coaching mené par une escouade
de renforts, son incapacité à toute synthèse comme à produire, par
l'enchaînement d'arguments ou de pièces à conviction, une démonstration
implacable des accusations ramenées par elle-même au niveau de
« soupçons » qu'elle avait lancées sur son blog, quelques
jours plus tôt.
À l'inverse, spécialiste ces derniers mois de mises en demeure judiciaire
de leaders politique d'opposition et d'acteurs de la société civile,
plaintes lourdes de menaces et d'intimidations, l'avocat du ministre des
Affaires étrangères était à son affaire : redoutable et retors, il
mit le doigt sur la faille en soulignant que la bloggeuse ne produisait
jamais qu'un élément d'un montage accusatoire, insinuant qu'elle n'en
maîtrisait ni les tenants ni les aboutissants et accréditant la thèse
largement partagée qu'elle se faisait l'instrument d'une charge
politique contre son client.
Dans une dérobade répétée aux coups portés par le juriste, se dégageant
à peine de la lecture d'une défense soufflée, la jeune bloggeuse très
peu convaincante n'était visiblement pas à la hauteur du pugilat qu'elle
avait elle-même suscité et tentait d'esquiver le combat en le renvoyant
devant les juges.
Au pic d'une tension inévitable dans cette aventure impulsive et
imprudente, et dans la frénésie d'un buzz autour de sa personne, elle
finit par craquer, en larmes à l'évocation de la seule plainte qui
risquerait d'aboutir, pour diffamation d'une femme collatéralement mise
en cause et à laquelle elle présenta ce soir-là des excuses publiques.
Et pour finir, dans des moulinets picaresques, elle annonça une volée de
plaintes tous azimuts
Mais après avoir juré de se taire jusqu'à l'instruction, revoilà ce
jeudi matin à la première heure sur ExpressFM cette même jeune personne,
probablement dans l'intention de présenter à l'opinion publique une
copie moins brouillonne que la veille de son
« investigation ». Une fois de plus, interrogée par un
journaliste rigoureux mais jamais déplaisant, elle tint à persuader que
son enquête avait pris deux mois, tout en comptant sur ses doigts le
nombre de sources autorisées consultées, comme une jeune fille compte
ses amoureux. S'auto-désignant mascotte de « l'hôtel
Sheraton » dont elle aurait assuré la publicité par cette histoire
et faisant donner la chanson « khali ykoulou »
(laissez-les médire), elle badina en héroïne du film « Usual
suspects », rapportant à une intrigue policière une affaire d'État
qui pourrait être un séisme politique.
C'est trop de frivolité pour une nuit des longs couteaux qui pourrait
s'annoncer et dont le journaliste d'ExpressFM insinua qu'elle pourrait
en faire les frais en alignant comme par jeu la longue liste des
journalistes d'investigation décapités en Afghanistan, trucidés en Côte
d'Ivoire, défénestrés ou « suicidés ». Dans ce scandale, où le
loufoque se combine au tragique, on reste abasourdi et consterné à la
fois par tous les manquements déontologiques dont le plus grave semble
être certainement l'absence d'indépendance. Tous les commentateurs
pointent en effet une sourde guerre au sein de la troïka, entre le
Congrès pour la République, parti du chef de l'État Moncef Marzouki, et
le mouvement Ennahdha dont le leader a pour gendre précisément le
ministre des Affaires étrangères.
Ce conflit interne à la direction de l'État autour d'un prochain
remaniement ministériel et à l'approche d'une campagne électorale se
déroule sur fond de soupçon de corruption dont la purge devrait être un
des projets phares de la nouvelle République. Au-delà de l'usage
ponctuel d'une chambre de l'hôtel Sheraton aux frais de l'État, usage
proscrit par l'article 96 du Code pénal sur la base duquel 25 avocats
portent plainte contre le ministre des Affaires étrangères, ce dernier
est également soupçonné d'avoir orienté un don « secret » de
la Chine à la Tunisie vers un compte ouvert au titre du ministère des
Affaires étrangères, dans un contournement du protocole régulier. Cette
procédure alambiquée est confirmée par un responsable de la Banque
centrale et par le secrétaire d'État aux Finances qui juge cette opacité
financière dans l'usage, regrettant que sa révélation puisse nuire
désormais aux subventions chinoises à la Tunisie.
C'est une curieuse façon de répondre à l'exigence d'une gouvernance
transparente, manquement relevé par l'Association tunisienne pour la
transparence financière, toujours à l'affût, toujours rigoureuse et qui
réclame désormais un audit des fonds de tous les ministères.
Bien que soutenu par le chef du gouvernement avant même la conclusion de
l'enquête, le ministre des Affaires étrangères partira certainement au
prochain remaniement. Il ne peut pas en être autrement, il devrait même
démissionner dans l'attente des conclusions de la justice. Quelles
qu'elles soient, l'opinion publique considère qu'au ministère de
souveraineté où il incarne pour l'étranger l'Etat tunisien, il a terni
l'image de notre pays et personne n'a plus goût à ses fanfaronnades, son
arrogance et ses bourdes.
Pourtant, au-delà de sa personne, on ne peut que répugner à ces
pratiques politiques, relents d'une époque qu'on croyait révolue. Au
lendemain du 7 novembre aussi, ce type de torchons accusateurs issus
d'officines pleuvait sur les salles de rédaction, tel cet obscur grimoire
destiné à « descendre » l'un des acteurs du triumvirat du coup
d'état contre Bourguiba, ou encore telle cette vidéo virtuelle
outrageant un leader islamiste, ou cette note de frais ministérielle
mise au passif personnel de ce ministre intègre qu'était Mohamed
Charfi. Les journalistes soucieux de construire une éthique de
l'information refusaient de les exploiter, mais ces vomissures de
cabinets noirs firent les choux gras de journaleux féaux du pouvoir,
commis à tenter de déshonorer surtout les femmes militantes de
l'opposition ou de la société civile.
On croyait le temps du mercenariat terminé et on espérait que la
transition démocratique installerait des pratiques politiques plus
dignes, loin des coups bas et des règlements de compte.
Le ministre des Affaires étrangères n'est qu'un épiphénomène,
excroissance focalisant tous les rejets mais parfaitement marginale par
rapport au système qui se met en place sur les décombres de l'ancien
régime. Le coeur de cible est ailleurs. La priorité des priorités, c'est
ce nouveau mouvement social qui gronde en ce jour anniversaire des
émeutes du pain de 1984 et où, pénultième exode symbolique, les pêcheurs
de l'île aux éponges, larguant toutes les amarres citoyennes, voguent
vers d'autres cieux en flottilles de felouques avec ce cri
d'adieu : « Nous vous laissons notre pays ».
Décidément, « there is something rotten in the Kingdom of
Tunisia », il y a quelque chose de pourri au royaume de
Tunisie.
Nadia Omrane
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