L'indicateur du bonheur
intérieur brut en berne : triste Tunisie
Le développement régional aura, selon le ministre chargé de cet objectif
de la révolution, un indicateur de bien-être. Voilà une bonne idée à
condition que, par bien-être, on entende non seulement le confort
matériel fait de la satisfaction des besoins vitaux et de la jouissance
d'un environnement plus fonctionnel, mais aussi le confort psychologique
et moral fait du soulagement du stress lié à l'insécurité, de la fin des
idées noires quant à l'avenir de chacun, de la diminution des tensions
et du recul de la dépression (en hausse de 40% selon les statistiques de
l'institut psychiatrique « Razi ») , enfin de toutes les
formes d'épanouissement individuel au gré du libre arbitre de chacun.
En somme, il s'agirait de l'indicateur du bonheur intérieur brut que le
minuscule État du Bhoutan, dans l'Himalaya, a inscrit comme référence
supérieure au PIB (produit intérieur brut), de façon à souligner que
l'humain se réalise autrement que dans la seule satisfaction des biens
matériels. À la veille d'une nouvelle année nous sommes très loin de
cette béatitude. La Tunisie est triste et les Tunisiens n'ont pas le
moral. Pour comble, des tracts les dissuadent de faire la fête au soir
du réveillon du 31 décembre pour inaugurer l'année 2013, fête qui serait
« chrétienne et occidentale » et hram (proscrite) en
Islam !
Les Tunisiens n'ont pas le coeur à la fête et il n'est pas nécessaire,
pour s'éclater, de s'aligner sur le conformisme ambiant. Mais de tout
temps le Tunisien jusque dans les petits bourgs est toujours entré dans la
nouvelle année en y mettant la douceur d'un gâteau, comme pour le
Ras-el-Am (nouvel an de l'Hégire), la mloukhia promet
que l'année sera verte.
Nous aborderons 2013 dans la morosité et dans l'inquiétude. Le vote de
la loi des finances 2013 nous a infligé une cruelle déception.
Nous ne redonnerons pas ici les chiffres de notre déficit, de notre
endettement, de l'inflation, du chômage et du recul de
l'investissement... Nous le savons, la Tunisie vit une crise gravissime
qu'aucune réelle croissance ne va prochainement endiguer. Mais de l'avis
de compétences, cette loi des finances ne présente aucune originalité
par rapport aux précédentes, aucune inventivité, ne donne aucun signal
fort de développement, n'amorce aucune mesure fiscale de plus grande
justice sociale. Pire, elle diminue le budget du développement régional
tout en alourdissant l'endettement national, et égratigne le budget de
la culture au profit du budget du culte. Tel est le glissement
progressif du projet sociétal.
À l'inverse, les budgets des trois présidences, pour l'ensemble de leurs
personnels et appareils de fonctionnement, ont été augmentés par rapport
à leur dévolution sous l'ancien régime.
On n'est jamais si bien servi que par soi-même : présents à 44 députés
sur 217 au lendemain de Noël - peut-être parce que Noël est autant
une fête musulmane que « juive » dans l'immense ouverture
d'esprit du Secrétaire d'État aux Migrations et aux Tunisiens à
l'étranger, l'élu nahdhaoui de France Nord et directeur de
l'« Institut Langues et Cultures » à Massy - les élus de
la nation se votent ensuite une augmentation du budget de l'Assemblée
nationale constituante après avoir tenté pour quelque uns de s'accorder
une retraite (laquelle leur échoira s'ils parviennent à tenir deux ans
d'affilée dans leur mission à l'Assemblée, selon les dispositions en
matière de retraite). Pour un certain nombre d'entre eux, médiocres,
ignorants, ils sont en plus effrontés et mettent un point de déshonneur
à continuer à s'absenter au mépris de l'indignation de la population.
Quelle belle idée ils se font du respect de la chose publique, quel beau
patriotisme !
On pourrait leur faire cette suggestion : au Congrès américain une
cinquantaine d'élus, pour ne pas grever les dépenses de déplacement
(pourtant sans commune mesure avec la Tunisie, à l'échelle du territoire
américain) disposent dans les locaux du congrès d'un petit box avec
couchette flanqué d'une kitchenette et d'un petit coin douche où ils
viennent se rafraîchir et prendre leur café après le jogging matinal et
avant leur séance de travail. Voilà qui pourrait dégraisser nos
mammouths, je parle de quelques élus et du budget de l'appareil. C'est
également une proposition à faire au ministère des Affaires étrangères
pour que le repos de leur guerrier déleste moins la caisse noire allouée
aux siestes ministérielles dans des palaces 5 étoiles.
Mais la cerise sur le gâteau pour la nouvelle année, c'est le budget de
la présidence de la République : supérieur à celui de l'ancien
dictateur, porté de 71 millions de dinars à 79 millions de dinars d'une
année sur l'autre, ce budget a été rejeté dans un premier temps. Il
n'aura été soutenu que par 69 suffrages dont le chef du groupe Ennahdha
à l'Assemblée nationale précisera que, sur ces 69 voix, 60 viennent
d'Ennahdha tout en ajoutant que trois ou quatre députés seulement du CPR
(parti du président de la République) ont voté ce budget. Il se sera
donc ajouté un désaveu de sa propre famille au camouflet politique
infligé au président de la République par une partie du mouvement
Ennahdha (qui pour une fois n'aura pas voté comme un seul homme, le
doigt sur la couture du serouel, mais selon l'autonomie qui lui
aura été concédée !)
Il s'en suivra un vaudeville nourri de fanfaronnades : « nous ne
concèderons pas un millime de ce budget » quitte à faire passer la
loi des finances 2013 par Arrêté républicain ! Alors un oukase
maintenant ?
Ensuite il y eut des négociations, tout un marchandage - je retire
ceci et vous me prenez cela - comme si nous étions au souk alors
que c'est la figure même de l'État qui y est engagée. Enfin vint le coup
de pied de l'âne par lequel la présidence de la République ramena son
budget à 77 millions de dinars, les deux millions déduits ayant été
refilés comme une patate chaude à d'autres institutions.
Tout cela est bien minable et ne redorera pas le blason de notre
République.
Mais au suivi de ce déchirement de la troïka comme des demi-frères se
disputant un héritage dans une famille recomposée, il me revient ce
souvenir : Nous sommes alors en 1992, par un beau soleil sur la
terrasse de l'hôtel International : on y donne une réception,
peut-être pour l'anniversaire de la Ligue tunisienne des droits de
l'homme. Son président, grand résistant devant l'Éternel, est alors dans
tout son éclat, très entouré, très courtisé par les médias. C'est un bel
orateur, plein de fougue et d'une lucidité implacable. Nous sommes à la
veille de la grave crise de la LTDH à quelques mois de sa fracture, par
un grand coup fourré contre sa résistance à la torture et à
l'oppression. C'est alors que parlant d'un compagnon de route, militant
historique de la gauche et des libertés publiques qui aura alors trahi,
le président de la LTDH, Moncef Marzouki, prononce cette sentence :
« Il est comme la cerise, le pouvoir dévorera la pulpe et crachera
le noyau ! ».
Tel fût en effet le destin de celui qui aura manqué à toutes les
camaraderies et solidarités de cette époque mais qui, après une descente
aux enfers, une traversée du désert et une repentance, contribua par ses
actions de lobbying à faire tomber la dictature.
L'histoire donne de ces leçons et cela n'arrive pas qu'aux autres.
N'oubliez pas « le noyau de la cerise », Monsieur le
président.
En cette fin d'année où s'est donnée à voir à l'Assemblée et dans les
institutions nées de la révolution une image décevante de la Tunisie,
bien rares sont les touristes, les investisseurs, les observateurs,
l'étranger solidaire à croire encore en l'avenir de notre pays. Au
festival des Ksours, les organisateurs peinent à rassembler 300
participants pour courir, sous l'enregistrement du Guinness Book, le
marathon de Ksar Ghilane à Tataouine.
À tous les résistants humbles, militants de la société civile ou des
partis politiques auxquels le pouvoir n'aura pas fait perdre ni
l'esprit, ni le sens de l'histoire de leur pays, il restera à courir
contre la bêtise, contre l'ignorance, contre le sexisme, le racisme et
l'obscurantisme, contre la corruption et l'oppression, à courir encore
et toujours, le marathon de la démocratie pour qu'enfin s'inscrive au
fronton de notre République et au préambule de notre Constitution, comme
dans la Déclaration d'Indépendance des États-Unis, le droit au bonheur.
Nadia Omrane
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