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À Djerba la douce, on achève bien la révolution
À Djerba la douce, « la fièvre du Samedi soir » en ce 22
décembre n'a pas enflammé une clientèle touristique prise de panique
devant une violence non programmée dans les dépliants des agences de
voyage. C'est que cette violence a soulevé plutôt des assaillants venus
empêcher le meeting bon enfant du parti Nidaa Tounes. Des dizaines
d'agresseurs ont en effet terrorisé, molesté, blessé un public de
femmes, de personnes âgées, d'adolescents présents pour soutenir le
leader charismatique de Nidaa Tounes, l'ancien ministre à plusieurs
reprises de Bourguiba et Premier ministre de la transition
post-révolutionnaire - après une parenthèse rapide de président de
l'Assemblée nationale sous l'état de grâce des premières années du
Benalisme.
Beji Caïd Essebsi est en effet donné par tous les sondages comme la
personnalité la plus populaire, celle qui recueillera le plus de
suffrages et qui transcende de très loin les autres figures politiques,
dont les chefs d'Ennahdha, et c'est bien là le problème.
C'est précisément Ennahdha que Monsieur Caïd Essebsi accuse de cette
agression, avec le concours des ligues de protection de la révolution
qui agiraient à son instigation. Toutefois, des observateurs incriminent
aussi une descendance yousséfiste animée d'un esprit de revanche contre
Monsieur Caïd Essebsi, ancien directeur de la sûreté nationale et
ministre de l'Intérieur, qui se défend pourtant aujourd'hui d'avoir
participé à la torture et à la dispersion du mouvement yousséfiste dans
les toutes premières années de l'indépendance.
Il y a en effet des éléments de tout bord dans les dites ligues de
protection de la révolution, considérées comme à la main d'Ennahdha et
dont le président du CPR, Mohamed Abbou, a précisément légitimé
l'existence ce même samedi 22 décembre, dans une banlieue
nahdhao-salafiste de Tunis, comme la structure organisée avant-garde de
la révolution. En cela, il s'oppose à l'ancien chef du CPR, l'actuel
président Marzouki qui a appelé à la dissolution de ces ligues après
leur « lynchage » à Tataouine d'un activiste de Nidaa Tounes.
Ainsi, cet ancien résistant exemplaire et ce détenu de grand courage
que fût Mohamed Abbou, dont on ne savait pas qu'il avait les dents si
longues sous la bouche cousue, se constitue-t-il une réserve de
supplétifs pour parvenir au faîte de l'État. Devant l'ambition de son
ancien bras droit, lieutenant spirituel, Moncef Marzouki pourrait bien
devoir s'écrier prochainement comme César assassiné : « toi
aussi mon fils ».
Une énième commission d'enquête identifiera-t-elle les coupables de ces
méfaits bien malencontreux en la période la plus forte d'affluence
touristique et de réservations sur Djerba, où à l'évidence la sécurité a
mis plusieurs heures avant de se déployer pour secourir l'auditoire de
Nidaa Tounes prisonnier de la salle de l'hôtel, victime de ce terrorisme
devenu ordinaire ? Il faut espérer que le ministre de l'Intérieur
mette plus de diligence à affronter l'autre visage bien plus redoutable
du terrorisme, le jihadisme d'AQMI dont il y a quelques mois il avait
démenti la présence de camps d'entraînement sur le territoire tunisien,
information donnée alors par des médias français et qu'il reprend
aujourd'hui à son propre compte.
Trop peu et trop tard, ainsi se multiplient les défaillances du
ministre de l'Intérieur dont jusqu'ici, envers et contre toutes les
accusations, nous nous entêtions à croire que de l'intérieur de son
propre mouvement ou de son propre ministère par le fait d'anciens
affidés de la direction de la sûreté de Ben Ali aujourd'hui en prison,
il lui était mis des bâtons dans les roues : « si Ali howa
el miskin », le pôvre si Ali, comme dans un dessin animé de
nos enfants, mais il faut bien se résoudre désormais à partager la quasi
hystérie de l'excellent commentateur Sofiane Ben Farhat, devant tant
d'incurie, criant sur Shems FM : « ya khouya hizz
falijtik », dans une traduction plus polie « Monsieur le
ministre, faites vos valises » .
Or il ne les fera pas, ses valises, pas plus que Rafik Abdessalem au
ministère des Affaires étrangères, ni Noureddine Bhiri au ministère de
la Justice. Nous irons aux élections avec cette gouvernance à vau-l'eau,
dont on n'aura pourvu de manière abracadabrantesque et dans
l'humiliation du secrétaire d'État aux Finances qui en assumait
jusqu'ici l'intérim, que le ministère des Finances attribué en doublon à
l'actuel ministre du Tourisme : pour ce qu'on fait du tourisme, autant
supprimer ce ministère !
Et c'est flanqué de ces pesanteurs, dans l'inchangé d'une gouvernance,
que cette même semaine, à l'Assemblée nationale constituante où s'exhibe
une économie mise en abîme, le chef du gouvernement Hamadi Jebali
déclame son psaume de onze priorités pour le pays. Belle incantation
avec laquelle tous seraient d'accord s'ils étaient informés aussi des
instruments de sa praticabilité. Monsieur Jebali propose aussi à tous
les partenaires politiques une trêve et une forme de pacte sur la base
duquel nous irions fin juin aux élections législatives.
Pour un peu, on l'aurait cru et lui aurait tendu la main tant la
tension est devenue insupportable dans le pays. Mais le chef du
gouvernement est-il lui-même victime d'un sabotage ou faut-il croire à
la permanence d'un double langage, celui de la rassurance puis de
l'intimidation, celui de la coopération puis de l'exclusion ?
L'agression de Djerba décrédibilise son discours, inhibe toute velléité
de consensus et, le chaos général aidant, met de fait le chef du
gouvernement dans une situation d'impeachment.
Au même moment, on prétend amuser la population en exposant dans un
hôtel de Gammarth comme un butin de guerre les dépouilles de l'ancien
régime. Sur Internet circule la photo de la ministre de la Femme tenant
triomphalement la chaussure dont « tata Leila » écrasait le
peuple sous son talon. On ne sait plus ce qui est le plus pathétique
là-dedans, le passé ou le présent ? Au prix du billet d'entrée
- le dixième du salaire moyen du Tunisien - à ce musée de
toutes les vulgarités, on peut parier que s'y presseront tous ceux
qu'appâtaient les hochets de l'ancien régime devant lequel docilement
ils se couchaient. Une clientèle devant venir de l'étranger ne
serait-elle pas commissionnaire d'une seigneurie en exil, comme on
suppose que fût le Fonds royal du Luxembourg dont enfin la Banque
centrale rejette la candidature à une part de la banque de Tunisie.
Quant au bon peuple qui permit par cette révolution cette prise de
guerre, il s'en divertira devant sa télévision. Au moins aurait-on pu
offrir aux plus héroïques quelques bons d'accès comme bientôt il faudra
offrir des bons d'achats pour la semoule, le sucre ou le lait ! La
cagnotte tirée de ce spectacle désolant devrait renflouer le budget de
l'État : c'est dire à quelle ruine nous somme rendus.
De la capture d'État exposée à Gammarth à l'état captif de forces
obscures manifestes à Djerba, tel est le produit de la révolution :
« c'est un amer constat mais nous devons nous rendre à
l'évidence : il y a certains partis qui deviennent un danger pour
la République et pour l'État. Je suis navré de le dire, c'est avec
gravité que je le dis, mais c'est ainsi ». Telle fût dans la bouche
de Beji Caïd Essebsi, l'épitaphe d'une République issue de la lutte
nationale et de l'indépendance. Pour sa génération et pour celles des
seniors qui suivirent, pour tous les cadres, grands commis de l'État,
militants de gauche, intellectuels, compétences et élites de la nation
qui n'ont pas su, pu ou voulu résister vraiment à cette décomposition,
il ne reste que les yeux pour pleurer.
À Djerba la violente, on achève bien la révolution.
Nadia Omrane
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