Marzouki et Ben Jaafar sous l'insulte, Jebali sous la couette
« Sous les jets de pierres, le président Marzouki est obligé
d'écourter son discours à Sidi Bouzid où la situation, surtout celle de
la pauvreté, est pire qu'avant la révolution ». Voilà, à propos de
l'anniversaire d'une révolution, le commentaire désolant du journal de
TV5, sur lequel je m'éveille ce mardi 18 décembre 2012.
Bien sûr, ces images et ces injures humiliantes pour le président de la
République et pour le président de l'Assemblée nationale constituante,
je les ai vues et entendues à en avoir honte moi-même pour eux, toute la
journée du 17 décembre, sur les radios et télévisions tunisiennes. Tant
que cela demeure entre nous... Mais sur une chaîne francophone
retransmise dans 200 pays et territoires, bonjour les dégâts pour notre
tourisme et pour les investissements directs étrangers !
Voilà qui confirme un aspect souligné dans le dernier rapport d'une
agence de notation financière, qui nous classe désormais dans la
catégorie de pays à emprunt spéculatif : « généralisation et
intensification de la violence sociale ». La
« généralisation », les évènements de Siliana, ceux de la
place Med Ali ou ailleurs par relais dans la République, les Tunisiens
comme les étrangers les auront déjà observés. Quant à
l'« intensification » de cette violence, subie à Sidi Bouzid
par les représentants du pouvoir exécutif et législatif, au plus haut
degré de la souveraineté nationale, elle est dans une mutation
politique, une délégitimation de l'État : en cela elle pourrait
apparaître comme un acte II de la révolution éclose justement à
Sidi Bouzid.
Sauvé des jets de pierres, de tomates et d'oeufs par une grippe
opportune, le chef du gouvernement Hamadi Jebali était demeuré ce 17
décembre sous la couette. Il n'est pas impossible qu'il fût informé de
ces désobligeants comités d'accueil par le ministre de l'intérieur,
nécessairement bien renseigné, en tout cas par les écoutes téléphoniques
qu'il se targue de pratiquer.
Est-ce farfelu d'imaginer qu'aux « Bolcheviques » accusés de
cette violence comme au bon vieux temps, se soient mêlés quelques
partisans d'Ennahdha, quelques miliciens des ligues de protection de la
révolution ravis eux aussi de faire déguerpir ces deux présidents
quelquefois oublieux de devoir leur position au mouvement Ennahdha
faiseur de rois ? Des vidéos sur Internet montrent aussi des
salafistes, drapeaux noirs en bannière, prendre d'assaut la tribune
désertée par les deux présidents. Enfin, Hamadi Jebali était bien avisé,
pour la seconde année consécutive, de s'absenter de ce bastion du chef
d'El Aridha, Hachemi Hamdi, qui doit lui vouer une haine éternelle pour
avoir ignoré son offre de bons et loyaux services, formulée en direct
sur une radio privée le 24 octobre 2011, le jour où Hamadi Jebali s'est
auto-désigné chef du gouvernement !
Toujours est-il que c'est à ce dernier, dans sa concentration de
l'essentiel des pouvoirs, que s'adressait logiquement la colère des
habitants de cette région délaissée. Mais ce sont les présidents Ben
Jaafar et Marzouki qui ont osé l'affronter.
Responsable de 114 millions de dinars de dépenses déjà pour le
fonctionnement de la seule Assemblée constituante, sans que le moindre
paragraphe de la Constitution ne soit encore écrit, le président
Mustapha Ben Jaafar a déchaîné les quolibets et une pluie de projectiles
qui soulignaient son incurie : incapable de tenir ses propres
troupes, il ne parvient pas non plus à endiguer l'absentéisme des élus
de la Constituante, présents à maintes reprises seulement au dixième de
leur effectif et presque toujours votant à peine aux trois
cinquièmes ! Sans doute a-t-il compris l'avertissement, pour
déprogrammer en urgence ce mardi 18 décembre la discussion de la loi de
finances au profit du projet d'indemnisation des martyrs et blessés de
la révolution. Mais il semblerait que l'affront subi au crépuscule de sa
vie de militant l'aurait rendu lui aussi malade.
Toutefois, de mémoire d'observateur, sur ces 25 dernières années du
parcours de résistant de Moncef Marzouki, jamais aux pires moments de sa
persécution ni de sa traversée du désert l'actuel président de la
République ne devrait avoir connu la souffrance et la honte d'un tel
rejet. Déjà à son retour de France, porté en triomphe à l'aéroport le 18
janvier 2011, il avait dû déchanter à la Kasbah 1, dans une fuite
sous les insultes dont Internet garde quelques traces. Bien qu'élu
seulement par 8000 voix sur la circonscription de Nabeul, il est devenu
président de la République grâce au vote majoritaire en sa faveur à
l'ANC d'Ennahdha, dont il nous assurait depuis des années que
« l'islamisme était soluble dans la démocratie ».
Sur ces deux années de révolution et une année de présidence, en
alternance des sondages lui reconnaissaient la plus grande popularité
tandis que l'opinion publique et surtout les jeunes raillaient sa
versatilité de « tartour » et son inconsistance
politique. Imprévisible, entre des offensives fracassantes et des
reculades complaisantes, il eut quelques interventions lumineuses en
cohérence avec son passé de militant des droits de l'homme et
d'intellectuel progressiste. Jamais pourtant il ne fut vraiment à la
hauteur de sa fonction, celle d'un chef rassembleur qui aurait donné le
cap et aurait eu une vision pour son pays, sans tergiversation, sans
hésitation, sans concession, dans le droit fil d'une histoire unique
dans le monde arabo-musulman. Peut-être s'est-il entouré sans grande
clairvoyance d'un conseil pléthorique dont quelques membres, sans grande
intelligence ni particulière compétence ou notoriété, semblent avoir
plus traîné leurs guêtres dans les cafés d'Europe que sur les bancs des
grandes universités ou au pilotage d'honorables institutions.
Le président Marzouki arrivait à Sidi Bouzid avec, pour cette région
déshéritée, berceau de la révolution, la promesse d'une enveloppe de 470
millions de dinars d'investissements : c'est à peine cinq fois le
budget de la présidence de la République, dans son estimation de la
prochaine loi de finances, enveloppe pour laquelle la présidence réclame
une augmentation annuelle de neuf millions de dinars pour ses différents
frais de personnels de missions et de réceptions multipliées à l'envi et
avec une inventivité stupéfiante, jusqu'à décerner une décoration
inédite - en tous cas au Journal officiel - telle qu'on peut
se demander si dans un « copinage » et un clientélisme
renouvelés, on ne renouait pas avec le fait du prince.
Tout cela se sait, déçoit et exaspère. Dans l'euphorie et dans
l'auto-persuasion de son grand destin, le président Moncef Marzouki
planait jusqu'ici. Ce 17 décembre à Sidi Bouzid son atterrissage à dû
lui faire bien mal.
Pourtant, dans l'intuition d'une fracture entre la gouvernance et une
population malheureuse, désoeuvrée, souvent ignorante de la loi et
portée à la violence, le président Marzouki était venu dire à cette
dernière combien il partageait sa déception de ce que, deux ans après le
suicide par le feu de Mohamed Bouazizi, sa situation ne se soit pas
améliorée. Sans doute y avait-il de la sincérité dans son souci de
parler vrai. Mais paroles, paroles, rétorquent les
protestataires bien informés de la prodigalité gaspilleuse du palais de
Carthage, sans parler du coût pour le fonctionnement d'un gouvernement
obèse de 81 membres, dont les seules promenades du ministère des
Affaires étrangères pèseront 174 millions de dinars, alors que toutes
les recommandations actuelles invitent à une restriction des dépenses de
l'État.
Pour calmer l'impatience d'un auditoire revendicatif, le président
Marzouki s'est évertué à enseigner que « la révolution est un
projet ». Ce serait plutôt un processus de longue haleine dont nous
ne sommes qu'au début du tunnel. Car seul le mouvement Ennahdha, parti
de masse, organisé, discipliné et patient, a vraiment un projet, celui
de la déconstruction de l'État Bourguibien depuis une indépendance non
reconnue, État civil, moderniste, fort de ses institutions, son
administration, son armée, son éducation scientifique et progressiste
qui produisit ces élites qu'on voudrait ranger aujourd'hui au placard de
l'histoire.
Le projet d'Ennahdha sur la durée, c'est de recentrer la Tunisie dans
l'aire culturelle de l'islamité, tournant le dos à la Méditerranée, à
l'Europe, à l'Occident d'où à ses yeux viendrait tout le mal. Alors la
nouvelle présumée République codifiée islamiquement n'aurait de
démocratique que la seule légitimation de l'urne, par laquelle la
majorité discriminerait la minorité sous le masque d'un formalisme
constitutionnel qui ne devrait même pas reconnaître l'universalité des
droits de l'homme.
Dans la phase délétère de cette déstructuration-recomposition, à
Sidi Bouzid en sécession, se perdent déjà les marques dépéries de
l'État, dans la désobéissance incivile envers son chef : telle est
la défaite du président Marzouki.
Nadia Omrane
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