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Ce que Dégage veut dire
Avec une assurance presque moqueuse, son inévitable sourire aux lèvres,
le chef du gouvernement Hamadi Jebali vient de décréter l'effacement du
vocable dégage de tout langage protestataire. Fini, révolu,
jeté aux oubliettes, cet impératif catégorique pourtant inscrit pour la
postérité au lexique révolutionnaire universel ! Comme un échos au
Grand soir, en espéranto porteur de toutes les espérances, il a
enchanté les matins du monde, de la Kasbah à la place Tahrir, des
indignés de Madrid à ceux d'Occupy Wall Street et jusqu'aux blogueurs
chinois. Ce verbe magique, porté en couverture de tous les livres sur
les printemps arabes, de toutes les affiches des expositions les
commémorant, dans tous les chants d'Intifadha, restera à La
révolution racontée aux enfants plus merveilleux que tout les
commandements d'Ali Baba ou d'Alaeddine : ken ya maken
dégage...
C'est à cette puissance épique, à ce souffle de l'histoire, que Hamadi
Jebali s'attaque par son interdiction comminatoire. Il met ainsi fin à
la légitimité révolutionnaire au nom de la violence qu'elle implique,
jugée sauvage, alimentée par l'ignorance du droit et porteuse
d'anarchie. C'est vrai, cette violence est antinomique de toute vie
démocratique qui autorise l'expression politique pour peu qu'elle se
fasse dans le cadre de la loi, pacifiquement.
Dans une démocratie seule s'exerce la violence légitime, celle de la
police républicaine, par souci de l'ordre public et de la défense des
institutions, pour la sécurité des citoyens et en situation de légitime
défense. Telles sont les justifications apportées par le chef du
gouvernement aux interventions de la police dans le gouvernorat de
Siliana. Mais aucune explication n'a été donnée sur les tirs à la
grenaille effectués dans le dos et dans les yeux des manifestants, pas
plus que sur les violations de nuit des domiciles attribuées à des
policiers en cagoule.
Le chef du gouvernement a réitéré la liberté reconnue aux citoyens de
s'exprimer, de manifester et de circuler dans le cadre de la loi. À
l'exception des manifestations du 9 avril 2012 sur la répression
desquelles la lumière n'est toujours pas faite, on peut reconnaître au
gouvernement des égards démocratiques à condition d'ignorer le travail
en sous-main effectué par des milices parallèles et autres ligues de
protection de la révolution.
À la légitimité révolutionnaire, Hamadi Jebali oppose la légitimité
électorale de son gouvernement. En effet, sorti des urnes par une série
de truchements, car son « élection » s'est trouvée médiatisée
par celle de l'Assemblée nationale constituante, le gouvernement actuel
issu finalement d'un bricolage électoral, acceptable en l'état des
lieux - khir min blech - est un gouvernement
légitime. Fort d'un million cinq cent milles suffrages, il a autorité
sur huit fois plus de citoyens. Dans tout pays démocratique un
gouvernement s'appuie sur une majorité partisane absolue ou sur une
coalition électorale majoritaire. C'est à peu près ce dernier cas chez
nous, à condition que l'on prête consistance, cohérence et indépendance
aux deux autres partis-croupions d'Ennahdha. Il se trouve que depuis
plusieurs mois cette majorité se fissure et s'effrite.
Le vrai problème cependant c'est qu'il ne s'agit que d'un gouvernement
provisoire dans une phase de transition démocratique. Cette limite-là,
le chef du gouvernement devrait l'avoir toujours présente à l'esprit et
s'en trouver plus modeste : autorité en sursis, elle rend encore
plus précaires et friables les autorités qu'elle délègue au niveau des
gouvernorats et autres sous-préfectures. A fortiori, ce fusible qu'est
le gouverneur est éjectable à tout moment quand la volonté populaire le
désavoue : dégage prime donc sur le « j'y suis,
j'y reste ».
Et quand ce vendredi matin, en un suprême geste de dignité, cette
population rabaissée par tant d'insultes et ignorée par tant
d'indifférence, abandonne Siliana pour le laisser seul maître d'une
ville fantôme, le gouverneur semble en tirer alors la leçon en
démissionnant, retrait qui ridiculise davantage l'avertissement de
Hamadi Jebali qu'il partira avant son lieutenant !
Affaibli par sa temporalité, la légitimité du gouvernement l'est encore
plus par son absence de moyens. Le chef du gouvernement passe son temps
à courir après les donateurs et à tenter de faire tomber dans son
escarcelle les revenus de la vente de bouts de patrimoine, un morceau de
ciel « ouvert » par ci, une clairière entre deux dunes par là,
ou un gisement de gaz de schiste sur fond de nappe phréatique...
Avec si peu de ressource comment s'étonner qu'il y ait près de 20% de
chômage dans le gouvernorat de Siliana, une infrastructure en
décomposition, une agriculture à l'abandon, des carrières inexploitées,
des dispensaires endettés et sans équipements et des enfants nu
pieds !
Une gouvernance légitime rendue à l'état de noix creuse et sans poids
réel ne vaut en fait que par ce qu'elle peut réaliser. Pourtant rentré
d'un carrefour d'affaires, le chef du gouvernement ne paye que de mots
une population pauvre entre les pauvres, et indignée qu'on oppose à sa
colère légitime la légitimité républicaine souveraine d'un gouverneur,
dont Hamadi Jebali dit lui-même qu'il ne sait pas à quoi il ressemble et
qu'il n'a donc même pas reçu pour l'occasion.
Ce même vendredi, tandis que le subtil ministre Samir Dilou s'évertue à
corriger les maladresses oratoires de ses coéquipiers, on écoute avec
compassion le ministre du développement régional égrener une liste de
mini-projets à Siliana pour une enveloppe de 90 millions de
dinars ! Faudra-t-il reprocher à une gouvernance ce bilan
d'inconsistance et d'incompétence ? Non, si l'on met en cause la
crise, handicap pour tout le monde. Oui, si l'on souligne la confiance
que cette gouvernance ne suscite plus et qui est pourtant le grand
levier de la croissance.
In extremis, les autorités actuelles semblent s'ouvrir à d'autres forces
politiques, premier pas vers une collaboration. Dans une allocution bien
tardive, le chef de l'État, dans un constat d'échec, en appelle aussi à
un mini gouvernement d'experts ! Trop peu et trop tard ? Le
soulèvement populaire de Siliana amorce une autre logique plus radicale,
dans une sorte de second souffle révolutionnaire des forces sociales
progressistes, à l'abri desquelles des courants moins recommandables
pourraient se tapir. Des accusations de soudoiement et de complot
pleuvent, sans preuves.
En ce vendredi 30 au soir, tandis que d'autres foyers s'embrasent et que
l'armée tente de prendre position à Siliana dans une controverse avec la
police, tandis que le président de la République allume aussi son propre
incendie au sommet de l'État, la population prise à ses difficultés,
lasse d'être abusée et voyant retarder à n'en plus finir la perspective
d'élections stabilisatrices, en viendra-t-elle à rechercher
désespérément une autorité ferme, compétente et juste pour faire
Dégager ?
Nadia Omrane
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