« Yalaan bou el phosphate » : où étiez-vous en ce temps-là ?
À la première du film documentaire de Sami Tlili « Yalaan bou
el phosphate », présenté en sélection officielle
« Perspectives » des JCC, samedi 17 novembre 2012, il y avait
foule dont une partie devait rester sur le pavé, sans doute par suite
d'une promotion efficace et peut-être par la toujours en usage
distribution d'invitations. Nous attendrons donc le 28 novembre, date de
sa projection en salles, pour apprécier la précision documentaire, la
valeur cinématographique et le sens politique de ce film.
D'ores et déjà pourtant, on apprend que ce premier long métrage du
réalisateur (professeur d'histoire de l'art à Sousse), a été reçu dans
une très grande émotion ponctuée d'applaudissements et couronnée par
l'hymne national. À la sortie, une comédienne se serait exclamée :
« fin konna, où étions-nous ? ».
C'est du moins ce que rapporte, sur RTCI dimanche matin, une
jeune femme (F. Ch., militante associative de la Marsa), bouleversée par
la découverte de cette tragédie. Le lendemain après-midi sur les mêmes
ondes, Mme Dorra Bouchoucha, productrice du film (et deux fois présidente
des JCC en 2008 et 2010, sur la fin du régime), renchérissait, comme
indignée « de l'absence de relais de l'information » sur la
crise du bassin minier de Gafsa de 2008, thème du documentaire.
Tandis que les deux animatrices de ces émissions continuaient de passer
la pommade à leurs invitées, dans ce dernier salon où l'on cause entre
gens d'un même monde que semble être devenue RTCI, je demeure
interloquée, choquée de ces déclarations : comment ces deux
personnes pouvaient-elles alors ignorer des émeutes qui se prolongèrent
pendant plusieurs mois, de grèves en sit-in, en deuils, en procès et
emprisonnements, ainsi que la résistance qui les accompagnèrent, la
solidarité des collectes d'argent et des couffins aux prisonniers, de la
prise en charge des familles, etc., par des militants de mouvements
politiques ou syndicalistes de Ettajdid, du PDP, du PCOT (trois partis
qui ont changé de nom depuis), des réseaux de la société civile, ainsi
que de l'UGTT dans ses syndicats de base, le bureau de la Centrale étant
à l'époque plutôt embarrassé par cette turbulence syndicale presque
dissidente. Je cite de mémoire et m'excuse d'avance d'oublier toutes
celles et ceux, de différents bords idéologiques, qui convergèrent
autour de ce creuset de la résistance à l'exploitation et à l'oppression
d'un régime mafieux et policier et qui le firent malgré les risques de
l'époque.
L'information passait aussi, y compris dans certains journaux de Tunis
malgré la censure. Je citerai Attariq-el-Jadid et Mawqif, sans doute
d'autres tracts aussi distribués sous le manteau. Cette information
était surtout accessible sur le net malgré « Ammar404 » et
nous savions nous y connecter par des proxies quand nous ne le faisions
pas directement de l'étranger qui nous envoyait d'ailleurs par
mailing-list les publications censurées. Pour mémoire, je citerai
essentiellement la fondamentale TunisNews, Nawaat, Alternatives
citoyennes, etc. Enfin, la presse étrangère et Al Jazira donnaient leur
écho à cette première véritable contestation populaire, le premier
soulèvement important contre le régime.
Ne nous y trompons pas : ce qu'il est convenu d'appeler la
révolution tunisienne ou début du printemps arabe a pris corps dans le
bassin minier de Gafsa, dans ces mines de phosphate de Rdaief, Om
Laarayes, Mdhilla et Metlaoui. Nos tuteurs américains ne l'ont pas
ignoré, embarrassés depuis quelques années déjà par cette « si
douce dictature » dont le présumé miracle économique masquait tant
de perversion et d'abus. C'est de cette époque que date le
« recrutement » de quelques jeunes formatés par les think
tanks, selon le pattern des révolutions enclenchées dans les
anciennes « provinces » soviétiques, particulièrement la
Kirghizie, l'Ukraine et la Géorgie : une couleur de ralliement
(chez nous le tee-shirt blanc comme ailleurs l'orange ou le bleu), un
slogan (Dégage ! bien sûr) un petit bréviaire des méthodes
de soulèvement ou « la révolution, mode d'emploi » passant
d'abord par les réseaux sociaux, et les mèches étaient posées. La crise
devait alimenter le baril de poudre que désamorçait jusqu'ici la rente
clientéliste. Le sacrifice par le feu de Trimech fût un ratage mais
l'incendie prit avec la mort de Bouazizi.
C'est évidemment résumer de manière caricaturale, faisant fi d'un
continuum de souffrance, de soubresauts et de résistances, un processus
révolutionnaire dont on veut inscrire la date emblématique au 14 janvier
2011 ou au 17 décembre 2010. Qu'importe, si l'on reconnaît que la
révolution est née dans le bassin minier et que d'ailleurs elle n'y est
pas achevée. Il faut être à l'écoute au jour le jour de la chronique des
correspondants locaux des radios publiques ou privées pour prendre la
mesure de ce mouvement social historique, premier séisme démocratique du
monde arabe...
Comment donc ces deux femmes pouvaient-elles l'ignorer, elles qui par
leur appartenance sociale, culturelle, politique, se trouvent au coeur
même des réseaux d'information, du Landerneau le mieux branché, le plus
connecté, celui qui produisait les news, transgressait la censure et
livrait même parfois les secrets d'État ? Au-delà de ces deux
personnes avec lesquelles je n'ai aucun contentieux, contre qui je n'ai
aucune hostilité et qui ne m'intéressent nullement en elles-mêmes, je
voudrais laisser ici éclater une colère retenue pendant tant de mois
contre une nomenklatura présomptueuse d'héritiers, de parents ou
d'alliés d'un système que j'entends aujourd'hui jacasser, pérorer et
bavasser alors qu'il se sont si longtemps tus et désengagés : non,
vous ne pouvez pas dire que vous ne saviez pas ! Où étiez-vous
donc en ce temps là ? À l'ombre des privilèges d'un régime
honni mais sous les ailes, pourtant déjà en partie déplumées, duquel
vous vous prélassiez sur le pont d'un bateau déjà en perdition, toutes
écoutilles fermées aux écueils annoncés.
Pourquoi alors après tant d'indifférence à ce malheur, tant de démission
et tant de lâcheté, s'étonner qu'aujourd'hui un grand loup poilu, sorti
du bois où il était aux aguets, reprenne la barre du navire échoué pour
l'orienter vers des cieux ignorés ? Si j'étais fabuliste je
conclurais : rien ne sert de trottiner il aurait fallu partir à
point ; et sans doute, pour corriger l'indécence d'un marketing
promotionnel nourri de la chair des gueules blanches du phosphate, il
aurait fallu réserver au bassin minier, en une grande place
poussiéreuse et sur écran géant, la première projection de ce
film-hommage au Germinal tunisien.
Nadia Omrane
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