20 Mars 1956 - 20 Mars 2012 : Nous sommes la République !
Ce mardi 20 mars, ouvrant au matin le moteur de recherche Google.tn,
nous découvrons qu'il fête lui aussi l'indépendance de la Tunisie par
l'inscription dans son logo du drapeau tunisien. Des drapeaux tunisiens,
il y en avait par milliers sur l'avenue Bourguiba ce 20 Mars, agités par
un peuple en fête de toutes les générations qui commémorait
l'indépendance du pays, à l'appel des associations de la société civile,
puis plus spontanément dans l'après-midi rejoint par des familles avec
leurs enfants, dans une ambiance de kermesse.
Cette dimension familiale, populaire, festive, de citoyens mis sur leur
31 - on devrait dire sur leur 20 Mars - succédait aux
revendications plus politiques de la fin de matinée : du théâtre
municipal au ministère de l'intérieur, les pancartes portaient les
slogans de la revendication d'une République civile et démocratique,
d'une constitution reconnaissant les libertés publiques individuelles et
particulièrement les droits des femmes dans une égalité sans concession
entre citoyen et citoyenne. Mais en ce jour de l'indépendance, le peuple
entendait aussi se réapproprier une souveraineté à laquelle ne pourrait
prétendre « ni l'Amérique, ni le Qatar ».
Car dans le souvenir d'une indépendance parfois dévoyée, chacun devait
avoir présente à l'esprit la façon dont la colonisation vieillissante,
« dégagée » par la résistance nationale, avait tenté de se
redéployer sous la forme d'un néo-impérialisme plus diffus, pressant,
inspirant notre gouvernance économique et sociale et dictant quelquefois
notre ligne de conduite étrangère au point qu'un commando israélien vint
assassiner le 16 avril 1988 Abou Jihad, pour ainsi dire sous les fenêtre
du palais de Carthage ! Et quand d'aventure le pouvoir tunisien
prenait trop partie pour l'indépendance d'autres peuples en
insurrection, alors la puissance impériale ou ses supplétifs écrasaient
Bizerte ou Hammam Chatt !
Alors aujourd'hui dans sa défense jalouse de sa souveraineté, le peuple
tunisien met en garde contre d'autres tentatives de tutelle et
d'occupation, fussent-elles dissimulées sous le déguisement de l'aide
financière ou du prosélytisme religieux. C'est pourquoi la commémoration
du 20 Mars s'appliqua-t-elle à rappeler les fondements civils de l'État
tunisien, séculier et moderne loin de toute prétention à un glissement
théocratique par une référence abusive à la Chariâa dont l'inscription
extensive dans notre prochaine Constitution serait étrangère à notre
histoire, à notre culture, à nos moeurs.
Reprenant le fil de ce passé, le président Moncef Marzouki a tenu le cap
d'une République civile, respectueuse de la diversité, dans le cadre
d'une concorde nationale où tous pourraient vivre ensemble avec et même
malgré leurs différences. En la présence symbolique des familles de
Bourguiba et de Salah Ben Youssef, scellant une seule mémoire nationale
par delà les fractures de l'histoire, il engagea à un devenir commun
tout autant les acteurs d'une indépendance confisquée que leurs victimes
auxquelles il présenta les excuses de la République tout en invitant à
réparation et à réconciliation, au terme d'une justice transitionnelle.
Ce sera un processus long et douloureux où les historiens devront être
convoqués à l'analyse d'archives jusqu'ici closes pour éviter toute
erreur de jugement, mais la Tunisie en sortira grandie et unie.
Toutefois, tandis que convergeaient vers ce consensus civil et
démocratique la population descendue dans la rue et les volontés
politiques exprimées au sommet de l'État ainsi que par le chef du
gouvernement Hamadi Jebali la veille du 20 Mars, d'autres voix
maintenaient, lors d'un rassemblement à la Coupole d'El Menzah, que la
Chariâa devait être le fondement de l'État tunisien. Quelques jours
plutôt, vendredi 16 mars, devant le siège de l'Assemblée nationale
constituante, une importante manifestation d'hommes et de femmes
séparés, portant tenues étrangères à nos moeurs, réclamait un Etat
charaïque en levant des pancartes qui disaient « non à la
République », « Non à la démocratie », « Oui au
Califat » et « Oui à la polygamie ».
Cette manifestation était, selon un porte-parole du mouvement d'Ennahdha
(s'exprimant mercredi 14 mars vers 17h30 sur Shems FM) « une
expression démocratique à laquelle il apportait « son
soutien », aveu que lui arracha le journaliste et que confirment de
multiples affirmations d'un certain nombre d'élus du mouvement Ennahdha.
Contradiction entre deux tendances au sein d'Ennahdha, l'une AKPiste
version gouvernance islamiste modérée dans un système turque laïc et
l'autre plutôt qataro-wahhabiste ? Ou stratégie de billard à deux
bandes de la part d'Ennahdha, qui lancerait tantôt une balle dans le
camp civil puis une autre dans le camp salafiste ? Les éléments de
ce dernier camp, dont on ne sait pas au juste s'il n'est pas mêlé
d'ex-RCDistes ou même de policiers et que des observateurs chiffrent à
quelques vingt milles personnes, semblent s'être mis d'eux-mêmes en
dehors de la République puisqu'ils la refusent dans leurs slogans.
À propos de ces fondamentalistes portés parfois au jihad, on signalera
que le secrétaire d'État aux affaires étrangères a, mercredi 14 mars
vers 18h30 sur les ondes de RTCI, annoncé fièrement sous forme d'un
« scoop » qu'il allait cette semaine aux USA pour envisager le
retour en Tunisie des prisonniers tunisiens de Guantanamo, du moins ceux
contre lesquels les autorités américaines n'auraient pas retenu de
preuves d'actes de terrorisme et dont on pourrait vérifier « la
traçabilité ». Nombre d'entre eux sont en effet passés par les
réseaux jihadistes d'El Qaida au Pakistan et en Afghanistan, comme
l'actualité française de ce jour nous le confirme malheureusement pour
le cas de ce jeune franco-algérien de Toulouse, présumé coupable des
terribles assassinats de ces derniers jours.
Certes Guantanamo a été un lieu carcéral extrêmement dur, au mépris des
conventions internationales, et le gouvernement d'Obama voudrait pouvoir
clore ce chapitre noir de l'histoire des USA, pour peu que certains
États acceptent de rapatrier des détenus non condamnés, y compris des
détenus non ressortissants de ces États. Tout Tunisien a vocation et
droit à rentrer dans son pays.
Tout de même, les prisonniers de Guantanamo ne doivent pas être des
enfants de choeur, surtout ceux passés par les camps d'entraînement du
Pakistan et de l'Afghanistan.
En témoigne le livre de Malika El Aroud,
l'épouse belge d'origine marocaine d'Abdessatar Dahmane, le journaliste
tunisien qui assassina le commandant Massoud avec la complicité d'un
autre Tunisien, technicien textile de Sousse (cf. notre article paru dès
septembre 2002 dans le journal Réalités). Un certain nombre de
Tunisiens, dont le footballeur Nizar Trabelsi et d'autres encore dont
les noms ont été rendus publics par des observateurs du terrorisme,
sont passés par l'Afghanistan et l'Irak, pays d'où le président de la
République devrait ramener également d'autres détenus...
Faut-il vraiment grossir chez nous les rangs d'extrémistes portés à la
violence et dont certains s'illustrent à Bir Ali Ben Khlifa ou même, à
un moindre degré de violence, sont parmi les « héros » du
commando de Soliman menant, selon des journalistes, le sit-in de la
faculté de la Manouba? Ou au moins dans quelles conditions sécuritaires
et d'encadrement socio-psychologique ces rapatriements doivent-ils être
organisés ?
Dans son discours du 20 Mars, le président Marzouki a promis « du
sang et des larmes » dans la lute contre l'extrémisme. Nous
espérons qu'il ne sera pas fatal d'en arriver là et que le dialogue
accompagné d'une stricte application de la loi suffira.
Mais lors de son célèbre discours à la nation en 1940, Winston Churchill
disait qu'il « n'avait à offrir que du sang, du labeur, des larmes
et de la sueur » : l'urgence n'est-elle pas la sueur au
travail ? Précisément en ce 20 mars 2012, autant sur l'avenue
Bourguiba que dans les régions déshéritées du pays, les demandeurs
d'emploi continuaient de réclamer la vraie revendication de la
révolution : du travail ! Or, ce même 20 Mars les exclus du
pacte républicain voyaient démanteler leur siège de protestation par les
forces de l'ordre à Mdhilla tandis que Menzel Bouzayane entrait en grève
générale et que les chemins de fer, arrêtés depuis dix jours, bloquaient
toute la circulation dans le Sud. Pour tous ceux-là, il n'y avait aucune
indépendance à fêter...
Aussi, pourvu qu'elle soit aussi sociale que civile et démocratique,
avec le président Marzouki nous serons la République.
Nadia Omrane
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