Cinq erreurs du pouvoir et une chance pour l'opposition
Ces premiers jours de février ont mis en évidence et cristallisé cinq
erreurs graves de nos gouvernants. Par ce terme nous désignons tous ceux
qui sont, au gouvernement et au sommet de l'État, en responsabilité de
leurs concitoyens ainsi que la mouvance idéologique portée par les
associations satellitaires sur lesquelles cette gouvernance s'appuie.
Catégorisées en cinq chapitres, ces erreurs ont eu des déclinaisons
variées et plus anciennes que ces derniers jours mais elles se sont
suffisamment accumulées pour qu'on s'y arrête en ce tournant où, face à
la gouvernance, l'opposition s'organise et dit : Assez !
1. D'abord, ces gouvernants n'ont pas anticipé la catastrophe
climatique survenue dans le Nord et Centre Ouest, c'est-à-dire
précisément dans les régions des soulèvements populaires, identifiées
comme les priorités économiques et sociales des pouvoirs publics.
Sans doute, ces pouvoirs, comme d'autres à leur place, peuvent avoir
l'excuse de l'inexpérience de telles urgences. Les ont-elles pris par
surprise ? Non, car un ingénieur de la météo nationale bien connu
(M. Bouraoui) précise bien sur les ondes de la radio nationale avoir
alerté de la gravité de chutes de neige imminentes.
Le dispositif mis en place par les autorités a traîné et c'est la
société civile qui a pris les choses en main avec l'appui de l'armée et
de la garde nationale. Il faut rendre hommage ici à l'ensemble de ces
intervenants, à leur réactivité et à la solidarité des citoyens anonymes
qui pour la seconde fois (après les réfugiés libyens) manifestent qu'ils
peuvent être parfois agités et exaspérants mais, en certaines occasions
déterminantes, se révéler admirables.
300 caravanes se sont ébranlées vers ce pôle de toutes les misères
sociales, bien avant que ne parviennent les avions dépêchés par le Qatar
et l'aide émiratie sur lesquelles comptaient sans doute nos
gouvernants ! La catastrophe est loin d'être dépassée, mais
désormais une cellule de crise est sur le pied de guerre. Cependant, ce
lundi matin, les chutes de neige ont repris ; le gel va rendre les
routes dérapantes car on ne semble pas avoir prévu l'énormité du salage
impératif des chaussées : à titre de comparaison (fût-elle
éloignée) ce même lundi matin la mairie de Paris avait déversé 6000
tonnes de sel sur 600 Km de routes (additionnées dans la capitale).
Le dégel promet à des inondations terribles, au lessivage des sols qui
emportera masures, agriculture et routes. C'est un état de catastrophe
nationale qu'il aurait fallut décréter au lieu de minimiser (au moins au
départ) la situation.
2. Car le gouvernement désinforme. Comment est-il possible
de « confirmer qu'il n'y a pas eu de morts » du coeur même
du Premier ministère alors que des acteurs sur le terrain en ont annoncé
au moins cinq au même moment (et peut-être davantage aujourd'hui).
Pourquoi les autorités ne s'en sont-elles pas tenues à la prudence dans
une évaluation impossible à ce moment-là, des zones entières étant
enclavées, privées d'électricité et d'eau, coupées de tout ?
Mais en maintes autres occasions, les gouvernants ne se prêtent pas à la
transparence requise, donnant des informations contradictoires, parlant
à plusieurs voix et entretenant une grande confusion : ce fut le
cas bien sûr du très grave incident de Bir Ali Ben Khlifa minimisé d'un
coté, maintenu dans le suspens d'une enquête ou qualifié de « complot d'un
État étranger » par... le ministre de l'enseignement
supérieur ! Mais c'est aussi le cas d'autres atteintes à la
sécurité nationale, relatives particulièrement à la circulation d'armes,
par exemple sur El Mourouj (banlieue de Tunis), mais démenties. En fin
d'après-midi de ce lundi, le ministre de l'intérieur lève un coin de
voile sur le mystère : une poignée d'individus munis d'armes en
provenance de Libye par le poste frontière et pourvus de quelques
milliers de dollars, se seraient apprêtés à établir un émirat en
Tunisie ! En somme, Bir Ali Ben Khlifa ne serait qu'une affaire de
Frères Dalton barbus!
L'affaire de l'incendie du dépôt de médicaments de la pharmacie centrale
de Ben Arous a été d'abord réduite par le ministre de la santé à
« des pertes moyennes », ce qui ne veut rien dire, et elle a
été banalisée en perte de ballots de coton et de matériel paramédical
alors qu'il y aurait eu pour plus de 42 milliards de pertes
d'antibiotiques et d'une chimiothérapie anti-cancéreuse : avez-vous
déjà vu des patients atteints de ce mal et dans l'attente désespérée de
l'ampoule de chimiothérapie qui manque ? Toutefois ce lundi aussi
les autorités sanitaires réduisent à 13 milliards le chiffrage de ces
pertes et rassurent sur l'approvisionnement du marché des médicaments
dont la population s'était plainte des carences.
Sur des aspects plus institutionnels comme la durée de la transition (12
ou 18 mois selon le chef du gouvernement, 2 à 3 ans selon le chef de
l'État, voire 5 ans !) et sur le contenu du projet constitutionnel
d'Ennahdha (Article 10 concernant la Chariaa comme source principale de
la loi), les gouvernants se dérobent ou restent dans l'ambiguïté.
Ont-ils peur de la transparence, pour avoir tenté d'imposer la nomination
des chefs de rédaction des médias publics, de cette transparence de la
gouvernance dont viendra « s'assurer » la Banque mondiale
avant d'accorder la deuxième tranche des 500 millions de dollars des
crédits biennaux.
3. En revanche, les gouvernants lâchent des messages
identitaires, à titre de ballons d'essai. C'est leur méthode depuis
le départ, de tester l'opinion et de vérifier jusqu'à quel point ils
peuvent avancer les pions d'une régression identitaire. Ils le font
directement ou par supplétifs interposés.
Il y avait déjà eu l'hypothèse d'un 6ème Califat de Hamadi Jebali, puis
l'ostracisme jeté sur les mères célibataires et les enfants abandonnés
de Souad Abderrahim, relayé par la recommandation des coucheries cachées
selon la coutume (nikah orfi) de Sihem Badi qui ravit à la
précédente le ministère de la femme, sans grande gloire (au vu de ses
salamalecs à des prédicateurs d'un autre temps). Il y eut bien sûr la
honte de la proclamation moyenâgeuse de Sadok Chourou paraphée et
contresignée par cet ex-président d'Ennahdha, la menace de mutilation
des sit-inneurs de la misère ! Et voilà qu'à l'appel d'obscures
associations un prédicateur encore plus barbare,
célèbre pour son apologie de l'excision, vient faire le plein de la
coupole d'El Menzah, dans l'hystérie d'un public pour l'essentiel
masculin mais également de femmes en niqab. Tel est le nouveau message
identitaire de ceux qui excitent les foules et excisent les femmes, et
dont on dira dans la suite de Rached Ghannouchi qu'ils sont aussi bien
sûr « nos enfants » !
Mais la réplique vient ce lundi soir, sur la chaîne Wataniya, de Cheikh
Mourou dans un vibrant et mordant plaidoyer pour un islam tunisien, bien
dans son époque ! D'autre part, une plainte très attendue vient
d'être déposée par Maître Bochra Bel Hadj Hmida et un collectif
d'avocats pour incitation à la haine et instrumentalisation des lieux de
culte, tandis que l'association Kolna Tounès a mis en demeure
nos gouvernants de faire cesser les provocations contraires à nos lois
de ce prédicateur étranger.
Last but not least, voilà que du palais de Carthage un nouveau
conseiller, néanmoins ministre, ancien marxiste, qui pendant vingt ans
enseigna aux petits Magrébins de France « le vivre ensemble
laïque », professe de toute son autorité intellectuelle chenue et
abâtardie que « le communisme a failli » et que
« l'universalisme a montré son échec », qu'il faut en revenir
à un modèle identitaire à partir de nos racines : sans doute dans
un repli sur un soi ancestral qui abandonnerait des valeurs universelles
récemment intégrées !
4. Nous voilà fâchés avec tout le monde grâce essentiellement au
patron de ce dernier, le président Moncef Marzouki : curieuse
rencontre que celle de ces deux hommes, l'un yousséfiste, l'autre
gramscien, tous deux dans notre déception « amis que vent
emporte et il ventait devant [notre] porte ».
Pour mettre un peu d'humour maghrébin à la Fellag, fût-il noir en cette
saison : « la neige avait étendu son grand burnous
blanc ». Mais à l'horizon de notre Khroumirie point de Moncef
Marzouki ni de son burnous dans lequel, dans ses tribulations aussi
échevelées que son romantisme, il finira par se prendre les pieds et
tomber à la renverse de ses grandes espérances.
Dans sa précipitation, il est plutôt à contretemps. Ainsi en prince
charmant venu réveiller la belle au Maghreb dormant, il croit répondre à
l'appel d'un grand Maghreb Arabe et prendre rendez-vous avec l'Histoire
mais il abandonne son peuple au pic du désarroi. Il manque à son
engagement d'aller à Makthar sous prétexte d'insécurité mais au même
moment il se rend à Kairouan pour la célébration du Mouled. Il fait une
escale-éclair à Sakiet Sidi Youssef, à quelques encablures de l'Algérie,
mais se détourne de ce pays en plein anniversaire de sa révolution.
Il lui préfère le Maroc où nos investisseurs étrangers se délocalisent,
au moment même où le PDG de Renault, ignorant la Tunisie, y déplace ses
usines de fabrication de la Dacia !
De la Mauritanie qui n'est pas un modèle de démocratie électorale, il
sanctionne d'une « fatwa » l'ancien Premier ministre Béji Caid
Essebsi rendu coupable de l'appel « blasphématoire » au
regroupement de l'opposition : le président de la République règle
à l'étranger des comptes intéressant strictement la souveraineté
intérieure tunisienne.
Dans une indignation partagée contre la dictature syrienne, Moncef
Marzouki pousse jusqu'à rompre avec le protocole mesuré et réfléchi de
toute diplomatie en expulsant le chargé d'affaire syrien avec retour à
l'envoyeur dont pâtissent nos diplomates en Syrie ! Dans ce coup
d'éclat, il croit avoir anticipé une semblable mesure de rétorsion des
pays du Golfe, mesure dont pourtant on a tout lieu de croire qu'elle fût
planifiée et coordonnée dans un mouvement d'ensemble de l'islamisme
conquérant, soutenu de surcroît par Ayman El Zawahiri, chef actuel d'El
Qaïda. En tout cas, Moncef Marzouki contribue à achever le rêve
nassérien d'une grande nation arabe dont son yousséfisme était pourtant
porteur, et cela au profit d'un conservatisme islamique alourdi de
relents wahhabites qu'exhale la pire contrée au monde en matière de
droits de l'homme et surtout des femmes !
Ainsi apparaît-il comme en première ligne dans la mise en oeuvre du
coeur même du projet nahdhaoui : le recentrage géopolitique et
culturel de la Tunisie, tournant le dos désormais au nord de la
Méditerranée, aux influences de l'occident traité de néo-colonisateur...
et à ses crédits.
5. Dès lors les urgences économiques et sociales peuvent
rester en attente, nos gouvernants montrant bien des lenteurs à
s'attaquer aux vrais problèmes. « Les misérables » de l'Ouest
tunisien sont au bord de la crise de nerf et certains l'ont manifesté
d'une manière symbolique en marchant sur 30 Km, drapeau algérien à la
main pour obtenir la nationalité algérienne !
Les working poors, les travailleurs pauvres, tous les
précarisés de classe moyenne autrefois base d'une nation florissante,
aujourd'hui en miettes, tous ces déclassés courent contre l'inflation
pour joindre les deux bouts et, bloqués avenue Bourguiba vendredi
dernier par une manifestation de nahdhaouis et de salafistes contre le
régime syrien, ils s'exaspèrent abasourdis de tant d'oubli des
priorités. En revanche, samedi, les job seekers, tous les
jeunes diplômés chômeurs sont empêchés de manifester, indignés
pourchassés alors que c'est leur révolution. Mais « nous
continuerons le combat », proclament ces jeunes radicalisés,
empêchés pour 800 milles d'entre eux de construire leur vie.
Les gouvernants sont à la recherche d'1,5 milliard de dinars pour les
seules régions déshéritées ! Les bailleurs de fond sont aux abonnés
absents et sur les ondes d'ExpressFM ce lundi matin, travaillé au corps
par le journaliste, le ministre de l'investissement et de la coopération
internationale est incapable de donner un chiffre, de préciser un nom
d'investisseur, annonçant seulement des études, des rencontres, des
projets au titre desquels sont cités essentiellement les émirats et le
Qatar. Ce dernier richissime petit État n'a prêté à la Tunisie que 500
millions de dinars à un taux supérieur à celui des prêts japonais et
alors même que l'Allemagne reconvertit notre dette envers elle en
projets !
L'occident a du bon tout de même, puisque le Qatar lui-même y place ses
fonds souverains et travaille avec Planète Finance à inventorier des
projets pour les jeunes chômeurs français : plutôt que les
prédicateurs moyenâgeux, c'est Jacques Attali qu'il faut inviter en
Tunisie ! Et libéralisme pour libéralisme, autant préférer le
libéralisme productif et culturel de l'occident au libéralisme rentier
et rétrograde des pays du Golfe ! Toutefois, l'affaire de la
fermeture de l'usine allemande de câblage Leoni à Mateur, puis de sa
réouverture ce lundi sous « garanties » et sanction des
syndicalistes trop agités, mérite une attention toute particulière quant
aux menaces pesant sur le Code tunisien du travail dans l'objectif d'une
plus grande flexibilité du travail et peut-être de l'asservissement des
travailleurs.
Au vu de ces cinq erreurs à la barre du pays, et bien que nos
gouvernants semblent en avoir pris conscience, bien qu'ils rajustent
aujourd'hui le tir dans la perspective d'une gestion démocratique plus
consensuelle et plus ouverte - certains ministres apparaissant
méthodiques, honnêtes et convaincants - l'opposition recentrée a
un boulevard devant elle, pour peu qu'elle n'oublie pas que la
révolution n'était pas seulement une revendication de démocratie et de
liberté mais aussi de partage et de solidarité.
Nadia Omrane
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