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La liberté des médias, oui mais jusqu'où ?
Ce mercredi 1er février, le syndicat national des journalistes tunisiens
appelle à une journée d'action contre la violence et la censure pesant
sur la liberté des médias.
Qui pourrait aller contre cet appel, la liberté des médias,
revendication de la révolution, étant la garantie d'un ordre
démocratique ?
Mais à la lecture ou à l'écoute de certaines productions
journalistiques, j'ai presque envie de dire : la liberté, oui, mais
jusqu'où ?
Ainsi je suis indignée d'un article paru mercredi 25 janvier dans le
journal Al Massa qui s'interrogeait sur « les origines
juives de Abderrazak Kilani », ces dernières années Bâtonnier de
l'Ordre des avocats et aujourd'hui ministre chargé des relations avec le
Parlement. L'article intitulé « Qui est donc ce
ministre ? » publiait les actes de naissance de Abderrazak
Kilani et de son père en soulignant que ce dernier, né dans les environs
de Gabès, dans un quartier appelé « La Hara des Juifs », avait
porté le nom de Ali Talmudi jusqu'en 1974, date à laquelle, à
la suite d'un procès, ce nom de Talmudi fut modifié en
Kilani. Bien entendu, l'allusion à l'étymologie
« Talmud », c'est-à-dire au texte fondateur du judaïsme, est
grossière.
Ce « scoop » immonde est rapporté par le journal Al
Tounisiya du 30 janvier, essentiellement pour informer que la
section de Tunis de l'Ordre des avocats a demandé l'ouverture d'une
enquête pour connaître la provenance d'un tel article. Al
Tounisiya relate la colère des avocats autour de cette manoeuvre
indigne « destinée à nuire à la réputation d'une personnalité
nationale ». On sait combien, en effet, des ressorts racistes dans
une société peuvent transformer certaines origines en marqueur de
moindre citoyenneté.
Je voudrais ajouter ceci : en quoi les origines et même la foi
actuelle de Monsieur Abderrazak Kilani m'intéressent-elles ? Ce qui
m'importe en tant que citoyenne, c'est de savoir si le Bâtonnier Kilani
a bien défendu l'indépendance de la justice et s'il fait aujourd'hui son
job de médiateur entre le gouvernement et l'Assemblée avec objectivité,
équilibre et efficacité. C'est tout ! Et qu'il soit musulman ou
agnostique ou bouddhiste ou zoroastrien ou animiste, je n'en ai
vraiment, mais alors vraiment, rien à cirer !
Cette violation d'une histoire intime, d'une identité, d'une vie privée,
présentée comme du journalisme d'investigation, est une honte. Nous
espérons qu'avec autant de conviction que certains de leurs confrères
poursuivent aujourd'hui en justice une télévision pour présumée atteinte
à l'ordre public, un autre groupe d'avocats assignera devant les
tribunaux cette publication révoltante, au nom d'une autre idée de
l'ordre démocratique.
Je crois à la force d'un procès symbolique exemplaire, non pas pour
jeter un journaliste en prison ou le pénaliser autrement, mais pour
frapper la conscience collective et marquer les limites au-delà
desquelles nul n'a plus le droit d'aller : le temps de ces
pratiques odieuses qui ont marqué le journalisme de leurs stigmates doit
être révolu si nous voulons vraiment hisser notre pays à un haut degré
de civilisation.
Dans toute démocratie, l'atteinte à la vie privée, l'interrogation sur
les origines identitaires de quelqu'un, l'investigation sur ses
croyances ou sur des pratiques relevant de son intimité, sans parler de
la discrimination sur des bases ethniques, religieuses, philosophiques
ou liées à des choix de vie, sont passibles des tribunaux.
Chacun sait que tout citoyen risque toujours d'être l'Arabe, le
Musulman, le Juif, le Noir, l'Athée, l'Homosexuel ou la Putain d'un
chien de garde ou d'un fouille-merde, et jusqu'à quelle mort symbolique
ou réelle peut conduire « l'honneur perdu de Katharina Blum ».
Non, il n'est pas question de limiter la liberté des médias car on ne
sait jamais où un pouvoir liberticide peut mettre le curseur de la
censure de l'expression, au nom de prétendues exigences de l'heure ou de
la raison d'État. Mais il importe que, procédant de l'intérieur même du
corps des journalistes en toute indépendance et en toute conscience, un
code de conduite précise le cadre éthique de l'exercice de la liberté de
presse afin que jamais plus « on ne puisse livrer aux chiens
l'honneur d'un homme ».
« Il faut se battre pour la liberté des journalistes, mais il
ne faut jamais oublier que leur droit de communiquer les idées, les
opinions, les informations a pour raison d'être le droit pour le public
d'en recevoir. Et ce droit donne la mesure de leurs devoirs, de leur
responsabilité. »
Henri Leclerc, avocat, président d'honneur de la Ligue française des
droits de l'homme. Un des droits les plus précieux. Hommes et Libertés
(revue de la LDH). Numéro 100. Été 1998.
Nadia Omrane
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