Ennahdha encaisse la facture d'égarements et de mauvais calculs
Le mouvement Ennahdha semble faire aujourd'hui les frais de ses
égarements et de ses mauvais calculs et le voilà déjà soumis à des tirs
de barrage démocratiques.
D'abord trop c'était trop : trop de violences imputées à
des fractions extrémistes présumées salafistes encouragées tacitement
par la passivité du gouvernement d'Ennahdha, demeuré sans réaction face
aux menaces pesant sur les libertés individuelles, les libertés
académiques, les libertés d'expression, d'opinion et de conscience ainsi
que le droit à la formation.
Aussi, rassemblant quelques 10 000 personnes, la longue marche
démocratique de la place des droits de l'homme à celle de la République,
d'un point symbolique à l'autre, en passant par l'emblématique avenue
Bourguiba, fut-elle d'abord la marche des Canards, ceux dont on voudrait
couper les ailes, rogner les plumes, tailler à vif dans la chère liberté
de presse, et molester, frapper, « pan sur le bec » de
journalistes dé-chaînés par la révolution !
Au milieu, il y avait le canard noir, celui qui, de 1981 à 1984 puis
1990, n'a jamais admis d'entamer le chant du cygne : Le
Maghreb à la main, journalistes et lecteurs faisaient un signe.
Mais il y avait aussi tous les vilains petits canards, des rangées de
jeunes diplômés au chômage, des étudiants, des travailleurs, aux côtés de
cadres, d'artistes et d'universitaires, de tous ces Tunisiens qui font
la Tunisie moderne.
Alors, « BCBG» cette marche, selon un commentateur de La
Presse qui visiblement n'en était pas ou ne reproduisait que ce cri
d'activiste nahdhaoui plus bête que méchant : « Herr,
herr, sfèr sfèr, jmaaèt hay Ennasr », ce que nous adaptons
très librement : « Hue, hue, zéro pointu, bourges d'Ennasr
vaincus » ? Autrement il aurait pu entendre, au-delà des
revendications proprement démocratiques, celle des droits sociaux à la
base du soulèvement populaire du 14 janvier : liberté, emploi,
dignité.
Trop c'était trop, surtout après l'appel à la mutilation au sein de
l'Assemblée constituante proféré par l'ex-président d'Ennahdha, Sadok
Chourou, contre tous les protestataires du chômage et de la
pauvreté ! Ce même Sadok Chourou qui semble persister dans sa
signature d'une déclaration de soutien au mouvement salafiste. Mais de
la marche, les jeunes chômeurs ou les promis au chômage lui renvoyaient
« Sadok Chourou ya jabèn, chaab tounes lè youhèn »,
ce que nous rendons très librement dans ce slogan de l'Internationale
des travailleurs : « Sadok Chourou bourreau, le peuple aura
ta peau ».
Et parce que trop c'était trop, trop proche de la barbarie et si loin du
projet civilisationnel de la Tunisie moderne, à cet écho d'un fanatisme
diffus, que pouvaient penser de la Tunisie d'aujourd'hui les
investisseurs étrangers réunis à Davos ? On imagine leurs têtes de
patrons, fussent-ils les plus intransigeants, face à une horde d'agités
sabre au clair, certainement très loin d'investir en Tunisie ! Le
Premier ministre Hamadi Jebali eut beau leur sourire de toutes ses
dents, il rentre en Tunisie la poche vide.
Sur les quelques 5 milliards de dinars dont le gouvernement a besoin
pour ses projets de développement régional, d'aide aux familles
démunies, de soutien à l'emploi de 800 000 demandeurs, de relance
d'une croissance aujourd'hui égale à moins 1,8% et du maintien du
déficit public en deçà de 6%, il ne dispose actuellement que de moins
d'un tiers de ce financement. Alors le gouvernement grappille ici et
là : 500 millions de dollars prêtés par le Qatar à 2,5% de taux
d'intérêt, 200 millions d'euros apportés par la France, plus sous forme
d'études que de projets concrets, et l'attende de crédits de la BAD, de
la Banque mondiale, de le BERD et de la Banque européennes
d'investissement... Mais pour récupérer ces subventions à l'étude,
encore faut-il inspirer une confiance que la dégradation de la note de
la Tunisie rend encore plus fragile.
Tout émir qu'il est, Rached Ghannouchi, parti en famille à Davos
- là où on attendait plutôt le ministre des finances Hassine
Dimassi, relégué à Tunis à une comptabilité dégradante - n'a
engagé dans ce déplacement que l'argent de son mouvement : selon
des experts, un petit séjour à Davos avoisine le milliard de nos
millimes par personne, une bagatelle si l'on en croit les 100 millions
de dollars déclarés trésor d'Ennahdha en provenance du Qatar !
Il n'y aurait donc aucun mal à ce cortège familial en goguette à Davos
si l'ombre de Rached Ghannouchi, pesant sur l'autorité gouvernementale,
n'entretenait la confusion d'un parti-État à laquelle on croyait que la
révolution avait mis fin.
Aussi, le gouvernement d'Ennahdha subit-il le choc de cette dernière
polémique à laquelle les détracteurs de Ghannouchi rajoutent qu'il se
serait laisser aller à un bavardage radiophonique compromettant dans une
reconnaissance implicite de l'État d'Israël : gênant quand on sait
que les premières félicitations à Hamadi Jebali lundi 24 octobre au soir
(sur Express Fm) sont venues du leader du Hamas Khaled
Mechaal et quand on se souvient de l'accueil délirant offert à l'ex
Premier ministre du Hamas Ismail Haniyeh. Malgré un démenti du mouvement
Ennahdha, dans l'opinion publique il subsiste un fort sentiment
d'incohérence, entre une visite de Lieberman par ci, un hommage à
Haniyeh par là, une déclaration à la cantonade sur « l'État
d'Israël » reprise par une radio israélienne, au moment où des
protestataires font le siège de l'Assemblée constituante pour inscrire
le refus du sionisme dans la loi fondamentale du pays !
N'était-ce pas là déjà, à l'instance supérieure de Yadh Ben Achour, la
revendication obstinée d'Ennahdha avec qui on ne sait plus sur quel pied
danser ? Dans sa démagogie tous azimuts, de l'État madani
au salafisme, de la vitupération contre le sionisme à l'évocation de
« l'État » d'Israël, des 400 000 emplois promis par le
programme d'Ennahdha à la menace de faire de ces demandeurs trop agités
des unijambistes et des manchots, il faudrait qu'Ennahdha se décide à
avoir un discours clair et un programme précis pour que le peuple ait
une visibilité plus nette de sa route.
Mais de visibilité, le gouvernement actuel n'en a pas même dans ses
propres rangs, puisque la Troïka part en miette : hier c'était un
conflit avec Ben Jaafar (qui ne tient même pas ses propres troupe
d'Ettakatol) pour la présidence de la commission de la
Constitution ; c'était aussi un conflit avec Mohamed Abbou (CPR)
pour ses prérogatives de ministre. Aujourd'hui le CPR et Ennahdha
s'étripent jusqu'au petit bourg de Sahline à propos de l'autorisation de
vente d'alcool à un restaurant touristique ! Et à l'autre bout de
la chaîne, au sommet de l'État, le président Marzouki (expédié à
Addis-Abeba où il est reçu par un simple ministre de l'agriculture
tandis que d'autres se pavanent à Davos) se concocte pour lui tout seul
à Carthage un gouvernement de 15 membres dont certains, paumés à
l'étranger depuis 20 ans, ne connaissent plus rien de leur pays !
Bien qu'il soit un mouvement très fermé, beaucoup moins porté à déballer
son linge sale que ses alliés, il n'est pas sûr qu'Ennahdha maintienne
tout à fait l'unité dans ses rangs et que son prochain congrès sans
cesse reporté ne doive pas régler une zizanie latente. Tout cela fait
désordre, qui rajoute à la confusion générale : les deux points
d'appui de l'État, la police et l'administration, qui ne supportent plus
d'être soupçonnés et écartés, ont décidé d'entrer eux aussi en
« iitissam » (protestation).
En revanche, face au pouvoir, l'opposition guérie de son électrochoc se
remet en ordre de marche unitaire, dont témoigne la manifestation de
samedi 28 janvier. Des rapprochements se font autour d'un projet libéral
culturel moderniste mais qui sur le plan économique s'étire d'un
libéralisme bon teint à un social libéralisme pour finir dans un
altermondialisme prolétarien, bien qu'à l'extrême-gauche l'éternel jeune
leader Hamma Hammami ne dédaigne plus les forums des hommes d'affaires
ni les rencontres people.
Enfin il reste l'ancien Destour, une coalition de petites formations
bourguibiennes nettoyée de la gangrène RCDiste. Elle reprend le fil de
l'histoire de la Tunisie réformiste moderne dans son maillage
bourguibien qui, à l'évidence, constitue le filet profond d'où rebondit
la résistance à Ennahdha. Le chef paraît en être le patriarche dont
l'histoire parfois entachée s'est retrouvée redorée par la transition
qu'il a conduite tranquillement vers les élections : dans son
ultimatum à Ennahdha, sil Béji allume « Essebsi », le
calumet. Sachant certainement que « pour gagner la paix il faut
d'abord savoir conduire la guerre», l'ancien Premier ministre se
positionne dans l'entre-deux face au mouvement Ennahdha auquel il intime
l'ordre de gouverner réellement ou de se démettre.
Dans cette bipolarisation de deux projets politique et sociétaux, la
partie moderniste n'a pas encore gagné tant elle souffre de pathologie
lourde et d'un syndrome d'échec. Et Ennahdha n'a pas dit son dernier
mot. Même si l'on doit reconnaître que ses balbutiements politiques se
sont améliorés ces derniers jours, plus adaptés à un ordre démocratique,
le grand parti d'Ennahdha, si résistant, si performant, pourrait bien en
définitive faire penser à ce grand champion olympique du 100 mètres qui,
se croyant invincible, fit le malin sur la ligne de départ et finit
disqualifié !
Nadia Omrane
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