Sadok Chourou contre Cacambo
Remontée du fond des âges, la menace de mutilation des protestataires de
la pauvreté et du chômage proférée par un élu nahdhaoui de l'Assemblé
nationale constituante, Sadok Chourou, a soulevé un tollé auquel nous ne
pouvons que nous joindre. Qu'on leur coupe bras et jambes, voilà en
substance le châtiment barbare qui, loin d'être métaphorique, sort des
ateliers de ferronnerie où se taillent les lames du meurtre comme des
centres de propagande où se forge l'âme obscurantiste, au mépris de
toute avancée civilisationnelle et du simple droit.
L'imaginaire agité par le référentiel de Sadok Chourou peut ouvrir, chez
des esprit éclairés, à d'autre réminiscences : tous nos jeunes
scolarisés (et donc nos moins jeunes) ont lu et analysé cet extrait de
la littérature universelle mis au programme des classes de français et
de philosophie des lycées tunisiens, justement parce qu'il est
immédiatement accessible à la quintessence des fondamentaux de
l'humanité : le refus de tout châtiment cruel, humiliant ou
dégradant, l'interdiction de toute atteinte à l'intégrité physique ou
morale d'une personne, à la base d'un pacte universel.
Cet extrait est une séquence de Candide, conte de Voltaire,
qui fait le récit de l'apprentissage d'un jeune homme innocent au rejet
de l'horreur, c'est-à-dire l'itinéraire d'une initiation à l'humanité.
|
« En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu
par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un
caleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et
la main droite.
- Eh, mon Dieu! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là,
mon ami, dans l'état horrible où je te vois?
- J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant,
répondit le nègre.
- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité
ainsi ?
- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un
caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous
travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on
nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe
la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. »
|
Faudra-t-il s'étonner du rapprochement de l'état d'un esclave de Guyane
hollandaise au 18ème siècle avec celui d'un paysan sans terre ou d'un
diplômé sans emploi de l'ouest tunisien du 21ème siècle ? Assurément non
car ils ont en commun la même revendication de liberté, de dignité,
d'un travail rémunéré et d'humanité. Et les « fétiches
hollandais » en quoi Voltaire déguisait les prêtres de l'époque,
tous les bons apôtres et tous les cheikhs Sadok Chourou ont eux aussi en
commun d'instrumentaliser la religion, l'exhibant dans une littéralité
crue et cruelle, au point d'en prescrire la fabrication d'une population
de manchots et d'unijambistes, pour en servir leurs causes : au
18ème siècle celle d'un capitalisme industriel missionnaire, aujourd'hui
celle d'un libéralisme sauvage imposant aux hommes une même servitude.
Il y a une dizaine d'années dans un pays d'Afrique, une rapacité avide
de diamant et d'or taillait cyniquement à coup de machette des indigènes
rebelles en « short » et « manche courte ».
Il y a quarante ans au Chili, un lobby militaro-industriel américain
mettait fin, avec la connivence du général Pinochet, à la lumineuse
expérience du socialiste Salvador Allende : dans un stade plein à
craquer de prisonniers de la junte, la soldatesque coupant les doigts du
musicien révolutionnaire Victor Jara lui ordonnait de continuer à en
gratter sa guitare, jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Toutes les tyrannies ont quelque chose à voir avec la mutilation :
si elles n'amputent pas les corps, elles aveuglent les consciences,
elles émasculent les courages et stérilisent tout instinct de vie.
De son fauteuil de l'Assemblée, avec ses 2.500 dinars mensuels de
revenu d'élu pour cet appel au meurtre qui normalement devrait être
passible de justice et dont d'ailleurs se distancie son mouvement
politique Ennahdha, Cheikh Sadok Chourou donne confortablement des
leçons aux travailleurs de chantiers intérimaires à 90 dinars par mois,
aux jeunes diplômés en déshérence et à la paysannerie sortie des bois
où elle s'est réfugiée par suite du vol de ses terres par l'ancienne
mafia au pouvoir.
Le premier de nos ministres (nous l'appellerons chef du gouvernement
quand il gouvernera vraiment) n'a pas tort : la situation
économique est tragique et il est bien possible que des agitateurs de
toute obédience organisent une surchauffe de tension légitime. Mais
l'ordre doit être rétabli et force doit rester à la loi. Pourtant il n'y
a pas de malentendu possible : ce que réclament les insurgés,
sit-inneurs, grévistes et autres coupeurs de route, ce n'est
pas un ordre moral qu'encouragent tacitement les autorités actuelles,
c'est un ordre social juste, que ces mêmes autorités ne semblent pas en
capacité d'assurer.
Tout héroïque que fût par le passé le mouvement Ennahdha ou quelques uns
de ses alliés d'aujourd'hui, tout légitime qu'est par les urnes le
gouvernement présent, s'il n'est pas en compétence de maintenir la paix
civile par l'exercice du droit ni de régler les problèmes sociaux par
l'application d'un programme économique, il y a désormais une solution
simple : « Dégage ».
Nadia Omrane
|