Sommes-nous dans une situation pré-insurrectionnelle ?
Le bonheur n'a qu'un temps. Celui de la révolution fût éphémère et les
retrouvailles de son anniversaire furent plutôt amères, révélant un pays
coupé en deux où s'allument les feux d'une situation
pré-révolutionnaire : « Echaab yourid thawra min
jadid ».
Déjà à Sidi Bouzid dont on surdétermine l'initiative insurrectionnelle,
des agitateurs autoproclamés avant-garde du soulèvement populaire datent
du 17 décembre « l'hégire » révolutionnaire de la marche sur
le palais de Carthage.
Tout autant fer de lance, Kasserine pleure ses martyrs oubliés des
listes officielles et attend de la juridiction militaire le châtiment de
criminels encore mal identifiés, tant les confessions multiples
brouillent les pistes des ordres donnés. Voilà que le tribunal spécial
décide du mandat d'amener du colonel Moncef Laajimi dont l'accusation
avait la semaine dernière jeté en émoi ses brigades d'intervention au
point de les mettre en grève, au mépris de l'ordre public. Cela
promet...
Pourquoi donc Makthar serait-elle tenue à l'écart de toute gloire ?
À mille mètres d'altitude, il gèle à pierre fendre. Des blés souvent
sous la grêle et quelques troupeaux de chèvres agrippés aux rocailles ne
suffisent pas à nourrir une population qui a faim, qui a froid et qui
n'a aucun sens du droit. Aucune archéologie ne la rend à son superbe
passé de l'Africa Romana. De là-haut, les Ouled Ayar lancent
leurs cris de guerre et font sécession, réclamant de former un
gouvernorat à part. Au président de la république prêt à en recevoir une
délégation, ils lancent cet ultimatum : ramène plutôt toi-même ton
burnous chez nous ! À cette fin, Moncef Marzouki serait bien avisé
de retrouver dans sa bibliothèque une grammaire du yousséfisme pour
convaincre ces insurgés qui s'en réclament les héritiers.
Kesra n'est pas en reste, haut village perché qui vaut le détour pour
sa crypte chrétienne sur laquelle se penche un figuier. Lui aussi se
coupe de ce monde qui l'a oublié. De Ghardimaou à Fernana jusqu'à Aïn
Draham, les routes sont coupées. À Jendouba, au Kef, les commerces
baissent leurs rideaux. De Sidi Bourouis à Bou Arada s'allument les
contre-feux de la révolution. Du Djebel Bargou descend jusqu'à
Ousslatia une violence qui jette dans le coma le délégué de cette
région, représentant de l'ordre institutionnel. Car c'est du haut de la
dorsale tunisienne que s'abat la menace incomprise de la résistance
montagnarde contre l'establishment citadin de la côte engraissée par les
bénéfices de 50 ans d'indépendance.
Dans l'axe plus méridional se prolonge la colère où elle est née, dans
le bassin minier : Om Laarayess célèbre sa première année d'arrêt
de toutes les activités, y compris celle de l'atelier Yazaki
définitivement fermé dans cette ville, et Mdhila est sur la même voie. À
Gafsa le siège du gouvernorat est occupé sans discontinuer par des
sit-inneurs et le gouverneur tient ses réunions dans un hôtel
local ! Mais, se félicite un correspondant de la radio nationale,
enfin les wagons de phosphate bringuebalent comme au 19ème siècle
jusqu'au port de la Skhira.
À la pointe sud du pays, à Kebili, une insurrection locale menée par des
partisans d'Ennahdha chasse le gouverneur, opportunément accusé de tous
les maux alors qu'aucun moyen ne lui a été donné pour remettre en marche
la région.
Mais qui peut quoi, aujourd'hui ? Le ministre du développement
régional vient d'annoncer pour 200 millions de dinars de mégaprojets
devant conduire à 120 milles emplois environ. Tout cela est encore à
l'étude alors qu'il y a urgence, et demeure tributaire du rétablissement
de l'ordre. Or visiblement il y a surchauffe des foyers de tension.
Porte-drapeau de la revendication sociale, l'UGTT légitime ici et là des
grèves et invite à un arrêt de travail de trois jours 35 milles
intérimaires dont le statut professionnel aurait dû être stabilisé.
Mais d'anciens réseaux du pouvoir n'activent-ils pas aussi le
ressentiment et ne portent-ils pas la hargne des exclus à des pics de
violence ? Le chef d'El Aaridha Hachmi Hamdi, proscrit par
Ennahdha, se rappelle au bon souvenir de la population. Un tribalisme
d'un autre temps tente de subvertir l'ordre institutionnel. Enfin, tous
les récits récents de prises du pouvoir le 14 janvier, avortées au
bénéfice d'une succession constitutionnelle, entretiennent les fantasmes
autour d'un coup d'État dans l'air. Il est vrai qu'en demande d'ordre,
une majorité silencieuse inquiète pourrait applaudir toute autorité
salutaire dont des sondages donnent opportunément aujourd'hui les
indices de confiance et de popularité.
Pendant ce temps, à l'Assemblée nationale constituante on s'étripait
pour la présidence de la commission d'élaboration de la Constitution.
Car dans la tentation hégémonique d'Ennahdha, trois fois un parti ne
font toujours qu'un et la Troïka est donc Une : l'article 111 a
soulevé une bataille essentielle pour le pilotage rédactionnel de la loi
fondamentale car Ennahdha refusait cette mission à son allié électoral
conjoncturel, le Dr Mustapha Ben Jaafar présumé trop laïque. Autour de
ce dernier se sont coalisées toutes ses anciennes amitiés de l'opposition
démocratique qui ont fait pencher la balance en sa faveur, tant il est
vrai que les rapports de force peuvent toujours se modifier quand se
joue l'essentiel de l'engagement d'un pays pour la modernité et le
progrès. Encore reste-t-il à espérer que cette petite avancée se
concrétisera dans la lettre et l'esprit de la future Constitution...
Au vu de ce décalage entre le pays réel et l'enclos du Bardo, en ces
jours où la Tunisie de l'ouest semble être entrée en état de
désobéissance civile et parfois violente, situation
pré-insurrectionnelle dont s'inquiètent les États-Unis dans un
avertissement à leurs ressortissants en Tunisie, nos élus ne se
trompent-ils pas de combat ?
Nadia Omrane
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