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Il était ma foi le 14 janvier 2011, la révolution de mon balcon...
I had a dream, cette nuit du 13 au 14 janvier 2012, j'ai fini
par m'endormir au dessus de la rumeur de l'avenue Bourguiba fêtant la
révolution et j'ai fait le rêve de toutes les espérances. Il est 8h45 ce
matin du 14 janvier 2012 et comme l'an dernier à la même heure, des cris
et des chants révolutionnaires me portent à mon balcon, au-dessus de
l'avenue. Déjà les premiers cortèges s'ébranlent, semblant venir de Bab
Bhar, sans doute de la place M'hamed Ali, siège de l'UGTT. J'entends,
dans la confusion des haut-parleurs, encore une fois les cris de
« Dégage », « Ni l'Amérique, ni Qatar, le peuple est
souverain... », etc.
Alors, comme une marée, le souvenir me remonte en plein coeur. Il y a
un an c'est une révolution qui peu à peu depuis 8h45 s'enflait sous mon
balcon. Elle venait de l'UGTT, cette grande force syndicale nationale
par laquelle, au bout du compte, tout devint possible après tant
d'agitation sur le net, de soulèvements populaires qui firent tant de
martyrs et toutes les grèves des Unions régionales de travailleurs qui
convergèrent en une grève générale. La veille au soir, le discours du
président déchu, formaté par un publicitaire français au point
d'emprunter un accent gaullien, n'avait en fait rien compris. Pourtant,
sur les plateaux des chaînes de télévision, des personnalités politiques
de l'opposition, des journalistes indépendants, des féministes, un
ensemble d'intervenants au-dessus de tout soupçon de compromission avec
un régime au bord de l'abîme, acquiesçaient à cette offre désespérée
d'un compromis national.
Au même moment sous mon balcon, depuis longtemps prêts à plébisciter une
fois de plus, la dernière, un régime décomposé, des convois du RCD
lançaient leurs klaxons en louange à leur chef. La mascarade continuait.
Sur Skype grâce auquel, en contact avec ma famille et des amis à
l'étranger, je recevais des nouvelles par delà la censure, j'exprimais
ma perplexité. Mais, hurlant au bout du fil pour dénoncer cette ultime
supercherie de l'ancien régime, mon fils n'avait qu'un cri, celui de
tous les jeunes qui sur le net depuis des mois entretenaient
l'information et soulevaient la révolution : « Qu'Il
dégage ».
La jeunesse avait compris bien avant ceux de mon âge, usés par des
années de lutte vaines.
Dès le 14 janvier au matin, sur l'avenue Bourguiba, déferlait un peuple
solidaire, de toutes les classes, de toutes les régions, de toutes les
générations. Cette rébellion pacifique s'accrochait à mains nues aux
grilles du ministère de l'intérieur, partageant une même indignation, un
même dégoût de 23 années humiliantes qui avaient sali l'honneur tunisien
aux yeux du monde. Dans les cafés de l'avenue, à la terrasse du café de
Paris, les plus âgés s'attablaient, levant ensemble leur premier verre à
la liberté.
Vers 13 ou 14 heures, un autre cortège portant la dépouille (ou une
dépouille symbolique, je ne sais) d'un jeune homme tombé au
quartier de Lafayette, avançait vers le ministère de l'intérieur depuis
la mosquée El Fath, au cri de « Allahou Akbar ». À
peu près au même moment, sur France 24, l'ex-ambassadeur tunisien à
l'Unesco, Mezri Haddad, annonçait sa démission en relatant qu'un coup
de fil personnel à l'ex-président lui avait appris « qu'un complot
islamiste fomenté à l'étranger déstabilisait la Tunisie ».
Autour de 14h, l'ordre de la répression avait été donné. Des fourgons
blindés des brigades d'intervention roulaient sur le peuple qui
s'enfuyait dans les rues voisines. Des amis pourchassés vinrent se
réfugier chez moi, et c'est avec ceux et celles dont j'ai toujours
accompagné la résistance que j'ai partagé ce tournant de notre histoire.
De mon balcon et parfois des volets entrouverts, de derrière les
rideaux, en ombres furtives nous avons suivi le déploiement des chars de
l'armée, entendu les avertissements clamés au porte-voix et posé nos
mouchoirs vinaigrés sur nos yeux et nos narines brûlés par les gaz.
Vers 17h, par des coups de fil échangés entre nos divers réseaux, nous
savions déjà qu'Il avait pris la fuite. Plus tard dans la soirée,
jusqu'au milieu de la nuit, d'une télé ou d'une radio à l'autre, surtout
sur Internet et par Skype interposé, nous avons suivi le dérapage d'une
succession mal ficelée et les informations confuses qu'aujourd'hui les
acteurs du premier rang, sécurité du palais de Carthage, responsables du
ministère de l'intérieur, ex-Premier ministre Mohamed Ghanouchi et même
gouvernante du palais de Sidi Dhrif, nous complètent par le menu de
« révélations » à vérifier.
Nous avons passé cette première nuit de liberté très surveillée, avec
des tanks en bas de mon domicile, des militaires jusque dans mes
escaliers et sur ma terrasse. Nous ne pouvions pas être mieux protégés.
Au matin, l'avenue déserte était rendue à un calme froid et je pouvais y
déambuler sous la surveillance respectueuse des soldats qui y montaient
la garde.
C'est un grand livre de l'histoire qui depuis ce jour-là s'écrit, à
coeurs grands ouverts par une jeunesse qui ne cédera pas, ni à
« l'Amérique », ni au « Qatar », ni à quiconque
voudra lui dicter sa loi.
Découverte d'un site à l'autre sur Internet, j'arbore en fière
espérance, la photo circulant partout et prise au cours d'une
manifestation à Paris, celle de mon fils et de sa cousine autour de
cette banderole « Ouhébbouka ya chaab ». Cette photo
me vient par hasard comme un signe de l'histoire. Sur la fin de ma route
de résistante ordinaire dont témoignent mes articles depuis plus de trente ans
et mon journal en ligne Alternatives Citoyennes depuis mars
2001, je peux enfin passer le relais :
Toi qui fus de ma chair la conscience sensible
Toi que j'aime à jamais toi qui m'as inventé
Tu ne supportais pas l'oppression ni l'injure
Tu chantais en rêvant le bonheur sur la terre
[Je] rêvais d'être libre et [tu] me continue[s]
Nadia Omrane
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