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Trois pouvoirs, une armée et les hérauts du contre-pouvoir

La révolution tunisienne a fait éclater l'unicité d'un pouvoir liberticide et mafieux en une constellation de pouvoirs qui se complètent, se coalisent ou s'entrechoquent. C'est dans cette configuration démocratique encore confuse et déséquilibrée que les Tunisiens sont appelés à coexister.

Les sondages valent ce qu'ils valent surtout en Tunisie où il n'y a pas de tradition, ni chez les sondeurs ni chez les sondés, de cet outil d'appréciation de l'état de l'opinion. Depuis la révolution, ces sondages se sont parfois plantés mais ils confirment souvent l'intuition empirique que chaque citoyen a globalement de la crédibilité, de la fiabilité ou de la popularité d'hommes ou d'institutions. Un dernier sondage réalisé à l'initiative de l'Association tunisienne des sciences sociales appliquées et du syndicat national des journalistes tunisiens vient de rendre public une forme de classement de quelques centres du pouvoir aujourd'hui.

Ce classement rend hommage à l'armée tunisienne dans une confiance renouvelée par près des trois quarts de la population sondée. Depuis la révolution, cette armée n'a jamais démérité : loyale, efficace, stabilisatrice, elle a évité au pays le chaos dans une cohésion remarquable sous la direction de son chef, le général Rachid Ammar. Nous n'oublierons jamais l'empathie des citoyens, particulièrement des jeunes de la Kasbah 1 pour le général Ammar s'adressant à eux pour les calmer en les appelant « mes enfants ». Il faudra qu'un jour ce chef nous explique pourquoi il s'est bien gardé de ramasser le pouvoir tombé alors à ses pieds comme un fruit mûr. La face de la révolution en aurait-elle était changée sous une autorité qui, pour être militaire, n'en est pas forcément oppressive et qui en tout cas est assurément plus éclairée que d'autres férules ?

L'armée est facteur d'ordre. Même l'émir Rached Ghannouchi le reconnaît dans l'interview accordée à Hannibal TV mercredi 11 janvier (likaa khas) mais il feint de confondre le grade du « Général » Ammar avec celui de « Maréchal ». Ce dernier titre militaire n'existant pas en Tunisie, il ne peut y avoir dans cette apparente confusion que l'allusion au comique « Maréchal Ammar », pièce de Ali Ben Ayed ridiculisant « Le Bourgeois Gentilhomme » de Molière, dans une version tunisienne très moqueuse que tous les Tunisiens connaissent. Peut-être un tel rapprochement hasardeux a-t-il été inspiré à Ghannouchi par les Journées du théâtre ?

Car face au pouvoir respecté de l'armée, se dresse celui de Rached Ghannouchi, chef d'Ennahdha, avec ses 180 milles fans sur sa page Facebook, et autorité supérieure aux trois présidents de la gouvernance tunisienne. Comme il ne dédaigne pas d'étendre sa popularité même à travers des feuilles de chou françaises gratuites, le journal jetable Métro titre ce vendredi 13 sur sa prédiction de « l'expansion de la révolution islamique sur le monde » en « parrain » d'un islamisme modéré, loin de tout épouvantail terroriste qui hante les fantasmes occidentaux, bref un islamisme relooké.

Relooké lui aussi, dans une élégance anglo-saxonne, peut être en provenance du grand magasin Harrods de Londres (néanmoins propriété du Qatar) et sourire refait dans un marketing de la jovialité, le président du Conseil des ministres Hamadi Jebali demeure dans une forme de discrétion, psalmodiant quelquefois quelques généralités sur sa gouvernance. Sans doute faudra-t-il lui laisser les cent jours d'usage pour convaincre.

À l'inverse, le président de la République Moncef Marzouki a une propension à s'épancher et à délivrer des messages tous azimuts au point de lâcher quelques malheureuses boulettes. Sans famille, du moins au palais de Carthage, et désormais sans parti (cela vaut mieux pour lui, au jugé du délire de certains de ses partisans), il est un président atypique et plutôt populaire pour sa simplicité, son dynamisme et sa proximité des gens humbles. Aux antipodes de la rapacité de son prédécesseur, peut-être dira-t-on un jour de lui comme on l'a dit de Bourguiba : « à Carthage pauvre il est entré, pauvre il en est sorti, son seul palais est dans le coeur de son peuple ». Encore faudra-t-il qu'il s'inscrive résolument dans la généalogie du père de la nation, fondateur d'un État moderne et émancipateur exemplaire.

Cette continuité pourrait être assurée par l'Assemblée constituante dont la mission est précisément d'élaborer la loi fondamentale du pays. Pour l'instant ralentie par des tâches annexes, elle installe une sorte de formalisme démocratique sous l'imposition d'une majorité coalisée qui en vient même à se méfier de ses propres alliés car ne voilà-t-il pas que cette majorité conteste la présidence de la commission d'élaboration de la Constitution à Mustapha Ban Jaafar, présumé trop « laïque ». De là à ce que ce pouvoir législatif se transforme en simple chambre d'enregistrement du dogme, il n'y a que quelques pas qu'empêcheront de franchir des contre-pouvoirs.

Ceux-là s'établissent aujourd'hui en poche de résistance fragmentée mais réactive.

En premier lieu les journalistes, longtemps chiens de garde de la dictature, souvent malgré eux et quelquefois « à l'insu de leur plein gré », se sont délivrés de leurs baillons tandis que la révolution fait émerger de nouveaux jeunes talents. Ils sont désormais les garants du droit à l'information, du droit de savoir pour chaque citoyen. À l'affût des nouvelles, sur le qui-vive de toute opacité et prompts à réagir à toutes tutelles et surtout à toute violence faite à l'un d'entre eux, ils se trouvent relayés par le journalisme citoyen et les hacktivistes qui, avec le web2.0, virtualisent une démocratisation numérique de l'information et jettent les premières bases d'une open governance par laquelle ceux qui sont aujourd'hui au pouvoir se retrouvent dans la mire de tous.

L'autre contre-pouvoir redoutable s'organise autour de l'indépendance de la justice dans un assainissement du corps de la magistrature et du barreau. C'est un vaste remaniement, moins visible que celui des journalistes, et dont l'objectif supra-partisan est de conduire à un ordre juste.

Aux cotés ou à l'intérieur des syndicats, toute la société civile est elle aussi en effervescence, tant les femmes, les artistes, les intellectuels, toutes formes de minorités savent qu'il se joue aujourd'hui leur refus d'une destinée d'âmes mortes.

Plus lourds à se bouger, les appareils de partis mis en échec par les dernières élections par suite d'une militance si pantouflarde, si peu intellectuelle et si peu généreuse, semblent éprouver enfin la thérapie de l'électrochoc. Ils en sont pourtant encore à s'épier, se jauger et commencent à peine à s'apprivoiser. Leurs bases pourtant les talonnent, les aiguillonnent et leurs imposent l'ultimatum de se rassembler, comme une alternance au pouvoir.

Et sinon, il demeure le pouvoir de la rue, cette résistance incoercible de chaque citoyen autoproclamé vigile de la révolution, tout à la fois patrimoine commun et pré carré de chacun. Un an après la chute de la dictature, toute cette effervescence fait de la Tunisie un laboratoire désordonné, explosif, vibrant, où s'expérimente dans la crainte et l'espoir, à nos risques et périls, une démocratie en terre d'Islam.

Nadia Omrane

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