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La révolution tunisienne a eu son Jan Palach mais cherche encore son Václav Havel
Dans la nuit du jeudi 5 au vendredi 6 janvier 2012, à minuit trente, le
président Moncef Marzouki s'est rendu à l'hôpital des grands brûlés de
Ben Arous, au chevet de l'homme qui s'était immolé l'après-midi même à
Gafsa, pour lui manifester la compassion d'une gouvernance immobile et
impuissante devant tant de souffrances accumulées. A contrario du
président déchu l'an dernier au chevet de Mohamed Bouazizi, Moncef
Marzouki, d'ordinaire porté à se mettre dans la lumière des médias,
semble avoir voulu tenir cette visite loin des caméras. Il vaut mieux en
effet que ne prête pas à interprétation négative une attention qui
pourrait bien passer pour l'exploitation démagogique d'un malheur.
S'il n'y avait eu cette nouvelle immolation, peut-être aurions-nous
oublié que la révolution tunisienne a pris corps le 5 janvier 2008 dans
le bassin minier, dans la région de Gafsa. Cette longue insurrection qui
valut au petit peuple des mines de phosphate des morts, tant de
prisonniers et de lentes agonies familiales, devait en effet sonner le
glas du régime de Ben Ali.
Pour rejoindre une hypothèse amplement partagée, nos mentors américains
l'auront sans doute bien compris, pour entreprendre le coaching dans des
think tanks de jeunes rebelles, sans doute sans grand coffre théorique
mais réactifs et audacieux. Dans un pattern identique à celui qui
formata des révolutions dans des pays de l'ex-Union soviétique, un
maillot et une couleur en guise de panache de ralliement, le T-shirt
blanc et un slogan « Dégage », un réseau de communication
Facebook et voilà l'affaire pliée. Alors et sans jeu de mot macabre, il
suffisait d'attendre l'étincelle pour qu'explose ce baril de poudre sous
pression qu'était devenue la Tunisie.
L'immolation d'Abdesslem Trimech le 3 mars 2010 à Monastir fit long feu
dans ce scénario. La crise économique n'avait pas atteint alors son
paroxysme empêchant toute redistribution par laquelle l'ancien régime
s'achetait clientèles et féaux préposés à assourdir toute protestation.
Il fallut attendre le 17 décembre pour que la mèche prenne avec le
suicide par le feu de Mohamed Bouazizi. Le soulèvement d'un peuple tout
entier, alors solidaire contre l'horreur, a hissé l'irrévocable
revendication de « travail, liberté et dignité ».
Dans la région de Gafsa, le bassin de toutes les indignations, les
miséreux, les gueux, les partageux réclament leur part de la République.
Dans la tradition de « ceux qu'on foule au pied », des
circoncellions de l'Africa Romana, des serfs de la nuit du 4 août qui
abolit les privilèges seigneuriaux, des révoltés de l'impôt de Ben
Ghedhahem, des moujiks qui rallièrent à leur cause Potemkine, des
zapatistes de la révolution mexicaine, ces réfractaires de Gafsa sont
des hors la loi, hors le droit dont il n'ont jamais été instruits ;
et grossissent le déferlement des moatassmin, comme la meute
des gueules noires de Germinal sortie du ventre de la terre. Le 5
janvier 2012, ils éjectent du bassin de la révolution les trois
ministres du nouvel ordre établi.
Des correspondants locaux de médias nationaux jugent « très
politisés » les slogans de ces insurgés, insinuant que des forces
obscures en tirent les ficelles. Ne sont-elles que des marionnettes, ces
hordes de bras cassés, de sans le sou, de désoeuvrés, de
hittistes ? S'ils n'en ont pas eu par eux-mêmes
l'intuition, en tout cas dans les Kasbah 1, 2, et 3 et les
sit-in provinciaux où des politiciens irresponsables les auront
entraînés pour faire pression sur les gouvernements provisoires, ces
rebelles auront vite appris l'art du siège, les mécanismes de la
guérilla de rue et le redoutable pouvoir de la contestation permanente.
Ceux qui réclament aujourd'hui une « hodna » (trêve),
reçoivent le juste retour de leurs propres machinations.
La seule force sociale organisée du pays, l'UGTT, et les organisations
de défense des droits humains comme la LTDH soutiennent les mouvements
de protestation légitime et dénoncent les blocages sauvages. Mais
comment font-ils donc pour distinguer les bons sit-inneurs des
mauvais quand il s'agit d'une spoliation historique globale ?
À cette injustice fondamentale, quelle réponse apporte la nouvelle
gouvernance qui s'était fendue d'un programme électoral mirifique ?
Dans son adresse à la nation, le chef du gouvernement Hamadi Jebali s'en
était tenu à un tissu de généralités, ponctuant chaque paragraphe
d'habituelles références au texte sacré comme s'il attendait de mânes
célestes la garantie de ses assertions.
Depuis que le mouvement Ennahdha a acquis une légitimité électorale
désormais écornée par différents rapports d'observateurs, on ne l'aura
entendu que dans des opérations de diversion à propos « des
mauvaises moeurs des mères célibataire », du « sixième
Califat », du droit au port du niqab ou de l'interruption des
séances de l'Assemblée aux heures des prières ou des prêches... Et pour
finir, il promène un leader du Hamas, ancien Premier ministre de
l'Autorité palestinienne, comme si Ennahdha avait le monopole du coeur
pour cette cause. Les Tunisiens, tous les Tunisiens, ont la Palestine
chevillée au corps et n'attendent pas d'Ennahdha des leçons de
résistance islamique pour la libération de la Palestine, surtout en
recevant entre-temps des sénateurs américains champions du
sionisme ! À moins que Ennahdha ne se pose en go between
des deux parties...
La question identitaire n'est pas à l'ordre du jour dans le bassin
minier de la révolution tunisienne. C'est la question sociale qui fait
courir au pays le risque du délitement et de la faillite. Que répondent
à cette question des ministres non nahdhaouis ?
Le nouveau ministre des finances, ancien expert de l'UGTT et davantage
stratège en économie, s'est livré pieds et points liés à une gouvernance
statique, muette et qui n'ose pas en venir à une rigueur inévitable.
Hassine Dimassi (indépendant) le sait : il sait qu'il faudra
toucher de manière sélective à une caisse de compensation qui avantage
les riches autant qu'elle soutient les pauvres ; il sait qu'il
faudra augmenter - fût-ce d'un point - la TVA ; il sait
qu'il faudra donner la chasse à la fraude fiscale. Mais il ne s'engage
pas, dans un « ce n'est pas certain mais ce n'est pas exclu »,
et il reporte aux calendes des mesures urgentes : car il sait
surtout que, loin de ses propres convictions, les choix d'Ennahdha sont
des choix libéraux soutenus par des économies de rentes pétrolières et
qu'il faut une vraie autorité morale pour appliquer une politique
d'austérité.
Face à un déficit public porté en un an de 3 à 6%, face à l'effondrement
de notre production et de nos exportations, face à la menace d'une
dégradation de notre notation qui nous amènerait à nous endetter à des
taux prohibitifs sur un marché spéculatif, et sans même en appeler à un
large emprunt national ou recourir à une taxation ciblée de produits de
luxe, comment ose-t-on prévoir une croissance à 4,5% ? Sans cette
croissance, c'est à peine si le ministre des affaires sociales
(Ettakatol) pourra rajouter le financement de trois quarts de litre de
lait (700 millimes) aux familles nécessiteuses dont le nombre a été
légèrement agrandi.
Quant au ministre de l'emploi (CPR), en dehors des 25 000 emplois
comme déjà ouverts l'année précédente dans la fonction publique, il
vient de former une commission de réflexion pour trouver où, quand et
comment réaliser les 75 000 autres emplois prévus. À Gafsa, d'où il
s'est fait jeter, il ne semblait envisager que l'embauche dans une
briqueterie.
Le bassin minier, selon M. Caïd Essebsi, ne pourrait absorber que quatre
milles demandes et il y en a dix fois plus ! Alors le ministre de
l'emploi annonce, sans en donner les délais ni les modalités,
50 000 emplois par la grâce du Qatar et 100 000 en Libye. Nous
y voilà.
Une excellente enquête du journal Le Monde nous apprend comment le
Qatar, qui a déjà acheté l'équipe de Paris Saint Germain et la majorité
des actions du groupe Lagardère (actionnaire français de référence du
groupe européen d'aviation EADS), apporte à hauteur de 50 millions
d'euros des financements aux jeunes des cités françaises qui se
lanceraient dans des PME. Faudra-t-il que nos jeunes aussi fassent la
queue devant l'ambassade du Qatar à Tunis comme d'autres le font à Paris
pour obtenir ce provisionnement de leurs projets ? Attendent-ils la
visite de l'émir du Qatar le 14 janvier pour y donner l'assaut ?
Quant à la Libye, notre président de la République,
vendeur-représentant-placier (VRP) en burnous, déclenche l'inquiétude ou
le sarcasme des Tunisiens par sa proposition de fusion
(indimaj). Nous ne nous rallierons pas à ce déchaînement contre
Moncef Marzouki, lui préférant ce Bok bok de La Presse :
« nous avons pourtant dit à Marzouki de ne pas fumer les cigarettes
de Ben Ali ». Car le président Marzouki, euphorisé tel une Pythie
par des vapeurs, prophétise un avenir commun qui peut-être dans cent ans
sera le destin du Maghreb uni. En attendant la rencontre de Nouakchott
en avril 2012 pour en poser les bases, le président de la République
devrait laisser aux femmes, aux intellectuels, aux syndicats, aux
entrepreneurs, aux jeunes le soin d'amorcer quelques petits partenariats
concrets.
Et si le président de la République veut vraiment porter l'imagination
au pouvoir, pourquoi ne le fait-il pas dans sa région, ce bassin de tous
les dangers et de toutes les promesses ? Des Italiens ne font-ils
pas émerger plus au sud une oasis en géothermie ? Des Asiatiques,
Chinois ou Japonais, y fournissent, bien mieux que du travail, de la
formation professionnelle. Des Français depuis la colonisation jusqu'à
aujourd'hui y font fleurir des jardins en plein désert. Le cinéma y a
exploité les paysages et notre richissime producteur le plus performant,
Tarek Ben Ammar, serait bien avisé d'y localiser certains de ses
ateliers d'effets spéciaux, de multimédia, de scénographie, lui qui
n'hésite pas à promouvoir ses films à coup de dizaines de millions de
dollars au Qatar.
Gafsa a été le berceau du théâtre tunisien et toute une industrie des
arts de la scène, toute une technicité du spectacle pourrait en faire un
lieu d'esthétique autant que de tourisme. L'archéologie peut y porter
les fouilles jusqu'à la préhistoire. Des architectes sont prêts à y
développer un urbanisme intégré ; des artisans, des restaurateurs,
des intermédiaires de services, des agronomes spécialisés peuvent faire
de cette région un modèle d'art et de développement comme on le voit
dans les régions plus âpres de la Dalmatie ou du Monténégro ou
- pourquoi aller si loin - du haut Atlas Marocain. Il y a de
l'argent pour soutenir l'inventivité, qu'il s'agisse de la BERD ou
d'autres fonds européens, africains ou arabes.
Il suffirait de solliciter, d'encourager et de libérer de tous les
interdits la créativité tunisienne.
Inutile d'aller monnayer, fût-ce sous réserve de garanties douteuses,
l'extradition du prisonnier libyen Mahmoud Baghdadi.
Président Marzouki, n'avez-vous pas déclaré à France 24 que la
vie vous semblait supérieure à la justice, n'étiez-vous pas défenseur
des droits humains, opposé à la torture, à la peine de mort ?
N'infligez pas aux Tunisiens une immolation de trop. Décidément, la
révolution tunisienne a eu son Jan Palach mais elle cherche encore son
Václav Havel.
Nadia Omrane
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