L'affligeant accouchement au forceps d'un gouvernement hydrocéphale
C'est un bien triste spectacle que vient de donner à la nation la
classe politique majoritaire dite Troïka. Les citoyens ahuris et
consternés, dans l'attente depuis deux mois de sortir d'une crise
gravissime, viennent d'assister finalement à l'accouchement au forceps
d'un gouvernement hydrocéphale. Ils découvrent par anticipation les
délices de l'instabilité inscrite dans notre futur régime parlementaire
avec les portes ouvertes à tous vents puis qui claquent dans le chahut
et dans la pagaille. Mais les derniers jours de cette douloureuse
grossesse ont été si désolants que nos nouveaux responsables en sortent
déjà décrédibilisés.
D'abord le président de la République, dont « l'élection » au
fauteuil suprême n'a emporté l'adhésion que par égard à son parcours,
commence à surprendre, pas toujours favorablement et pas seulement
auprès de ses opposants. Sa décision généreuse mais unilatérale de
vendre les palais de la République pose avec raison problème aux
citoyens et aux juristes ; mais sur les ondes de Shems FM,
lundi 19 décembre, le porte parole d'Ennahdha Samir Dilou, pourtant
habitué à plus de tact, résumait effrontément cette initiative :
« rass melkou ?! » (est-ce sa propriété ?), un
commentaire plutôt irrespectueux pour le chef de l'État, allié
d'Ennahdha.
Le président Marzouki semble aussi faire l'objet de rappel à l'ordre
pour ses interventions dans ce qu'on croyait être son domaine réservé,
les affaires étrangères. Aucune réaction officielle n'a filtré quant à
sa revendication d'une demande d'extradition de Ben Ali au Royaume
d'Arabie saoudite, idée qui avait préalablement semblé embarrasser
Hamadi Jebali.
D'autre part, court dans les médias une inquiétude à propos des risques
suscités pour nos ressortissants en Syrie, par les belles accolades
distribuées par le président Marzouki aux opposants syriens en conclave
à Tunis ainsi que par ses déclarations à France 24.
Dans le même domaine international, tout en notant sa bonne disposition
à prodiguer des interviews à des médias français, on peut s'interroger
sur sa dénonciation d'un « néo-colonialisme » français, tout à
fait ingrate - eu égard à la propre histoire de Moncef
Marzouki - et inappropriée, inopportune quand on sait combien
l'économie tunisienne est précarisée, dans la hantise de perdre des
investisseurs ou des dons et des prêts escomptés. Cela semble d'ailleurs
l'avis de Hamadi Jebali.
Aussi, le président Marzouki devrait montrer plus de retenue dans ses
déclarations : personne ne lui demande de se coucher devant une
domination internationale, mais pour jouer au Boumediene ou au Kadhafi
d'un autre temps ou au Ahmadinejad d'aujourd'hui, encore faut-il avoir
les moyens de sa souveraineté ! Dignité n'est pas provocation.
Ces improvisations mâles venues du président Marzouki doivent d'autant
plus déranger son tout puissant allié que, ce dernier l'ayant déjà
dépouillé de l'essentiel de ses pouvoirs, entend bien le marginaliser
dans un espace politique confiné ; tout ce brouhaha autour de
Moncef Marzouki devient davantage ennuyeux relayé par les infâmes
borborygmes qui montent du ventre de son parti, se vomissent sur la
place publique et entachent forcément de leurs éclaboussures l'ex-chef
du CPR, nouveau président de la République.
Hamadi Jebali ne doit pas savoir à quelle sainte liste de candidats se
vouer. La confusion est encore totale en ce mercredi matin, où seule est
claire l'âpreté d'élus du CPR à vouloir occuper des fauteuils
ministériels. Quel beau sens du service public ! Avec des éclats
équivalents à Ettakatol, on en vient à plaindre le chef du gouvernement,
condamné à traîner ces deux formations faites de bric et de broc et
tirant à hue et à dia, portées au pouvoir par le coup de main
d'Ennahdha, faiseur de rois non par philanthropie mais pour devenir, par
ces renforts « modérés », plus présentable à l'opinion
internationale.
Car l'ancien candidat d'Ettakatol pour le ministère des finances, Khayam
Turki, a dû se désister sous la menace d'obscures poursuites en
provenance des Émirats où il animait un fond souverain actif dans
l'achat des entreprises à l'étranger ou des parts de marché. Selon le
remuant Khemais Ksila, nouveau venu à Ettakatol, à ce ministère Khayam
Turki - décrété « homme propre » par Ksila (qui
aujourd'hui se met à décerner des brevets ! C'est le
comble !) - aurait pu mettre la main sur des dossiers
compromettants de Sama Dubai et Tunisie Telecom, engageant des intérêts
dans les Émirats et dans un milieu interlope de la finance
tunisienne !
In extremis, alors que visiblement Hamadi Jebali montrait un fort
désagrément de ce dernier couac, un chevalier blanc survient en
remplacement du libéral Khayam Turki : l'économiste progressiste
Hassine Dimassi, proche de l'UGTT, homme de parler vrai et d'honneur
(comme en témoignent ses nombreuses
contributions et interviews publiées sur notre site entre 2002 et
2008), sauve la face à Mustapha Ben Jaafar chef d'Ettakatol. Ce
talentueux expert qui eut longtemps une vision stratégique globale de
l'économie tunisienne dans une institution ad hoc, a-t-il cédé à son
amitié pour le Dr Ben Jaafar, au sens de l'intérêt national ou à une
petite tentation de pouvoir lui aussi ? Arrivé au ministère des
finances à son heure la plus cruciale depuis l'indépendance, nous
espérons pour lui qu'il saura négocier au mieux avec un parti dominant
dont il s'est toujours tenu à distance, et qu'il n'en sortira pas
diminué !
Enfin le toujours fort en gueule Ksila bloque aussi sur le contentieux
torturant du ministère de l'intérieur où il déclare qu'Ali Larayedh
(Ennahdha) le marquerait trop fortement de son appartenance et que Habib
Essid devrait y poursuivre sa besogne. À cette seule éventualité le CPR
s'insurge, tant Habib Essid est désigné comme responsable de faits peu
glorieux, particulièrement la Kasbah 3, par Moncef Marzouki lui
même : il ne reste plus à ces deux turbulentes personnalités que
sont Moncef Marzouki et Khemais Ksila qu'à accorder leurs violons en
remontant aussi jusqu'au complot de février 1994 qui chassa Moncef
Marzouki de la présidence de la Ligue tunisienne des droits de l'homme
pour le projeter dans les geôles de Ben Ali.
Quelle histoire ! Aujourd'hui jeudi 22 décembre Inchallah,
l'Assemblée constituante adoubera un gouvernement pléthorique, à peine
ramené de 51 personnes (ce qui nous faisait ressembler à la
Centrafrique !) au nombre encore respectable et coûteux de 41
ministres, secrétaires d'État et conseillers.
C'est pour l'essentiel un nouveau personnel politique dont nous
attendons les CV, le programme ainsi que la démonstration de leurs
compétences « d'hommes qu'il faut à la place qu'il faut ». Les
priorités n'ont même plus à être identifiées : les grèves partout
et souvent illégales (dernièrement à Tunisair et dans l'hôtellerie, aux
entreprises chimiques de La Skhira, à l'aéroport d'Enfidha et
l'entreprise japonaise Yazaki qui vient de mettre la clef sous la porte
à Metlaoui et Om Larayes), les assauts contre des QG d'entreprises
(encore dans les mines de Gafsa) ou contre des camions de bouteilles de
gaz toujours en pénurie (alors que le Nord-ouest grelotte), les
innombrables barrages de routes (vers le centre industriel de Bir
Mchargua), les agressions contre les douaniers et les policiers qui leur
font porter le brassard rouge de protestation etc. etc. etc., donnent le
sentiment d'un désordre permanent n'engageant ni investisseur ni
touriste à venir chez nous. Peut-être ceux-la mêmes qui avaient ouvert
dans les premiers mois de la révolution cette boîte de Pandore d'une
irrépressible agitation revendicatrice portée à la loi de la jungle
voient ce piège se refermer sur eux...
À moins que par un miracle déjà survenu sur la foi de quelque deal
obscur, tout s'apaise subitement à la prise de fonction du gouvernement.
Toute querelle cessante, n'est-ce pas ce que nous pouvons souhaiter de
mieux pour notre pays à quelques jours d'une nouvelle année ?
Nadia Omrane
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