Que peut vraiment le président Marzouki ?
Calé dans le fauteuil de son ancien tyran, le président Moncef Marzouki
évoque, au micro du journaliste de France 24 venu l'interviewer
vendredi 16 décembre, la tragi-comédie du pouvoir. Telle est la première
réflexion que lui inspire son exploration du palais de Carthage, qu'il
ouvrira bientôt au regard des Tunisiens et où il vient de découvrir au
sous-sol un cagibi de la mémoire encombré de tous les objets personnels,
tableaux et autres de l'ancien président Bourguiba. Celui dont nous
savions déjà qu'il dissimulait un bazar de supermarché dans les
sous-sols du palais de Sidi Dhrif avait sans doute cru pouvoir ensevelir
à jamais dans les oubliettes de l'histoire le père de la nation
indépendante.
Sur cet acte d'oblitération, le professeur Moncef Marzouki porte le
diagnostic psychanalytique « de refoulement physique du
passé ». Écrivain à ses heures perdues, Moncef Marzouki pourra
toujours continuer de philosopher sur l'ambiguïté et l'absurdité du
pouvoir.
En aura-t-il le temps, lui dont l'hyperactivité va tenir en haleine
l'opinion publique ? Son inventivité parfois imprudente va nous
bombarder de trouvailles, toutes plus imprévisibles et improbables les
unes que les autres. Ainsi se maintiendra-t-il dans la lumière et dans
un rapport direct à son peuple, stimulant son attention, dopant le débat
autour de ses propositions quelquefois spectaculaires, de ses effets
d'annonce, de ses actes symboliques et de ses messages civilisationnels.
Bref, ce chef de l'État qu'une répartition des pouvoirs voudrait rejeter
à la périphérie de la gouvernance se remettra sans cesse au centre du
jeu politique.
Voilà que déjà il annonce la vente des palais de la République, hormis
celui de Carthage rendu à la plus grande austérité. Les revenus de ces
enchères publiques inattendues et déjà controversées devraient être
reversés à un fond de l'emploi pour les jeunes. S'il décide un peu trop
unilatéralement et loin des dispositions réglementaires concernant le
patrimoine de l'État, on peut être sûr au moins que ce président intègre
n'empochera pas un millime de plus que ne lui donne la loi des
Finances : la lutte contre la corruption est au coeur de son
engagement.
Mais que peut d'autre le président de toute la nation ? C'est son
rôle, son devoir est dans sa propre vision de l'État de se poser en
rassembleur, en modérateur, en arbitre, en garant de la paix civile.
N'appelle-t-il pas du reste à une trêve « sociale et
politique » dans un lexique guerrier qu'on lui reproche ?
Pourtant notre société presque anomique s'est installée dans une
véritable logique de conflits dont les acteurs multiformes, souvent
légitimes mais parfois masqués, ne semblent pas avoir entendu cet appel
pacificateur, indispensable à la sécurisation des travailleurs et des
investisseurs et à la relance économique du pays. Encore faut-il qu'un
schéma de gouvernance soit détaillé à la nation et approuvé pour que
grévistes, sit-inneurs et démocrates baissent la garde !
C'est que, reconnaît le président Moncef Marzouki au micro de
France 24, en dehors de « son autorité morale », il ne
lui est pas laissé beaucoup de pouvoir : « l'armée »,
dira-t-il, et les affaires étrangères pour lesquelles en effet,
l'hyper-gouvernement de Hamadi Jebali ne l'aura doublé que du ministre
de la défense Abdelkrim Zbidi (qu'on aurait mieux vu à l'enseignement
supérieur et à la recherche scientifique d'où Ben Ali l'avait délogé
pour sa liberté de ton) et du ministre des affaires étrangères Rafik Ben
Abdesslem, gendre de l'émir Ghannouchi.
Contredit-il l'avis de ce dernier, et en tout cas de son bras droit le
premier ministre Hamadi Jebali, en affirmant qu'il réclamera au royaume
d'Arabie saoudite l'extradition de Ben Ali, dans le souci d'offrir au
peuple tunisien, contre l'impunité, une justice réparatrice qui lui
permettra de faire son deuil ?
Toujours sur le terrain international, le président Moncef Marzouki ne
manquera certainement pas de faire valoir la voix de la Tunisie comme le
fit Bourguiba : le soir même de l'interview, il inaugurait une
rencontre très fermée des opposants au régime syrien de Bachar El Assad,
dont il dira au micro de France 24 qu'il faut lui ménager une porte
de sortie, sans doute « vers la Russie » pour empêcher
surtout, par cette négociation, une intervention militaire étrangère et
un bain de sang. « J'ai toujours considéré la vie supérieure à la
justice » conclura-t-il dans une forme de message civilisationnel.
Ainsi le premier acte posé par le chef de l'État fût l'obtention de la
grâce d'un condamné à mort tunisien par le président du Mali, qu'il aura
su gagner à sa cause abolitionniste : ancien président de la Ligue
tunisienne des droits de l'homme, Moncef Marzouki fut un fervent
militant contre la peine de mort et dispose aujourd'hui du droit de
grâce.
Le philosophe Edgar Morin, en compagnie duquel il donna quelques
conférences par le passé, l'encouragera sans doute dans cette vocation
du chef d'une nation à « penser sa civilisation ». Porté au
maniement du symbole, parfois de manière très appuyée, le président
Marzouki devra veiller aux signalétiques dont seront codées ses
postures, ses tenues, son langage et ses silences : ainsi, sans
doute par tactique électorale bien peu en accord avec l'éthique
professée, n'aura-t-il rien dit des violences irrecevables contre des
artistes, contre des églises, contre l'université. Ces exactions
imputées aux salafistes ont terni l'anniversaire du 17 décembre à
Meknassy.
À l'inverse, sa protection du niqab, ses maladresses langagières,
peuvent poser problème ou être instrumentalisées contre lui. Il n'est
jusqu'à son refus du port de la cravate qui ne soit décrypté comme
« à l'Iranienne ». Cet accessoire « occidental »,
protocolairement obligatoire, associé au costume dans les cérémonies
républicaines elles-mêmes « occidentales », n'est absolument
pas de connotation religieuse : il est la déformation du mot
« croate » et tire son origine des hussards croates qui le
portaient à la cour du roi ; enfin, l'émir Ghannouchi n'est pas le
grand chambellan du président de la République !
Le diable se cache jusque dans les menus détails autant que dans les
fortes décisions et dans les grands arbitrages auxquels on reconnaîtra
les hautes valeurs morales sur les bases desquelles le président de la
République souhaite l'installation d'institutions démocratiques, loin de
tous les calculs et opportunismes politiques.
Au micro de France 24, le président Moncef Marzouki affirmait
vouloir s'écarter de tous les extrémismes. Il promet que les droits de
l'homme et particulièrement les droits des femmes seront
« intouchables » dans le cadre de « l'État civil et
démocratique » proclamé le jour de son investiture.
À Sidi Bouzid, ce mémorable 17 décembre, il assure qu'il redonnera aux
jeunes « le sourire » et le goût de vivre. Mais il y arrive
les mains vides du seul cadeau attendu, l'emploi, dans une région
déshéritée où rien n'a été amélioré à ce jour.
En regard de l'artillerie lourde gouvernementale qui tracera la
stratégie de développement, que peut encore vraiment le
président ?
Face à la montée des périls, au vu de l'implosion plutôt lamentable de
son propre parti en son absence, compte tenu de son deal avec
Ennahdha qui le contraindra à se soumettre ou à se démettre, et en
rupture de ban avec son ancienne famille de démocrates modernistes
passés à l'opposition qui le scrutent avec scepticisme, dans ce palais
de Carthage où il aura voulu coûte que coûte prendre pied, le président
Moncef Marzouki demeurera-t-il un homme seul ?
Alors, la présidence transitoire de ce féru de grande musique pourrait
se transformer en symphonie inachevée. Bonne année quand même, monsieur
le président.
Nadia Omrane
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