Président Marzouki, allez-vous rendre les Tunisiens heureux ?
Enfant, Moncef Marzouki « rêvait de voler, d'aller très haut
dans les cieux ». Ce lundi 12 décembre 2011, le voilà à 66 ans
mis en situation de « piloter » la Tunisie :
« L'échec et l'espérance »... et mat!
Mais celui qui résista à un régime honni avec panache, tant de bravoure
et sans la moindre concession, méritait d'être porté à la plus haute
charge de l'État avec plus d'éclat que cette désignation, pour ainsi
dire jouée d'avance. Car ce professeur de démocratie fut élu sans
compétiteur : tout comme par le passé les « candidats »
se présentaient seuls ou en concurrence avec une
« opposition-décor » selon les termes de Moncef Marzouki,
lui-même fut un impétrant solitaire, le front démocratique d'opposition
ayant retiré son candidat prévu Ahmed Brahim, non pas pour sanctionner
Moncef Marzouki mais pour dénoncer, presque en sa faveur, le fait que la
fonction présidentielle ait été dépouillée de la majorité de ses
prérogatives au profit du Premier ministre.
D'autres candidatures avaient été préalablement refusées, l'une en
raison d'un trop jeune âge, les neuf autres pour n'avoir pas pu obtenir
en l'espace de 48 heures (dont le dimanche) les 15 signatures d'élus
nécessaires. Moncef Marzouki fut donc élu malgré tout par une majorité
plus que qualifiée de 153 voix sur 217, avec 44 votes blancs de protestation,
trois voix clairement contre lui, deux refus de vote et un certain
nombre d'absences jusqu'ici inexpliquées par ces défaillants du scrutin
à leurs électeurs !
Cet après-midi là Moncef Marzouki planait, ayant accomplit « le
rêve de tout homme » selon lui, d'autres hommes et femmes sublimant
autrement leurs désirs profonds. C'est en effet l'accomplissement d'un
destin que cet homme d'une résolution sans limite s'est donné comme un
défi.
Mardi 13 décembre en relève de Bourguiba, gommant une parenthèse
honteuse de notre histoire, le président Marzouki délivra sa première
adresse à la nation dans une langue arabe ornementée d'une rhétorique
sacrée, lui qui il y a vingt ans se plaignait d'une « langue arabe
aphone, prisonnière de la religion ». Mais enfin, en arabe il
parlait.
Dans une symbolique très appuyée, il prolongea le message identitaire,
arborant un burnous tel Kadhafi à ses meilleurs moments remarqueront les
citoyens. Néanmoins sa première affirmation fut celle d'être chef d'un
État civil et démocratique ouvert aux autres civilisations.
En homme qui proclamait aussi que la présidence de la Ligue tunisienne
des droits de l'homme (LTDH) « était la grande affaire de sa
vie », il ne pouvait pas manquer d'affirmer en tant que président
de la République la préservation et la défense de toutes les libertés
publiques et individuelles. « Nous le prendrons au mot »
déclara Nejib Chebbi, qui fut pendant de longues années le promis au
commandement de la nation.
Faut-il prendre aussi au mot ce qui, dans une déclaration générale de
démocratie, soulève désormais une effervescence dans la société civile
et sur Facebook ? Car, confirmant que c'est la visibilité de la femme
dans l'espace public qui est l'enjeu d'un conflit culturel, le président
Marzouki s'engagea à protéger les femmes porteuses du niqab, les femmes
voilées et les femmes « dévoilées ». Le vocable de
« Safirat » utilisé par ce grand arabophone qu'est
Moncef Marzouki pour désigner finalement des femmes normales dans la
modernité d'aujourd'hui, est estimé de connotation très péjorative par
d'autres experts de la langue arabe. Querelle de clercs qui voudraient
imputer au président une disqualification délibérée des citoyennes
tunisiennes non voilées ou interprétation tendancieuse d'opposants à
Moncef Marzouki ?
En revanche, dans un discours présidentiel qui doit être aussi un
discours d'autorité, nous remarquons que cette affirmation de la liberté
vestimentaire ne s'est pas accompagnée d'un rappel du respect de la loi,
alors qu'une faculté était bloquée par la force pendant 15 jours par
les défenseurs du niqab. Rien ne fut dit non plus du règlement intérieur
de l'université ni du contrat pédagogique, de la part de ce professeur
de médecine qui ne peut pas ignorer que le savoir se porte de maître à
disciple à visage découvert !
Aux antipodes de Bourguiba auquel le président Marzouki rendit un
hommage relatif, l'ancien président de la Ligue tunisienne des droits de
l'homme semble s'accommoder de l'invisibilité et de la négation de la
femme dans l'espace public, alors que Bourguiba, présumé non démocrate,
dévoilait cette femme, la libérant de sa prison de voiles, la rendant à
une liberté de mouvement, jambes nues et cheveux au vent, faisant de la
femme tunisienne non seulement la force productive mais aussi la
conquérante intellectuelle qui porta son pays au plus haut degré de
développement humain pour un pays tout juste indépendant ! Ya
hassra aala Bourguiba...
Le président Marzouki aurait-il déjà choisi son camp, lui qui se
déclarait « trans-partisan » et qui s'affirme président de
toute la nation ? Nous le verrons en situation, sachant que l'autre
urgence au coeur de son discours est la défense des droits sociaux et
économiques pour tous. Pour autant, il oublia de rendre hommage à
l'UGTT, dans sa totalité et dans son histoire, la force des
travailleurs. Aucun pouvoir ne peut se passer de cohabiter avec la
centrale syndicale et sachant le conflit qui oppose à l'UGTT le CPR,
parti de Moncef Marzouki, en particulier certains membres de son bureau
politique dont l'avocat Abderraouf Ayadi, on peut douter que le
président Moncef Marzouki ait à ce moment là réellement bien intériorisé
et assumé sa démission de la présidence du CPR qu'il venait
d'annoncer : Chef de l'État, Moncef Marzouki ne peut plus être juge
et partie.
Par contre, sa compassion pour les Tunisiens dans la détresse, nous ne
pouvons en douter aux sanglots qu'il ravala : médecin communautaire
pendant de longues années, il connaît les quatre sous que l'on compte
chez l'épicier, le même plat de semoule à longueur d'années, les dents
qui pourrissent, les lunettes dont on se prive, le café noir que de
jeunes chômeurs se partagent au bistrot minable, la cigarette de goudron
qui encrasse leurs poumons fumée à plusieurs, la drogue et la
dépression. Celui dont les citoyens disent qu'ils l'aiment parce qu'il
leur ressemble, le « chaabi » qui n'accepterait que
la moitié de sa liste civile (30 000 dinars mensuels), a pris la
mesure de « ces petits enfers du quotidien » dans une
sensibilité d'écorché vif qui lui fit donner à sa thèse de médecine le
titre de « l'Arrache-corps » par référence à
l'Arrache-coeur de Boris Vian.
Comme une défense pourtant, il ne donne à voir que raideur ainsi qu'un
ego démesuré.
Dans une interview menée en 1989 alors qu'il était président de la LTDH,
retransmise in memoriam sur Radio Tunis Chaîne internationale
(et dont nous tirons ces quelques citations), il disait sa révolte
contre la peine de mort, « ce crime de l'État contre
l'humanité », rappelant comment il écrivait fiévreusement ses
plaidoiries abolitionnistes, publiées dans Erraï :
aujourd'hui enfin, il dispose du droit de grâce et nous attendons de lui
qu'il pèse de toute son autorité pour que la Tunisie s'honore de la
première Constitution abolitionniste du monde arabe.
Dans la même interview, il disait aussi combien « les Tunisiens
sont malheureux ».
Pour tous nos jeunes sans horizon, pour tous nos exilés qui redoutent
une Tunisie encore plus désespérée qu'autrefois, pour les seniors vos
compagnes et compagnons de route qui, à force de combattre, en ont
oublié de vivre, monsieur le président, soyez le chef d'un État qui,
comme dans l'Himalaya, privilégie le bonheur intérieur brut (BIB)
autant que le PIB : tentez du mieux que vous pourrez, de ces
petits pouvoirs qui vous sont laissés mais surtout de toute votre
autorité morale et intellectuelle, de rendre les Tunisiens heureux.
Nadia Omrane
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