Gouvernance hégémonique pour société anomique et économie anémique
Tandis que l'actuel président de la République Foued Mbazaa s'épanche
sur Radio Tunis en épitaphe, le Premier ministre démissionnaire Beji
Caïd Essebsi, qui a accepté, goguenard, la supplique des chefs de la
troïka de prolonger son service de la nation, écoute l'angoisse des
responsables de la Compagnie de phosphates de Gafsa (CPG) et du Groupe
chimique de Tunisie (GCT). C'est que le gouvernorat de Gafsa tout entier
sous couvre-feu est en effervescence. Les sit-inneurs en
réclamation de travail et de dignité ont repris leurs campements devant
le gouvernorat, la gare et l'ensemble des services publics alors que de
nuit des échauffourées éclatent entre policiers et jeunes casseurs
sortant comme des « chauves souris ».
C'est l'image employée par le correspondant de Radio Tunis Chaîne
Internationale, la gorge étranglée depuis tant de jours qu'il témoigne
d'une dévastation du bassin minier et de ses environs. Jeudi matin, il
parlait d'une réaction de la police en une « initiative
privée » et insistait « je dis bien privée », pour
corriger quelques heures plus tard par « initiative locale ».
Il n'y a donc plus d'autorité centrale ? Qui donne les
ordres ? De la même manière on ne sait pas clairement si la police
a été appelée dès le départ des troubles à la faculté de la Manouba,
quoique sur les radios des membres du conseil scientifique de cette
faculté assurent avoir des attestations de cette demande d'intervention
sans réponse pendant plusieurs jours.
Partout dans le pays, des blocages de route qui font faire au citoyen
des centaines de kilomètres supplémentaires pour rejoindre sa
destination, des arrêts de travail intempestifs dans les usines mais
surtout dans le transport, dans la seule fabrique de levure chimique
pour le pain, dans les caisses de sécurité sociale et partout selon
l'inspiration du moment, y compris de la part des forces de l'ordre
elles-mêmes, paralysent l'activité publique et insécurisent les citoyens.
Autour de la British Gaz, des regroupements d'individus viennent de
s'aviser que l'entreprise pollue leur environnement et réclament en même
temps de l'emploi si ardemment que cette société anglaise vient
d'inventer 40 postes de travail ! Dans le pays en partie seulement
irrigué par le gaz naturel, les bouteilles de gaz manquent car le bateau
arrêté au port de Gabès n'a pu en être déchargé. Quelques camions de
livraison de ces bouteilles sont victimes d'attaques comme les
diligences en plein Far West et le butin est revendu à deux fois son
prix au marché noir. Des dizaines d'hôtels de Djerba en sont privés. Ce
ne doit pas être seulement pour cela que le vice-Premier ministre
israélien d'origine tunisienne Sylvan Shalom a appelé ses
coreligionnaires, résidant essentiellement à Djerba-Zarzis, à venir
d'urgence s'installer en Israël, appel décrié par Ennahdha et refusé par
la communauté juive de Tunisie.
La société est entrée dans une logique de conflit dont la centrale
syndicale UGTT, à quelques jours de son congrès, se défend de toute
responsabilité. C'est une société anomique qui a perdu tout repère, tout
sens de la règle et du droit, probablement parce qu'elle n'en a jamais
été vraiment instruite. Dès lors, chacun se croit en légitimité de
réclamer un bien ou un travail, tout de suite et en son lieu, comme un
dû, comme un héritage.
Et voilà que maintenant, par la violence et le siège d'une faculté
pendant 15 jours, arrêtant cours et examens, des sit-inneurs
salafistes finissent par obtenir la création d'urgence, en dehors de
toute prévision budgétaire, non pas d'une bibliothèque, non pas d'une
salle d'informatique, non pas d'une salle de prière mais d'une mosquée
en plein coeur de la faculté de la Manouba alors que la mosquée la plus
proche est à 5 minutes à petite foulée, pour des jeunes à qui la foi
devrait donner des ailes. Et encore, le blocage de la plus grande
faculté de lettres et des humanités de Tunisie (8000 étudiants) se
poursuivra jusqu'à ce que le port du niqab en classe soit
autorisé ! Dans les civilisations dominantes, c'est par la
recherche scientifique qu'on se rapproche de Dieu, en découvrant par
exemple comme récemment, une planète équivalente à la terre dans une
autre galaxie !
Dès lors, comment s'étonner que les investisseurs fuient à tel point
que, raconte un journaliste, un investisseur s'étant trouvé victime
d'une grève de ses employés, le premier jour de l'ouverture de son
usine, a immédiatement plié bagages pour le Maroc ? Aussi
l'économie est-elle anémique : chaque jour de blocage de la
Compagnie de phosphates de Gafsa correspond à une perte de 9 milliards
de nos millimes, soit depuis le début des troubles une perte de 600
millions de dinars. Rappelons que le phosphate et ses dérivés rapportent
8% du PIB, soit plus que le tourisme (6%).
Selon l'économiste tunisien Hassine Dimassi, les pertes totales
enregistrées cette année s'élèveraient à 2,5 milliards de dinars.
Économiste de gauche, proche de l'UGTT et peu suspect de favoriser la
réaction, il considère pourtant que la priorité des priorités est le
rétablissement de l'ordre.
La légitimité sortie des urnes n'a produit encore aucun effet de
gouvernance. En revanche, tous les jours la télévision retransmet à
partir de l'Assemblée constituante l'apprentissage démocratique. Ce
qualificatif est-il bien approprié quand on voit comment un projet de
répartition des pouvoirs publics, ficelé par Ennahdha, est soumis au
vote joué d'avance car Ennahdha a obtenu le plus grand nombre de siège
(89 sur 217). Mais, rappelle le professeur de droit constitutionnel
Sadok Belaïd, en écho à bien d'autres expertises, ce parti islamiste ne
porte à l'Assemblée constituante que les voix d'un million cinq cent
mille électeurs, soit uniquement 20% du corps électoral et 36% des
votants. Néanmoins, rejoint par le CPR de Moncef Marzouki et par
Ettakatol du président de l'Assemblée constituante Mustapha Ben Jaafar,
Ennahdha n'a pas de peine à recueillir à chaque vote au moins la
majorité absolue (50% des voix +1) et même parfois la majorité qualifiée
(2/3 des 217 sièges).
Donc les dés sont jetés et l'opposition démocratique qui tente de se
regrouper en un front se bat pour l'honneur « contre vents et
marées » clame Maya Jribi, secrétaire générale du PDP. Encore
eût-il fallu prévenir une telle hégémonie par une résistance moins
divisée et une militance moins asthénique !
Dans un régime désigné d'avance comme un régime parlementaire, avant
même que la Constitution ne soit élaborée, tous les pouvoirs vont être
concentrés entre les mains du Premier ministre, identifié d'avance (dès
le 24 octobre, le lendemain des élections) comme le secrétaire général
du parti ayant remporté le plus grand nombre de sièges, et non pas comme
une personnalité nationale compétente élue par l'Assemblée.
Quant au futur président de la République qui ne sera élu que lundi 12
décembre après la « discussion » oiseuse de l'organisation des
pouvoirs publics, il a voté lui-même pour la réduction à la portion
congrue de la haute charge qui lui sera dévolue. Affalé sur son fauteuil
d'élu comme le montrent les vidéos sur Facebook, il ne manque plus au Dr
Moncef Marzouki que « des esclaves nus tout imprégnés
d'odeur » pour lui « rafraîchir le front avec des
palmes », ainsi que le chapeau de la reine d'Angleterre, plus
connue par ses couvre-chefs que par son exercice du pouvoir. Il n'aura
même pas les bijoux de la couronne puisque, en dehors de tous les
pouvoirs concentrés entre les mains du Premier ministre, il n'aura pas
non plus de prise sur la Banque centrale de Tunisie, véritable blockhaus
qui devrait rester imprenable pour la sécurité de nos finances. Or, in extremis en fin de travaux, il a été voté la nomination par le Premier ministre du
Gouverneur de la Banque centrale, en « concertation » avec les acteurs de sa majorité.
Sauf à admettre que prendre pied au palais de Carthage serait pour Moncef
Marzouki l'aboutissement d'une revanche sur son histoire malheureuse,
« ce secret douloureux qui le faisait languir », on
peut s'étonner que cet homme de caractère puisse accepter d'être réduit
à ce rôle de figurant qui ne pourra entamer la moindre action sans une
concertation avec l'hyper Premier ministre. Une telle conception d'une
distribution des pouvoirs n'a rien à voir avec le parlementarisme
anglo-saxon, sans l'appui d'un Bill of Rights hérité de la République de
Cromwell et de contre-pouvoirs judiciaires, médiatiques et locaux.
En effet, dernière innovation du texte soumis à la Constituante, le Premier
ministre pourra même dissoudre des conseils municipaux, après
concertation avec le président de la République et l'Assemblée. Quant à
l'indépendance de la justice, il ressort d'une confusion
insurrectionnelle à l'Assemblée, en ce samedi anniversaire de la
Déclaration universelle des droits de l'homme, qu'une instance
remplaçant le Conseil supérieur de la magistrature sera désignée par les
élus (c'est-à-dire par la majorité nahdhaouie) pour superviser l'ordre
judiciaire.
Le futur Premier ministre ne devrait être « désigné »
officiellement que la semaine prochaine et il a un délai de 21 jours
pour constituer son gouvernement (lequel est en tractation depuis déjà
un mois et demi) et il lui faudra trois jours supplémentaires pour être
adoubé par l'Assemblée constituante. Quand donc ce gouvernement
omnipotent se mettra-t-il au travail ?
On voit beaucoup Hamadi Jebali dans les hauts lieux de l'économie. Ainsi
arriva-t-il en superstar à la réception dînatoire des Journées de
l'entreprise de l'Institut arabe des chefs d'entreprise pour exposer son
libéralisme alternatif. Celui-ci est fait entre autres d'une économie
solidaire, une sorte de zakat géante dont on peut penser qu'en
feront partie les 4 journées de travail à prélever sur les salaires pour
compenser les pertes économiques, sans qu'on ne sache ni quand, ni
comment, ni à quel rythme, ni selon quelle équité, sachant combien de
monde se dérobe déjà au devoir national de l'impôt !
En revanche, on aura appris par le projet de budget de l'État que la
présidence de la République sera dotée d'un financement de 61 milliards
sans que le président n'ait grand-chose à faire, en dehors des
mondanités d'usage. De même, un article publié sur Kapitalis sous la
plume de Dhafer Charrad le 8 décembre dernier compare les émoluments des
députés en Europe avec ceux de nos élus : avant la réforme
d'harmonisation de 2009, les mieux rémunérés en Europe recevaient 3,8
fois le salaire minimum de leur pays alors que nos élus, dont on
remarque déjà l'absentéisme, pourraient recevoir près de 9 fois le
SMIG ! Yadh Ben Achour propose le bénévolat des élus, ce qui
réduirait le « gaspillage » des deniers de l'État,
« souci » de Hamadi Jebali. Et on ne sait toujours rien du
financement des experts de l'Instance supérieure indépendante des
élections (ISIE) qui n'auraient reçu selon l'un d'entre eux « que
de quoi payer le pain et le lait de leurs enfants », pas plus que
n'est encore publié le rapport financier sur la campagne
électorale !
Enfin, le « tourisme de croyant » prôné par Hamadi Jebali
récemment à Monastir lors d'une rencontre de fédérations d'agences de
voyage, s'il doit rapprocher « catholiques et musulmans », ne
devrait pas rapporter gros à la cagnotte. Outre le fait qu'en Europe il
est discriminatoire, et que tombe sous le coup de la loi la désignation
des individus par leur religion, il faut rappeler que le catholicisme
ne représente qu'une part de la Méditerranée non musulmane ciblée par
cette nouvelle conception du tourisme, si peu rentable.
Nos finances anémiques ne retrouveront de santé qu'après avoir récupéré
tout l'argent volé.
Pour ne pas faire de mauvais procès anticipés, il reste à pousser ce
nouveau personnel politique à montrer, en se mettant au plus vite au
travail, ses compétences. Car amers ou déçus, nos concitoyens
recherchent bonne gouvernance démocratique désespérément.
Nadia Omrane
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