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Mustapha Kamel Nabli pilote-t-il la résistance libérale à Ennahdha ?
Tandis que nous nous apprêtions à centrer cet article sur une
intervention d'urgence de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) à propos
de la dégradation de la conjoncture économique, un cri d'alarme est
poussé sur les ondes de la radio tunisienne d'expression française
(RTCI) ce lundi matin 5 décembre par l'universitaire Zine Ben Aïssa,
professeur de lettres françaises mais surtout animateur depuis de
longues années d'associations de défense de la nature et de protection
de la faune.
Confirmant une information déjà parue la semaine dernière dans un
quotidien tunisien d'expression française, il annonce l'arrivée aux
aéroports de Djerba-Zarzis et de Tozeur de prince Saoudiens et Qataris
venus, comme aux temps bénis pour eux de Ben Ali, chasser la gazelle du
désert et l'outarde houbara, espèces en voie de disparition et protégées
par la loi tunisienne. Déjà des pisteurs tunisiens ont été envoyés en
repérage pour faciliter ce jeu de massacre.
Au début des années 90, un autre éminent universitaire, Ali El Hili,
professeur de physique à l'université et initiateur de l'association de
protection des oiseaux, avait lancé une pétition nationale contre ce
braconnage prédateur et, pour cela, avait été interrogé plusieurs heures
au ministère de l'intérieur. Le journaliste Taoufik Ben Brik, relayant
cette protestation dans une enquête, avait lui-même subi sa première
interpellation et ses premières menaces des autorités policières.
Ces jours-ci, à la suite de l'intervention de différentes associations
de protection de la nature et de la faune sauvage, le ministère tunisien
de l'agriculture et de l'environnement s'était engagé à faire respecter
la loi, et donc à interdire toute chasse dans la Hmada tunisienne
(plateau rocailleux du sud). Pourtant, à l'évidence des autorisations
ont été données et des militants associatifs se préparent à un comité
d'accueil de ces chasseurs sauvages qui bénéficient de passe droits.
Sur les mêmes ondes, enchaînant avec les déclarations de Zine Ben Aïssa,
une autre universitaire, Aziza Mdimagh, professeur de sociologie et
experte en géostratégie, accuse : ceux qui jouissent de tels
privilèges sont ceux qui paient et ceux qui accordent ces avantages sont
rémunérés pour cela. Dès lors, les seigneurs féodaux qui sévissent
depuis 1987 dans de véritables fiefs du sud de notre pays sont aisément
identifiables.
Cette introduction impromptue a à voir d'une certaine manière avec la
Banque centrale de Tunisie (BCT), au coeur de ce papier. Car il lui est
demandé de faire la transparence à propos de la rumeur qui a couru,
plusieurs semaines avant les élections, sur un considérable pactole en
provenance d'un de ces Émirats chasseurs et destiné au financement d'un
parti politique, financement sur lequel nous attendons toujours un audit
détaillé de l'ISIE, Instance supérieure indépendante pour les élections,
dont le statut devrait être consacré par l'Assemblée constituante.
La BCT elle aussi vient de tirer la sonnette d'alarme, et depuis
plusieurs jours les médias font leur Une sur une très grave
mise en garde
du gouverneur de la BCT, Mustapha Kamel Nabli : samedi 3 décembre
en effet, à l'ouverture d'une rencontre du Forex Club sur « les
marchés des capitaux et les défis de l'économie tunisienne », il
avertissait que le taux de croissance de cette dernière serait à la fin
de cette année proche de zéro, voire négatif, et en conséquence, puisque
pas de croissance donc pas d'emploi, le taux de chômage serait de 18%.
La veille déjà, le conseil d'administration de la BCT avait alerté sur
la dégradation de la situation économique sur la foi de la détérioration
de tous les indicateurs. Nous savons depuis plusieurs mois que le
tourisme a perdu au moins un tiers de ses recettes par rapport à 2010 et
que depuis la crise du bassin minier, le secteur du phosphate et de ses
dérivées (engrais et autres chimie), principal pourvoyeur de nos
réserves en devises fortes (car nous sommes le deuxième exportateur
mondial) va à la ruine.
La présidente de l'UTICA a renchéri à propos de toutes les grèves, du
lockout des entreprises, de la baisse de l'investissement étranger d'au
moins un tiers par rapport à l'an dernier, de l'inquiétude de l'ensemble
des investisseurs devant l'absence de visibilité économique et en
prévision de lendemains très incertains. Comment d'ailleurs dans ces
conditions envisager un budget pour 2012 avec une croissance de 4,5%,
une création de 70 000 emplois et un déficit budgétaire maintenu
légèrement en dessous de 6% ?
Tout cela, nous le savions déjà depuis plusieurs mois. Alors pourquoi
une telle montée au créneau du gouverneur de la BCT, de son conseil
d'administration et même de ses cadres et employés qui, vendredi 2
décembre, ont effectué un sit-in d'une heure : du jamais vu en
cette honorable institution depuis l'avènement de la République
tunisienne !
C'est que l'indépendance de la BCT est menacée par le projet
d'organisation des pouvoirs publics soumis à l'Assemblée constituante
par le parti majoritaire Ennahdha. Or, la BCT est une institution à
part : elle est le lieu d'émission de la monnaie, du contrôle de sa
stabilité et de sa valeur d'échange sur le marché monétaire ; c'est
là que se décide la politique monétaire du pays, que se régule
l'inflation, que se maîtrisent les prix et le pouvoir d'achat des
citoyens ; c'est aussi là que s'ajuste le taux d'intérêt directeur
(et celui-là a été baissé d'un point à deux reprises ces dernières
semaines pour relancer l'investissement, mais sans succès vu
l'inquiétude ambiante) ; c'est la BCT qui supervise la situation
financière du pays.
Depuis la révolution du 14 janvier, en toute indépendance et sous la
férule de Mustapha Kamel Nabli, la valeur de notre monnaie s'est
maintenue, dans une période de grande turbulence nationale et
internationale. M. Nabli est un expert : agrégé d'économie, il fut
ministre de l'économie et de la planification de 1990 à 1995, date
fatidique du tournant criminel de l'ancien régime. Il reprit alors ses
activités professorales et de conseil auprès d'institutions
internationales jusqu'à être nommé directeur du département de la Banque
mondiale pour le Maghreb et le Moyen-Orient. C'est dire son expérience,
sa notoriété internationale et ses réseaux.
Rentré depuis un peu plus d'un an en Tunisie, il a été nommé, dès le
premier gouvernement transitoire de Mohamed Ghanouchi, gouverneur de la
BCT et s'est maintenu à ce poste malgré l'évolution du pouvoir jusqu'au
point d'être présumé reconduit par le prochain gouvernement. Toutefois,
des rumeurs récentes laissent entendre qu'il serait remplacé par Bechir
Trabelsi, parent du futur Premier ministre Hamadi Jebali, sur les
conseils avisés d'un vieux pater familiae de tous les régimes depuis
l'indépendance, Hamed Karoui. Cette rumeur vient toutefois d'être
finalement démentie par M. Jebali lui-même sur la radio Mosaïque FM ce
jour.
Or au cours de l'été une indiscrétion du journal Le Maghreb, en général
bien informé et très introduit, donnait M. Nabli futur président de la
République tunisienne ou, à tout le moins, Premier ministre d'un régime
parlementaire. Une page Facebook (« Tous avec Mustapha Kamel
Nabli ») soutient ce projet. On pourrait parler d'un scénario à la
Libérienne : Ellen Johnson, réélue présidente du Libéria et prix
Nobel de la paix 2011, est elle aussi une économiste en chef de la
Banque mondiale projetée dans son pays avec l'appui américain, pour
reprendre une gouvernance dévastée par l'ancien président mafieux et
criminel Charles Taylor, en cours de jugement devant la Cour pénale de
La Haye. Mme Johnson a été absoute d'un égarement passé, ayant fait
financer l'arrivée à la présidence de Charles Taylor.
Dans cette hypothèse, on comprend alors le cri d'alarme de toute urgence
du gouverneur de la Banque centrale et de son équipe. M. Nabli a du
avoir un coup de sang en apprenant qu'Ennahdha se proposait de mettre la
BCT sous sa tutelle.
En dehors même de toute conjecture, l'indépendance d'une banque centrale
est impérative en pays démocratique, a fortiori sous un régime qui ne le
serait pas. Tout parti en charge d'un gouvernement peut être en effet
tenté, pour se maintenir au pouvoir, de mener une politique budgétaire
démagogique, par exemple dans des dépenses non maîtrisées ou des hausses
de salaires à des fins électoralistes et d'induire en conséquence une
émission monétaire, une inflation redoutable ou de laisser filer un
déficit budgétaire préjudiciable à l'obtention des crédits
internationaux, tributaire d'une bonne note des agences internationales
de notation. La BCT fait remarquer que, par suite de sa grande
discipline monétaire, la note de la Tunisie s'est maintenue au niveau
d'un triple B-, en des temps où la note des pays développés se voit
abaisser.
En revanche, on peut objecter qu'un gouvernement peut avoir les mains
liées, surtout en période de crise, dans le cas d'une trop grande
discipline d'une Banque centrale indépendante, voire entrée en
résistance contre lui. Remarquons aussi qu'en fait d'indépendance d'une
Banque centrale, il s'agit souvent d'une soumission à l'orthodoxie
libérale, voire de l'assujettissement aux marchés monétaires
internationaux. Une telle indépendance n'est donc recevable que couplée
avec une stratégie résolument progressiste, qui prendrait en compte
prioritairement la résorption du chômage et l'amélioration du bien-être
social.
En tout état de cause, ce qui va se jouer ces jours-ci, ce n'est pas
seulement une résistance d'une tendance moderniste autour du projet
culturel d'Ennahdha décliné sous des variantes éducatives, artistiques,
vestimentaires, etc. Un bras de fer pourrait s'engager entre Ennahdha et
la BCT amenée, par sa revendication d'indépendance, à couper le cordon
de la bourse au prochain gouvernement issu de la majorité. De là à
titrer de manière métaphorique que M. Mustapha Kamel Nabli pilote la
résistance libérale à Ennahdha, il n'y a qu'un pas.
Nadia Omrane
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