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Maya Jribi, la mauvaise conscience du docteur Ben Jaafar
Tandis que sur la place Tahrir, à grands renforts de matériel américain
de maintien de l'ordre, se poursuit la révolution égyptienne inachevée,
une démocratisation bien vivante se met en place en Tunisie.
Les élections du 23 octobre ont été à peu près régulières et
transparentes, encore que l'Instance supérieure indépendante pour les
élections (ISIE) ferait bien de produire au plus vite un état de ses
dépenses (pour ses propres frais de fonctionnement et ceux des listes en
lice) ainsi que le détail des résultats obtenus, par bureau de vote, au
lieu de donner à la Coupole une fête inappropriée (parce que ce n'est
pas son rôle), tapageuse (parce qu'elle a mal tourné), mal ciblée (parce
qu'elle ne détenait pas la liste vérifiée des martyrs), et surtout très
coûteuse. Rien ne sert plus de chicaner même si plus tard, pour éviter
une répétition des approximations et du manque de rigueur, il faudra se
résoudre à une analyse plus serrée de cette campagne électorale.
Le 22 novembre pourtant, sous les ors du palais du Bardo, la cérémonie
d'investiture de l'Assemblée constituante de la deuxième République
s'est déroulée dans un climat d'émotion et de première contestation.
Bien que se perçoivent déjà les cymbales de « la Marche
turque », nous n'avions d'oreille à ce moment-là que pour les
accents de l'hymne national chanté en choeur par les représentants du
peuple, tous Tunisiens.
Sitôt cet unanimisme assourdi, la première fracture démocratique
surgit : l'élection du président de l'Assemblée porta au perchoir
le docteur Mustapha Ben Jaafar, soutenu par une coalition
majoritairement islamiste de 145 votants, tandis que la candidate de
la coalition Parti démocrate progressiste,
Pôle démocrate moderniste et Afek Tounes, Maya Jribi la secrétaire
générale du PDP, rassemblait sur sa candidature de témoignage une
opposition, toutes tendances confondues bien au-delà de sa coalition, de
68 voix, soit à 2 voix près la formation du tiers bloquant, cette
minorité de blocage nécessaire pour faire opposition à d'importantes
législations. Ce fut un grand moment démocratique et un message
d'espoir, balayant l'ère des béni-oui-oui et de l'unicité du pouvoir.
On ne présente plus ni l'un ni l'autre des deux candidats à la
présidence de l'Assemblée nationale. Ils furent compagnons de
résistance, non pas dans un même parti mais dans un front d'opposition
qui se soudait conjoncturellement et opportunément, par delà les
divergences occasionnelles et les querelles de leadership. C'est
ensemble qu'ils portèrent un même combat contre le pouvoir déchu,
évoluant en camarades dans un même champ de revendications et un même
univers de valeurs démocratiques, progressistes, modernistes.
Maya Jribi, encore étudiante, s'insurgeait déjà contre la décadence
bourguibienne puis, longtemps à l'ombre du chef charismatique de son
mouvement RSP-PDP, maître Nejib Chebbi, elle se fit un nom et se
construisit une notoriété de battante sur un terrain politique
profondément machiste, où la violence faite aux femmes n'est ni moins
humiliante, ni moins douloureuse que celle pratiquée dans la famille ou
dans la rue. Jamais démentie, sa combativité l'a imposée comme une
figure politique avec qui il faudra compter.
La pugnacité du docteur Ben Jaafar s'est aussi affirmée sur la durée. Il
fit ses premières classes de démocrate à l'intérieur du PSD de Bourguiba
dont, à partir de 1972, fut contestée la solitaire omnipotence par Ahmed
Mestiri, élaborateur de la première Constitution, plusieurs fois
ministre et fondateur du MDS.
En 1990, après bien des avanies, Ahmed Mestiri qui avait tout compris du
profil de Ben Ali, se retira dans une retraite irrévocable et digne,
préférant pêcher à la ligne et accrocher des vers aux hameçons plutôt
que pécher en eaux troubles et s'accrocher à la vermine. Il devait
passer le témoin à son dauphin, le docteur Mustapha Ben Jaafar, mais
surgi de l'ombre et soutenu par le régime, un outsider Mohamed Moadda le
contraint, par suite de trop de coups bas, à se replier dans une forme
de dissidence. La forfaiture ne porta pas bonheur à son auteur.
En revanche, le docteur Ben Jaafar fit son chemin dans l'opposition,
modestement, honnêtement, avec les moyens du bord, clandestinement
d'abord, puis en déposant les statuts de son Forum démocratique pour le
travail et les libertés (FDTL-Ettakatol). Ce rassemblement regroupant
des économistes travaillistes et même un des leaders de l'UGTT, n'a été
reconnu qu'il y a trois ans.
Tout au long de ces années, la résistance opiniâtre sans être jamais
tonitruante du docteur Ben Jaafar ne s'est pas démentie. Il fut de tous
les combats démocratiques, particulièrement auprès des ONG les plus
combatives, la Ligue tunisienne des droits de l'homme, l'Association
tunisienne des femmes démocrates, la section tunisienne d'Amnesty
International et tous les fronts qui se formaient ici et là, ne
dédaignant pas les rencontres de l'intelligentsia tunisienne rebelle,
pas plus que le monde de l'art insoumis presque par définition.
Non reconnu, son Forum n'a jamais bénéficié de l'argent de l'État, et
son chef n'a jamais collaboré à quoi que se soit. Que dire de plus de
cet honnête homme, agréable, pondéré, humain, raisonnable et rassurant,
enfin qui sait aussi sourire, contrairement à son bienheureux rival à la
présidence de la République, le docteur Marzouki.
Cette magistrature suprême, le docteur Ben Jaafar aurait pu l'occuper en
toute légitimité, en toute capacité. Homme du centre, il a réuni sur sa
personne toutes celles et tous ceux qui, incommodés par les extrêmes,
voyaient en lui le président d'une Tunisie équilibrée, éclairée,
confortable et sereine. Qu'avait-il donc besoin de rejoindre une
radicalité conservatrice qui lui ressemble si peu, comme elle est si
loin des valeurs de sa base ? Cette alliance que nous qualifierons
de « contre-culture » et à « contre-histoire » ne
lui a permis que de briguer, avec succès, la présidence de l'Assemblée
constituante.
Ce 22 novembre, l'homme se penchait-il sur son passé quand, dans une
émotion visible, il s'engagea à défendre l'égalité et les libertés
publiques et individuelles, en toute éthique et patriotisme ? Le
défi de Maya Jribi, du lieu où il aurait dû lui-même se trouver, lui
était-il venu comme une mauvaise conscience pour qu'il lui cédât le
micro, pour un temps à la présidence de l'Assemblée nationale, comme
s'il refusait de s'approprier cette capitale autorité, comme s'il
voulait la partager par delà une fausse route, avec toutes celles et
ceux qui l'avaient jusqu'ici accompagné ?
Une telle élégance était aussi une forme d'excuse, presque un regret.
Mais la base sociale éclairée du docteur Ben Jaafar comme celles et ceux
qui lui gardent leur amitié et leur confiance, veulent davantage qu'un
consensus mou contredit en coulisses par une voracité à se partager à
trois le gâteau. À l'homme qui jusqu'alors n'avait jamais trahi, ils
demandent de renouer avec ses anciennes fidélités.
Nadia Omrane
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