Pour que les présidents-docteurs Marzouki et Ben Jaafar n'oublient pas !
Ce samedi 19 novembre, le docteur Moncef Marzouki doit se sentir au
septième ciel d'avoir décroché la pleine lune. Que dans la lutte sans
merci pour la présidence de la République, il n'ait jamais eu
l'intention de « renoncer », cela nous le savions depuis des
années. Car habité d'une haute ambition que certains jugeront démesurée
et d'autres à sa mesure, le frénétique docteur Marzouki n'avait-il pas
déjà à son retour de France - non pas de l'exil qu'il s'y était
choisi au début des années 2000 mais de l'accomplissement de ses études
en neurologie à la faculté de Strasbourg - escompté, ses valises à
peine posées, un poste de ministre de la Santé publique ? N'est-ce
pas lui surtout qui, au lendemain du 14 Janvier 2011, se proclama
aussitôt candidat à la présidence de la République, ce qui lui valut
les quolibets de la Kasbah 1 pour cette impudique prétention à
récupérer une révolution que ce résistant sans peur ni reproche ni
concession n'avait somme toute pas menée ?
Antérieurement, en mars 1994 à la suite du putsch qui l'avait déchu de
sa présidence de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), ne
s'était-il pas précipité à l'AFP pour déclarer sa candidature au sommet
de l'État ?
C'est de la blessure narcissique subie alors que date son projet de
revanche personnelle, doublée d'une revanche familiale sur une victoire
bourguibienne, éjectant au Maroc où il mourut son père ancien
yousséfiste : c'est à ce moment-là en effet que s'opère le tournant
de son histoire personnelle et s'entreprend le rêve d'un grand destin.
Nous sommes alors en mars 1994 : chassé de la tribune de la LTDH
par une main qui lui arrache le micro - scène d'une violence
symbolique dont nous gardons une cassette VHS filmée par un professeur
d'histoire à l'université de Paris VIII - et projeté par son défi
au président déchu à la prison civile de Tunis, l'orgueilleux héritier
d'une tribu de poètes de Douz inaugure alors une descente aux
enfers ; puis par suite des sévices infligés, de la persécution
quotidienne une fois libéré, des humiliations de ses confrères et de son
exclusion de la faculté de médecine comme de son ostracisme de l'Ordre
des médecins, il s'éloigne dans un exil choisi en France.
Mais, d'une volonté de fer et d'une autodiscipline spartiate, ce joggeur
des bois de Paris est surtout un véritable coureur de fond : Il se
construit dans une ascèse une image charismatique de leader sur tous les
plateaux de télévision européens, anglo-saxons ou arabes, dans toutes
les ambassades et dans les officines qui s'intéressent à l'évolution de
la situation politique de la Tunisie, particulièrement en France.
Tiré en juillet 1994, des geôles de Ben Ali par le même locataire du
quai d'Orsay qu'un coéquipier du docteur Marzouki voue aujourd'hui aux
gémonies pour sa maladroite ingérence dans la souveraineté tunisienne,
notre francophile d'attachements personnels et professionnels, européen
de réseaux des droits de l'homme, pourra-t-il se convertir en dévot de
Qatar demain, dans sa bonne coopération avec le mouvement
Ennahdha ?
C'est à une personnalité brillante, complexe, presque inclassable et
parfois incontrôlable que l'Assemblée constituante devrait confier les
rênes de la République dans un régime réellement présidentiel où le
docteur Moncef Marzouki entend bien détenir de vraies prérogatives et
non pas n'être que la potiche d'un régime parlementaire. Pour ne pas
rater cette opportunité inespérée, il s'allie (en 2003 ?) au
mouvement Ennahdha dont de 1990 à 1994, en tant que président de la
LTDH, il défendit les militants embastillés mais dont aujourd'hui il
cautionne implicitement la remise en question d'un certain nombre de
lois, acquis civilisationnels de la République tunisienne : le
discours Nahdhaoui remet en cause en effet les droits de l'enfant, les
lois sur l'adoption, l'attribution du patronyme à l'enfant naturel et
l'interdiction de châtiment corporel sur les enfants. Or, le docteur
Moncef Marzouki, empêché de quitter la Tunisie, n'avait-il pas fait
lire par sa toute jeune fille, à la tribune d'une instance onusienne à
New-York, son plaidoyer contre la falqua ?
Plus sérieusement, n'est-ce pas aussi sous sa présidence de la LTDH que
fût envisagée la consécration du Code du statut personnel par son
inscription dans la Constitution ? Ces mêmes féministes qui
tentèrent cette avancée prirent le risque, à l'arrestation du docteur
Moncef Marzouki, de lancer une pétition nationale de femmes contre le
système Ben Ali dont elles refusaient « d'être l'alibi ».
Traitées de « poignée de Pé... » par le président déchu qui
avait la langue bien verte, elles le payèrent individuellement,
particulièrement Madame Souhayr Belhassen, aujourd'hui présidente de la
FIDH, qui fût « déménagée » de son poste de directrice de
Canal Horizon à Tunis. Cette fronde des femmes démocrates, c'est par
solidarité avec le docteur Marzouki qu'elles l'ont déclenchée, elles qui
poursuivirent une forme de lobbying auprès de groupes de pression
jusqu'à sa libération.
Avec ce sens de l'honneur qui le caractérise, le docteur Moncef Marzouki
saura-t-il être redevable envers ces camarades d'hier qui
l'accompagnèrent, envers leurs filles qui ressemblent à ses filles, dans
cette gouvernance qui lui échoit aujourd'hui et que son allié Ennahdha
préfigurerait comme une sorte de Califat, sinon dans la lettre explicite
mais dans un esprit si attentatoire aux droits des femmes ?
Un autre bon docteur, Mustapha Ben Jaafar, sait lui aussi que nous
sommes témoins de sa trajectoire. Après une dispute de charretiers qui
n'honore personne autour du fauteuil présidentiel que le docteur Ben
Jaafar ne pourra plus briguer au vu de son âge, cet autre médecin
obtient la présidence de l'Assemblée nationale constituante. Tout ça
pour ça, se dit-il peut-être, tant furent âpres les marchandages et
sonores les claquements de portes. Ce Beldi aux bonnes
manières, presque patelin, de formation et de culture françaises,
raisonnablement moderniste, à la rhétorique séculière sans être vraiment
laïque, assumera-t-il une présidence capitale dans la veine d'un
bourguibisme amendé de démocratie par son mentor Ahmed Mestiri, qui fût
lui-même l'élaborateur de la première Constitution tunisienne ?
Jusqu'où ce chef d'un mouvement de centre gauche, affilié à
l'Internationale socialiste, pour qui France 24 semble avoir voté,
pourra-t-il faire des concessions au parti majoritaire Ennahdha et lui
résister sur l'essentiel, c'est-à-dire le socle de valeurs de la
tunisianité ? Cédera-t-il du terrain sur la question des droits des
femmes, lui qui participait toujours au premier rang au meeting de ses
camarades, ses alliées, ses amies féministes, celles dont il déclara un
jour sous les auspices de la LTDH « Mazèl famma rjel fil
bled » (il y a encore des hommes dans ce pays) ?
Que n'a-t-il osé réclamer, pour sa tête de liste de Zaghouan, madame
Bochra Belhadj Hmida, ex-présidente de l'Association des femmes
démocrates, le poste de ministre des Droits de la femme, poste qu'elle
occuperait plus courageusement que l'actuelle ministre madame Lilia
Laabidi, et certainement de manière plus judicieuse que madame Souad
Abderrahim ? Sans doute, ne faut-il pas trop pousser le bouchon
avec l'Émir Ghannouchi...
Nos deux bons présidents-docteurs ont pris un risque car, comme dit le
proverbe, « pour souper avec le diable, il faut une longue
cuillère ». Espérons qu'il ne leur restera pas que des miettes.
En tout cas, ce souk aux ministères devrait prendre fin de toute
urgence. Sur les ondes des radios, les auditeurs jettent déjà le
discrédit sur ces lamentables enchères : un million de chômeurs
piétinent aux portes de l'emploi, un Tunisien sur cinq, et dans la Tunisie
profonde où le feu a pris, un jeune sur deux « tient le mur ».
L'investissement étranger a régressé de 35%, des centaines d'entreprises
ont mis la clef sous la porte ; les touristes décommandent leurs
réservations, quoi qu'on en dise, et est-on vraiment parvenu à 70% des
recettes par rapport à l'an dernier ? Notre balance des paiements
accuse un déficit de 5.7% de PIB car nous ne produisons plus et nos
rares exportations voient le marché européen se fermer. Les capitaux en
circulation se font si rares que la Banque centrale est obligée
d'injecter des liquidités sur le marché. L'inflation s'envole, comme en
témoigne le panier de la ménagère. Les mouvements sociaux s'amplifient,
spontanés ou manipulés. Le réflexe de « chaab
yourid » allume encore bien des passions.
Depuis le 9 novembre, nous sommes en quelque sorte dans une forme de
vacance du pouvoir. Il est temps que ce gouvernement « d'intérêt
national », de « salut public », se mette à l'oeuvre.
Les présidents-docteurs ont choisi d'y collaborer, ils vont évoluer sur
le fil du rasoir en acrobates entre leurs engagements passés et leurs
accords actuels. De l'opposition, leurs ami(e)s d'hier les soutiendront
dans toutes les avancées démocratiques qu'ils prôneront et les
contesteront dans tout ordre moral qu'ils prêcheraient.
Plus tard, quand ils se seront sortis de ce traquenard, dans leur
terrasse sur le Golfe de Gammarth, ou sur le golf d'El Kantaoui, ils
pourront méditer cette sagesse de Montaigne : « si haut que
l'on soit assis, on n'est jamais assis que sur son cul ».
Nadia Omrane
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