Fin de partie pour les
enfants naturels de Bourguiba
La Tunisie, considérée comme le laboratoire d'une démocratisation
expérimentale en terre d'Islam, vient de produire des leçons édifiantes.
Jeudi soir, après bien des reports, l'ISIE (Instance supérieure
indépendante pour les élections) a rendu les résultats officiels, qui ne
deviendront définitifs qu'après que tous les recours auprès du tribunal
administratif auront été examinés.
Il faut tout d'abord féliciter l'ISIE pour son patient et laborieux
accomplissement de ce premier processus électoral indépendant, au terme
duquel l'émotion de son président Kamel Jendoubi s'est confondue avec
celle de tout un peuple, pour l'histoire car c'est une vraie en-vie de
démocratie (dans cette orthographe du mot envie...) qu'ont manifestée
les citoyens tunisiens réduits à des morts-vivants pendant tant
d'années. Pourtant le taux de participation n'aura été que de 55% d'un
corps électoral évalué approximativement. Mais ce taux bondit à 80% des
électeurs qui se sont inscrits spontanément sur les listes électorales.
Devant un auditoire de journalistes dont l'enthousiasme bien sympathique
n'avait rien de professionnel et dans l'embarras amusé des membres de
l'ISIE devant un désordre bien à la tunisienne, l'Instance a informé de
sa décision courageuse mais chargée de risques pour la paix
civile : l'invalidation de 5 listes de El Aridha de Hechmi Hamdi en
raison d'irrégularités constatées et de la liste de France Sud de même
obédience dont la tête est un ancien responsable du RCD, parti de Ben
Ali.
Dans les minutes qui suivirent, l'inspirateur de ces listes, patron de
la chaîne de TV Al Moustaqilla, Hechmi Hamdi devait exprimer sur les
ondes d'une radio privée sa colère et son dépit, appelant toutes ses
listes à se retirer et refusant toute légitimité à l'Assemblée
constituante. Immédiatement, les premiers troubles sont annoncés à Sidi
Bouzid, ville d'origine de Hechmi Hamdi et ville emblématique s'il en
est. C'est Ennahdha qui est prise à partie (voir notre précédent
article). Il faudra être très attentif à la suite de cette affaire...
Les résultats du scrutin, que cet incident de parcours ne peut remettre
en cause, donne le mouvement Ennahdha vainqueur avec 90 sièges sur les
217 de l'Assemblée. Certes, des recours seront menés contre des présumés
harcèlements des électeurs par le mouvement islamiste. Il ne réduiront
pas le score ni n'effaceront les sourires goguenards des partisans
d'Ennahdha, pas plus qu'ils ne démentiront ce commentaire de Samir
Dilou, brillant avocat du mouvement islamiste : « ils n'ont
pas été de bons joueurs et les voilà mauvais perdants ».
Cette victoire s'explique d'abord comme une palme donnée au martyre des
chefs et des militants d'Ennahdha qui ont, dans les geôles de Ben Ali,
accompli une traversée de l'enfer.
C'est un vote de la radicalité et de la rupture avec un système, même si
des négociations ont pu être occasionnellement menées avec le pouvoir
déchu mais c'est aussi cela faire de la politique.
Les contestataires de la victoire soutiennent que ce mouvement a gagné
par la foi du peuple. Mais c'est précisément de cela qu'il s'agit. Le
parti Ennahdha n'est pas un parti madèni (civil), quoi qu'il en
dise, mais un parti religieux. Toute sa rhétorique, ses postures, le
prouvent, dont toute une sémantique puisée dans un référentiel
religieux. Il a su endosser, cultiver, exploiter la revendication
populaire, celle de la restauration de son identité arabo-musulmane
considérée comme abâtardie par la classe politique de l'ancien régime.
Cette thématique fondamentale fut au coeur des discours électoraux de
l'écrasante majorité des 1500 listes nahdhaouies ou autres. Elle trace
la ligne de failles qui cliva la campagne et sépare désormais les
vainqueurs des vaincus. Ceux-là qui prônèrent la laïcité sont encore
loin d'être prophètes dans leur pays.
Les mêmes contestataires du succès d'Ennahdha font remarquer que
l'argent fut le nerf de sa campagne et laissent entendre que ce
mouvement aurait pu recevoir des subsides des pays du Golfe. Il faudra
le prouver. Mais on peut aussi dire que les militants de ce parti,
disciplinés au point de cotiser régulièrement d'un pourcentage de leurs
revenus personnels, ont surtout payé de leur personne et se sont
investis dans la proximité d'une population en souffrance, participant
aux grands moments de sa vie, naissance, circoncision, mariage, deuil
ainsi que dans tous les soucis du quotidiens, en militants
« organiques » (au sens gramscien) qui ne pouvaient
qu'escompter un tel retour sur investissement. Mais Ennahdha aussi est
un parti des classes moyennes, et même des beaux quartiers de Tunis,
bourgeoisie qu'on aura vue se couvrir, hanter les mosquées et préférer
les trawih aux festivals ramadhanesques.
En revanche, l'opposition à Ennahdha, parfois qualifiée
« d'opposition décor », n'a ferraillé que mollement contre
l'ancien régime. Sa mouvance préféra souvent un « entre nous »
dans le confort des colloques, la frivolité des cocktails, l'entregent
des salons des ambassades et de la bonne société civile internationale.
Elle ne s'éveille qu'aux élections et ne mouilla véritablement la
chemise que récemment, réalisant que l'heure était grave.
Une sociologie électorale plus précise rendrait compte des territoires
électoraux des uns et des autres. Il suffira de relever que le Pôle
démocratique moderniste n'aura eu de sièges que sur le grand Tunis et
même pas à la Manouba, le meilleur de ses représentants, Ahmed Brahim,
Secrétaire général d'Ettajdid, remportant le maximum des voix (près de
19000), sans doute parce que cet homme du terroir continue à incarner le
canal historique du socialisme tunisien.
Les valeurs modernistes d'ouverture politique et culturelle ne sont pas
portées que par le Pôle démocratique moderniste. Mais tous les candidats
de partis ou indépendants qui s'en font les chantres ont recueilli des
scores très minoritaires (Afek Tounes, Parti libéral maghrébin) ou ont
carrément perdu la partie (Doustourna). Enfin, faisant aussi partie de
la carte politique, les élus d'El Moubedra (l'alternative) de Kamel
Morjene, remportant 5 sièges dans son bastion sahélien, ne sont-ils pas
aussi, d'une certaine manière, des modernistes ?
À l'inverse, les partis qui se sont rapprochés du coeur de cible
d'Ennahdha ont tiré leur épingle du jeu. C'est évidemment le cas du
Congrès pour la république (CPR, 30 sièges), dont le chef charismatique
Moncef Marzouki prolonge une forme de Yousséfisme (qui valut à son père
de mourir en exil au Maroc) mâtiné d'arabo-islamisme dans l'air du
temps ; il est brillamment secondé par des figures de la même
appartenance, parmi lesquelles les tribuns Sami ben Amor et le
remarquable avocat Mohamed Abbou.
C'est aussi le cas du mouvement Ettakatol (FDTL) du docteur Mustapha Ben
Jaafar, issu d'un Néo-Destour tendance Mestiri, c'est-à-dire démocratisé
et ayant évolué au fil du temps et des aléas vers une sorte de centre
gauche proche de l'Internationale socialiste mais flirtant avec le
conservatisme. C'est ce glissement vers la droite qui explique sans
doute pour beaucoup son succès (21 sièges) : à preuve, la seule
tête de liste d'Ettakatol qui a échoué tout en étant une personnalité
nationale est la militante féministe Bochra Bel Hadj Hmida,
ex-présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates
(ATFD) : sa vibrante défense de l'égalité devant l'héritage
(proposition sur laquelle le programme d'Ettakatol ne s'est
opportunément pas prononcé...) lui aura sans doute plus coûté que sa
maladresse commise avant le 14 janvier !
Ennahdha est le faiseur de rois. On peut supposer que des consignes ont
pu être données pour que certaines voix de son mouvement se déportent
vers des formations « proches » et prêtes à une bonne
coopération. À l'inverse, on peut admettre que les formations jusqu'ici
ambivalentes dans leur discours et leur parcours aient pu perdre pied à
partir du moment où elles se sont dressées contre Ennahdha : ainsi
en va-t-il du Parti démocrate progressiste (PDP, 17 sièges) et de son
chef Ahmed Néjib Chebbi, même si sa défaite peut s'expliquer aussi par
sa participation au premier gouvernement de transition et surtout par sa
campagne présomptueuse soutenue par les milieux d'affaires.
Mais c'est tout une classe politique, des réseaux d'appartenance, un
système, que ces élections emportent dans une débâcle annoncée pour ceux
que nous appellerons, dans le sillage d'un sociologue, « les
enfants naturels de Bourguiba » : naturels parce qu'ils n'ont
jamais été légitimes ou reconnus, ni par ce père fouettard que fut
Bourguiba, encore moins par ce chef de gang que fut son successeur.
C'est à leur ombre qu'ils survécurent, en privilégiés et héritiers
malheureux d'un système dans lequel ils refusaient de se reconnaître
mais qu'ils n'ont jamais véritablement remis en cause.
Porteurs des valeurs universalistes des libertés publiques et des droits
de l'homme, mais surtout des libertés individuelles, défenseurs du libre
arbitre de chacun(e), du droit de disposer de son corps, du respect de
la différence sexuelle et porte-drapeau de la liberté de conscience, ils
se retrouveront marginalisés, ghettoïsés dans une démocratie conçue
uniquement comme la loi de la majorité sortie des urnes, et non pas
comme une philosophie moderniste et progressiste.
Certes, le mouvement Ennahdha cherche à rassurer et proclame la garantie
d'un certain nombre d'acquis de la société tunisienne, dans le cadre de
la loi. Mais c'est la base qui, portée à la surenchère dogmatique, fera
le job du rappel à l'ordre moral base de ce scrutin, qui sanctionnera
voire pénalisera toute échappée individuelle hors du consensus sociétal.
Optimistes, certain(e)s assurent qu'ils entreront dans une résistance,
pied à pied, pour les acquis d'une identité tunisienne plurielle et
joyeuse. Mais on peut craindre que les enfants de cette génération
orpheline ne cherchent plus sûrement à retrouver, dans un exil forcé
sous d'autres cieux, les chemins de la liberté. C'est la principale
leçon de cette démocratisation expérimentale dans une Tunisie
laboratoire sous observation américaine : leurs parents, qui
n'auront pas su défendre les valeurs qu'ils leur auront inculquées, font
déjà partie de l'Histoire.
Nadia Omrane
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