Hamadi Jebali chef du
gouvernement : pour quelle gouvernance ?
Mardi soir, sur une radio privée, Hamadi Jebali, Secrétaire général du
Mouvement Ennahdha, annonce sa désignation comme chef du prochain
gouvernement transitoire tunisien. Cette nomination lui apparaît comme
automatique, logique, attendue dans les deux cas de figure d'un régime
parlementaire (non encore institué à ce jour) : il serait le
candidat naturel choisi dans la formation qui a remporté le plus large
score aux élections (à cette heure-là, Hamadi Jebali soutient que le
score d'Ennahdha est au moins de 42%, sans doute davantage avec au moins
92 sièges !) ; et a fortiori le candidat d'une coalition
majoritaire rassemblant Ennahdha et le CPR, soit déjà près de 60% des
sièges, c'est-à-dire la majorité absolue, sans parler d'un éventuel
renfort du Forum démocratique pour le travail et les libertés
(Ettakatol).
On apprend au même moment, sur d'autres ondes, que Mustapha Ben Jaafar,
leader d'Ettakatol, se porte candidat à la présidence de la République,
information tout à la fois démentie par des proches de Mustapha Ben
Jaafar et confirmée par d'autre sources belge et francaise, dans un halo
flou, spécialité du docteur Ben Jaafar.
Harcelé par une journaliste fascinée et frémissante, avide de scoop et
buvant les paroles de Hamadi Jebali, ce dernier se replie derrière les
prérogatives dévolues à la seule Assemblée constituante pour choisir le
nouveau président de la République. Néanmoins, le nouveau Premier
ministre donc, qui normalement, selon un pacte préétabli entre toutes
les formations politiques, devrait être désigné par le nouveau président
de la République (et non pas le contraire), se laisse fléchir devant
l'insistance de la jeune femme et glisse quelques noms : Le Docteur
Ben Jaafar, « Si Moncef » (Marzouki bien sûr), qui ont fait
tous deux, toute l'après-midi de mardi, le siège du local d'Ennahdha
(soit disant pour évaluer les problèmes économiques du pays) ainsi que
Béji Caid Essebsi et même... Abdelkrim Zbidi (!?, avons-nous bien entendu le nom de
l'actuel ministre de la Défense ?), pour élargir la palette.
Le lendemain matin, sur la même radio, le président d'Ennahdha Rached
Ghannouchi, qui n'aspirerait à aucune fonction officielle, rajoute
quelques noms : Ahmed Mestiri, Mustapha Filali, Ahmed Ben Salah,
tous pratiquement nonagénaires, ainsi que Béji Caid Essebsi qui aurait
eu suffisamment d'honneur et qui serait très estimable pour sa manière
d'avoir conduit la transition démocratique jusqu'aux élections !
Comprenne qui voudra, sachant que Béji Caid Essebsi se dit disponible
pour cette fonction suprême dans l'intérêt de la nation. Déjà Sihem Ben
Sedrine s'insurge, en direct, interpellant Hamadi Jebali en
français : « vous n'allez pas encore nous "refiler" Béji Caid
Essebsi ! », ce à quoi Hamadi Jebali ne prend même pas la
peine de répondre.
Tout de même, il serait bien pratique, Béji Caid Essebsi, à continuer de
piloter le prochain nouveau et presque identique gouvernement de
transition. Car Rached Ghannouchi précise que les ministres actuels
« propres » pourront être gardés, y compris les ministres de
l'Intérieur et de la Défense. Du moins ces deux-là sont suggérés par les
journalistes. À voir...
En tout état de cause, c'est à la gestion de la crise économique et
sociale, du chômage, de la cherté de la vie, de la réforme fiscale, de
l'endettement, des grèves, des sit-in et des coupures des routes
éventuelles, que devra s'atteler prioritairement le gouvernement de
Hamadi Jebali. Or pour cela, il faut bien de l'expertise, de
l'expérience, l'inscription dans une continuité des affaires, comme il
faut faire figure avenante, inspirer la confiance auprès des bailleurs
de fond pour récupérer les aides financières promises. Qui à ce
gouvernail serait mieux placé que Béji Caid Essebsi, au moins la durée
de cette transition ? D'autant qu'une tendance se dessine, du côté
des adversaires politiques d'Ennahdha, sous l'inspiration de Ahmed Néjib
Chebbi, de mettre ce parti largement vainqueur face à ses vraies
responsabilités, celles de la gouvernance d'un État en faillite sur
laquelle le peuple le jugera.
Le mouvement Ennahdha cherche à contourner la difficulté en parlant de
gouvernement d'union nationale ou de gouvernement de technocrates. Mais
au Premier ministre Hamadi Jebali et aux élus nahdhaouis reviendra le
pilotage politique : définir les grandes lignes, apurer les
appareils administratifs, policiers, etc. et procéder à la rédaction de
la nouvelle Constitution.
Pour l'heure, les chefs d'Ennahdha s'attachent à rassurer une opinion
inquiète d'un basculement des bases sociétales de la République
tunisienne, jusqu'ici moderniste et civile
(madenia), laïcisante ou séculière. Ils réaffirment le traitement
uniquement politique des affaires d'ici-bas, privées ou publiques, sur
la base du respect des libertés publiques et individuelles et des droits
de l'homme. Cependant, le référentiel de Hamadi Jebali n'est pas les
Conventions internationales mais les Sourat et les Hadith - El
Qoran howa doustour kbir - dont sa parole est truffée.
Dans le détail, des exemples sont donnés dans la vie pratique :
chacun(e) sera libre de s'habiller comme il veut, de vivre à sa
convenance, de boire de l'alcool y compris dans l'hypothèse border
line
de bar à domicile (« la kadar Allah », que Dieu nous en
garde). Bien évidement, Ennahdha ne touchera pas au Code du statut
personnel (ce qu'il s'évertue à répéter depuis des années), il n'y aura
pas de polygamie (découragée d'une certaine manière par l'Islam) et le
divorce ne sera pas remis en question. Bien entendu, la femme pourra
travailler et occuper des fonctions politiques : d'ailleurs
n'est-ce pas grâce à Ennahdha qu'il y aura 50% de femmes de ce seul
mouvement, au minimum une quarantaine de femmes, au sein de l'Assemblée
constituante (Ennahdha ayant gagné dans chaque circonscription au moins
deux, sinon quatre sièges) et toutes ne seront pas voilées !
Hamadi Jebali donne sa propre vie familiale en exemple tandis que Rached
Ghannouchi rassure sur leur droit à manifester pacifiquement les
manifestants de Aataqni, (« libère-moi ») - et non pas de
Aataqni (« rejette-moi dans le passé »), ironise le chef
historique d'Ennahdha qui n'est pas dupe de ce jeu de mot.
Que demande donc le peuple ? C'est bien là la question. Car comment
réagira un gouvernement nahdhaoui si ses électeurs donnent dans la
surenchère islamiste, réclamant, au besoin brutalement, plus d'Islam,
c'est-à-dire dans leur esprit plus d'interdit ? La base électorale
d'Ennahdha n'est pas faite que de citoyens instruits, issus de classe
moyenne ou d'un peuple digne et juste, mais elle comporte aussi beaucoup
de gens ignorants, frustes, beaucoup d'analphabètes et un bon nombre de
rigoristes, salafistes ou autre, agissant sous la pression de lobbies
extérieurs étrangers à l'identité tunisienne. Du reste, les questions
sensibles, celles touchant à la mixité, à la reproduction et à la
sexualité, au libre arbitre en général, pas plus que le détail d'autres
codes sociaux, n'ont pas été évoquées. Mais Ennahdha se proclame
respectueux de la différence et de la liberté de conscience. C'est en
situation que chaque profession de foi se vérifiera.
La priorité va aux problèmes économiques et Hamadi Jebali souligne
l'immense eldorado libyen à faire reconstruire par les compétences
tunisiennes, il faut le dire sous la férule charaïque du chef du CNT
Mustapha Abdejelil. Et pendant son intervention, le chef du Hamas,
Khaled Mechal, lui adresse ses vives félicitations, apportant ainsi à
Ennahdha la caution de ce mouvement palestinien qui viens de faire
libérer plus de 2000 prisonniers palestiniens en Israël, reprenant ainsi
la main sur l'autre autorité palestinienne.
Ainsi, tandis que notre prochain chef du gouvernement tient à rappeler
sa dernière visite aux USA en porteur d'une autre image de l'Islam
politique contre tous les terrorismes, il dresse du même coup, par cette
offre politique alternative d'Ennahdha, le nouveau cadre géoculturel de
la République tunisienne, loin de l'Europe à laquelle la Tunisie était
jusqu'ici arrimée.
Nadia Omrane
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