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Vous avez dit : « I love Tunisia » ?

La campagne de relance du tourisme tunisien sous le slogan publicitaire « I love Tunisia » a fait un flop : dans une très récente conférence de presse, la fédération tunisienne du tourisme et celle des agences de voyage ont déclaré sinistré ce secteur sur lequel repose l'économie tunisienne et qui fait vivre 400 000 familles. Les responsables ont avancé le chiffre de 60% de déficit dans les réservations, qui ne traitent plus aujourd'hui par groupes mais par clients individuels. La clientèle italienne habituelle se trouve réduite de 90%, du fait probablement de la prise d'assaut de Lampedusa. De nombreux hôtels restent fermés : ainsi pour Djerba-Zarzis, sur 96 hôtels, 27 n'ouvriront pas cette année et la compagnie Marmara rassemble tous ses clients dans son seul hôtel de Dar Djerba, laissant trois autre hôtels fermés. Sur Sousse El Kantaoui, 31 unités hôtelières sur 104 n'ouvriront pas. Des faillites sont annoncées avec les licenciements qui s'ensuivent : pour la seule région de Sousse El Kantaoui, le président de la fédération annonce que 5 000 emplois sur 27 000 vont disparaître et que 7 000 autres sont sous la même menace.

Les campagnes de sensibilisation au coup par coup et dans « l'affolement », selon les responsables du secteur, n'ont rien donné. La clientèle étrangère n'est pas rassurée par une transition démocratique qui piétine et par une insécurité que montent en épingle les médias et que manipulent probablement certaines parties. D'autre part, les promoteurs hôteliers se plaignent du manque d'encouragement concret de l'État qui, disent-ils, a jeté l'argent par les fenêtres dans des campagnes publicitaires vaines de plusieurs dizaines de milliards. Ils se plaignent encore plus de la faible assistance des banques peu enclines à donner des rallonges de crédits. Les temps sont révolus où ces débiteurs privilégiés des banques, comme le sont tout autant les patrons des agences de voyage ou les promoteurs immobiliers, obtenaient des largesses complaisantes qui faisaient d'eux en échange la base sociale de l'ancien régime.

La clientèle tunisienne est appelée à la rescousse, à défaut de la clientèle algérienne (un million de touristes algériens par an) qui préfère les locations privées. Au Tunisien, une semaine pour un couple et deux enfants en bas âge, dans un hôtel trois étoiles, reviendrait de 700 à 1200 dinars contre 199 euros la semaine par personne, à partir de la France (bien que ce dernier tarif soit un prix d'appel et qu'en fait les tarifs sont plus élevés que ces prix promotionnels affichés par la publicité). Mais les Tunisiens resserrent les cordons de leurs bourses, ils sont moins prêts à la dépense, inquiets de ce que leurs salaires pourraient, un de ces mois prochains, ne plus leur être versé.

Depuis des années, les classes moyennes dont le niveau de vie s'était élevé et qui, de ce fait, soutenaient un régime les encourageant de mille et une petites manières, se sont effondrées. La cherté de la vie se vérifie chaque jour au panier concret de la ménagère et non plus au panier virtuel de l'Institut national des statistiques. Dans les derniers jours du mois d'avril, des cadres de cette institution mettaient en cause, dans une tribune publiée dans le journal La Presse, les manipulations des chiffres. C'est donc sans grand étonnement qu'on apprend par le ministre des Affaires sociales qu'un Tunisien sur quatre vit sous le seuil de pauvreté : néanmoins, provoquant l'émoi, ce taux de 24.5% fit immédiatement l'objet d'une querelle d'experts. Car, pendant des années, le « miracle tunisien » qui faisait accepter la dictature reposait sur un taux de pauvreté ramené à 3.8%.

Aujourd'hui, le ministère des Affaires sociales soutient que ce dernier taux de 3.8% est calculé sur la foi d'outils statistiques préconisés par la Banque mondiale, instrument « très critiqué », et qu'il renvoie au seuil de pauvreté absolu (moins de 2 dollars par jour et par habitant), enfin qu'il est relatif à la dernière enquête de l'Institut national des statistiques sur la consommation des ménages, en date de 2005. Ancien expert du BIT, le ministre des Affaires sociales persiste et signe sur la base des dossiers de demandes d'allocations qui échoient à son ministère, c'est-à-dire sur la base d'expertise de terrain. Il s'agit sans doute d'une querelle de référentiels : ainsi en Europe le seuil de pauvreté est ramené à l'équivalent des deux tiers du SMIG, tandis que les derniers calculs donneraient en Tunisie un taux de pauvreté de quelque 11%. Cette querelle de clercs n'empêche pas d'appréhender un plongeon dans la pauvreté des plus démunis et une précarisation des classes moyennes que devrait aggraver davantage la chute vertigineuse de 3.5% du taux de croissance.

C'est pourtant à l'autre extrémité de l'échelle sociale que pleuvent les récriminations. L'UTICA vient de partir en guerre contre le commerce informel dont l'étalage sauvage faisait plier boutique à bien des petits commerçants et défigurait le centre ville de Tunis et d'ailleurs, tout en faisant le bonheur des citoyens appâtés par cette marchandise de contrebande à des prix défiant toute concurrence. La police vient de mettre fin à cette aubaine et donner raison à l'UTICA. Mais cette organisation patronale s'en prend aussi à l'amnistie des chèques sans provision accordée pour tout délit d'avant le 14 janvier par le gouvernement Ghannouchi en mal de popularité. On comprend parfaitement que cette générosité envers les uns, délinquants d'une ou plusieurs fois, constitue un terrible manque à gagner pour les victimes des escroqueries, en général commerçants et entrepreneurs. L'UTICA tente de rétablir donc une forme de justice mais le gouvernement rétorque que cette amnistie a fait l'objet d'un décret-loi publié au journal officiel.

Or, on sait ce qu'on peut faire désormais d'un décret-loi publié au journal officiel, si l'on s'en tient à la manière dont l'Instance supérieure pour les élections s'est servie comme fond de poubelle du décret-loi portant élection de l'Assemblée constituante pour le 24 juillet, paraphé par le chef de l'État le 20 mai et publié au JO le 24 mai ! Voilà le genre de précédent qui risque de devenir un cas d'école sur lequel plancheront les juristes. En attendant, à coup de dizaines de milliards, l'Instance supérieure pour les élections commence à installer ses sections dans tout le pays et met en branle le processus électoral dont elle est chargée, par la loi électorale, « d'élaborer le calendrier » et non pas de « fixer la date », ce qui fait une grande différence car fixer une date d'un événement historique d'importance, c'est poser un acte solennel (et non pas un mécanisme technique) sous les auspices d'une autorité légitime et d'un consensus national. Minimisée, cette mission - ainsi que les autres tâches pré-électorales qui auraient dû faire l'objet de modalités d'application de la loi électorale - a été dévolue très confusément à l'Instance pour les élections, à laquelle la Haute instance de Yadh Ben Achour semble avoir refilé «  la patate chaude » de l'organisation des élections, tout en gardant un oeil supérieur sur ce processus historique. Dès lors, c'est sur l'Instance pour les élections que se déplacent les critiques et non pas sur l'instance-mère du professeur Ben Achour.

Tout cela fait désordre et appesantit une atmosphère déjà lourde d'incohérence, de cafouillage, d'improvisation : nous voilà embarqués dans une élection problématique pour décider d'une nouvelle Constitution alors qu'il eût été tellement plus simple de toiletter notre bonne veille Constitution de 1959, de l'épurer de toutes ses déviances. Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué, n'est-ce pas ?

En tout état de cause, le temps est suspendu, les parties reste mutiques et dix jours viennent de passer depuis la grande discorde du report de la date sans que nul ne sache quand auront lieu les élections ! La classe politique et le gouvernement sont à la recherche d'un consensus introuvable, rompu par le fait de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, selon une très grave accusation du mouvement Ennahdha qui vient de claquer la porte de cette institution. Le mouvement islamiste n'en perd pas pour autant de la visibilité, reçu en grande pompe et force congratulation par le directeur de la chaîne Hannibal TV qui servit si bien l'ancien régime et pense peut-être se placer pour le prochain ! Ennahdha donne aussi une retentissante conférence de presse sous le signe de colombes et de rameaux d'oliviers pour consacrer paradoxalement sa rupture. Donné au lendemain de l'annonce de la création d'un pôle unitaire démocratique et moderniste, ce démarquage public d'Ennahdha est-il le signal du défi de son ébranlement solitaire vers la conquête du pouvoir ?

Par petites touches feutrées, le climat politique s'assombrit. L'été est pourtant joli en Tunisie. Bien que la sécurité a été ramenée à grands renforts de soldats, que les examens nationaux ont lieu sous une surveillance militaire, que les tanks de l'armée protègent le ministère de l'Intérieur et bien que Metlaoui décompte désormais plus de 10 morts au bout des fusils, les vacances prochaines détendent la population de son malaise diffus. Les festivals d'été sont confirmés, mais en salles climatisées et non plus dans l'amphithéâtre romain d'où peut-être quelque Spartacus tunisien pourrait déchaîner une révolte d'esclaves. Les noces estivales, grandes affaires des Tunisiens, uniront peut-être cette année des amoureux branchés qui se seront connus sur Facebook et aimés sous les tentes de la Kasbah. Le temps des cerises n'appartient pas qu'aux Communards. N'avons-nous pas dit « I love Tunisia »...

Nadia Omrane

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