Report des élections sous forme de « coup d'État »
La Haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution
a-t-elle accouché d'un petit monstre en l'Instance supérieure
indépendante pour les élections (ISIE) ? Celle-ci vient en effet de
décider le report au 16 octobre des élections prévues par un décret
signé par le chef de l'Etat le 20 mai et publié au journal officiel de
la République le 24 mai, soit dans le délai réglementaire de deux mois
avant la date de ce grand rendez-vous démocratique qui avait déjà été
annoncé le 2 mars par le chef de l'État et jamais véritablement remis en
question, même confirmé par le Premier ministre (pour la dernière fois
sur le perron de l'Élysée il y a quelques semaines) et par Yadh Ben
Achour (pour la dernière fois au cours d'une rencontre associative à El
Hamra le 21 mai) et cela malgré quelques réserves, quelques hésitations
et cafouillages.
Cette décision constitue donc au sens étymologique une forme de coup
d'État, c'est-à-dire une forme de subversion du pouvoir du président de
la République et de son gouvernement. Il s'agit évidemment d'une
interprétation extensive dans la mesure où aucune autorité n'est
actuellement tout à fait légitime.
Cette instance supérieure pour les élections aurait dû être à l'origine
une commission technique stricto sensu, experte dans l'organisation
d'élections et dont la haute moralité, l'absolue intégrité et la
rigoureuse indépendance auraient été vérifiées. Le problème c'est que,
comme d'habitude, on s'est soucié en créant cette instance de satisfaire
les uns et les autres dans une représentativité associative de treize
membres plus trois magistrats (car on se souvient du problème surgi avec
l'association des magistrats).
Il s'agit d'une instance élue par ce mini parlement qu'est devenue au
fil de son évolution biscornue la Haute Instance pour la réalisation des
objectifs de la Révolution, en elle-même sans grande légitimité mais
finalement reconnue par tous dans une situation exceptionnelle.
L'instance supérieure pour les élections est dite
« indépendante » et l'on devrait du reste publier dans la
presse les CV de ses membres pour se faire une idée de leurs
trajectoires.
À défaut de pouvoir identifier l'appartenance de chacun, trois d'entre
eux à notre connaissance sont plus ou moins proches de Ettajdid, ce qui
n'est pas en soi un reproche mais à l'heure où entrent en compétition
déterminante des projets de société qui vont être défendus à l'Assemblée
constituante, le sens du mot « indépendance » est à préciser.
Le président de l'ISIE est Kamel Jendoubi, résident tunisien en France
depuis des décennies, reconnu pour sa défense des libertés publiques et
des droits de l'homme qui lui valut de ne pouvoir rentrer dans son pays
du temps de l'ancien régime, puis il devint le président du REMDH, une
fédération associative euro-méditerranéenne liée aux problèmes des droits, des libertés et de
l'immigration, dans le cadre de laquelle monsieur Jendoubi ne s'est pas
fait que des amis. A-t-il d'ailleurs, pour affirmer son indépendance,
suspendu sa présidence de cette organisation ?
Les membres de l'ISIE, quelle que soit leur compétence dans leurs champs
professionnels respectifs, ne sont pas connus pour leur expérience de
l'organisation des élections mais peut-être sont-ils aidés par d'autres
experts. En tout cas ils devaient se sentir outillés pour présenter,
armés d'une feuille de route en 28 points, un argumentaire pour le
report des élections à la date du 16 octobre.
« Petit monstre » deviendra grand puisque, selon les
déclarations de Kamel Jendoubi à une radio nationale,
« l'instauration » de cette instance forcément supérieure
(pourquoi pas son intronisation pendant qu'il y est) demandera un mois
et demi. Les autres arguments sont convaincants ou réfutables selon les
attentes de chacun, la position dans le rapport de force électoral, et
bien évidemment selon l'expérience en matière d'organisation
d'élections.
Cependant, l'échéancier avancé mêle plusieurs registres : ainsi la
difficulté à proposer des listes de candidats à la date du 2 juin (selon
le décret n°582 du 20 mai 2011 rappelé par monsieur Yadh Ben Achour) est
l'affaire de ces mêmes candidats qui en sont prévenus depuis
longtemps ! De même la régularisation de 400 000 cartes
d'identité est le problème de leurs titulaires, s'ils choisissent de se
comporter comme électeurs. Cet échéancier ignore par ailleurs, et de
manière scandaleusement condescendante, la qualité de l'état civil
tunisien qui reste tout à fait fiable, nonobstant les fraudes passées
dans l'établissement des listes électorales et qu'il s'agit bien
évidemment de corriger.
La question des résidents tunisiens à l'étranger (plus d'un million de
personnes) est en effet un problème important mais ceux-ci sont
normalement titulaires de cartes de résidents délivrées par les
consulats, et sont identifiés dans des bases de données informatisées.
Cependant, la récurrence de l'évocation de cette question par Kamel
Jendoubi pourrait indiquer des préoccupations plus spécifiques, à
l'heure où se joue particulièrement en France une compétition serrée
pour la tutelle sur l'immigration de la part d'associations et de
fédérations dont Kamel Jendoubi est proche. Il reste que les résidents
tunisiens à l'étranger ne doivent en aucune manière être exclus du
processus électoral.
Le problème de la formation des observateurs (ou plutôt assesseurs),
quelques 26 000, est également à prendre en compte. Toutefois, on
fera remarquer que plusieurs milliers de jeunes diplômés chômeurs se
montrent disponibles à cette formation comme le souligne ce témoignage
qui signale un comportement de la Ligue tunisienne des droits de
l'homme, déjà par le passé initiée au monitoring des élections, et qui
semble vouloir décourager des volontaires bénévoles extérieurs à la
LTDH. À ce propos, et en dehors de cette source qu'il faut vérifier,
au-delà de la LTDH, il serait bon de mettre définitivement un terme à
cette fâcheuse propension qu'ont certaines organisations de la société
civile à se conserver, comme une chasse gardée, le champ démocratique
qu'investit d'ailleurs, à juste titre et activement, le mouvement
citoyen.
La force de l'argumentaire de l'ISIE tient surtout à la référence aux
articles 27 et 35 du Code électoral, interprétés comme donnant à cette
instance toute liberté pour fixer la date et le calendrier du scrutin.
Une telle interprétation qui donnerait à l'ISIE une préséance sur le
chef de l'État et sur le chef du gouvernement pourrait bien engager une
bataille juridique, car elle pourrait faire jurisprudence.
Dans le même esprit, l'ISIE défend sa position en arguant du fait que
ces premières élections de la Tunisie post-révolutionnaire vont
constituer un modèle pour d'autres élections à venir, et donc il faut
réunir toutes les garanties de rigueur et de transparence. La mise en
place d'une telle exigence demande du temps, plus de quatre mois et demi
selon les calculs de l'ISIE qui sinon, même en travaillant jour et nuit,
n'y serait pas prête. Faudra-t-il remercier Kamel Jendoubi et les
membres de l'instance du sacrifice de leurs vacances d'été ?
Les arguments mis en avant peuvent être recevables mais c'est la forme
qui ne l'est pas et qui laisse ouvertes bien des questions. Ainsi
l'instance supérieure pour les élections ne semble pas s'être posé la
question de la continuité de l'État après le 24 juillet, date à laquelle
devrait prendre fin le pouvoir intérimaire du chef de l'État et du chef
du gouvernement. Va-t-on entrer dans une période d'instabilité, dans une
vacance de l'État à un moment où l'insécurité, réelle ou fantasmée,
inquiète les citoyens ? Rien que ces trois derniers jours,
protestations, sit-in, voire saccages ont mis en émoi les villes de
Kairouan (à propos du déplacement d'un chef de la sécurité), Bizerte (à
propos de l'arrestation de deux dizaines de criminels), les environs de
Sidi Bouzid (à propos de la visite sélective de membres du gouvernement),
Kébili (à propos de la réclamation de médecins spécialistes pour
l'hôpital), Tataouine (à propos de la revendication d'emplois dans les
champs de pétrole), etc., sans parler de la bataille rangée à Ras Jdir
entre l'armée tunisienne et des réfugiés qui s'est soldée par deux morts
et plusieurs blessés et sans parler de l'alarme pour des attentats
possibles prochainement à Tunis !
Cette insécurité, qui a surtout pour origine la crise économique et le
coup de force contre le choix du gouvernement de maintenir le 24 juillet
comme date du scrutin, survient au moment précis où le chef de ce même
gouvernement est au sommet du G8 à Deauville en train de plaider pour
une aide de 5 milliards de dollars par an sur cinq ans pour le
redressement économique de la Tunisie. Belle image d'un consensus
républicain que vient de donner l'instance supérieure pour les élections
en glissant une peau de banane à Beji Caïd Essebsi !
À propos d'argent, l'ISIE ne dit pas si une rallonge de 4 mois et demi
va requérir une rallonge de financement comme pour le tournage d'un
sitcom à rebondissement !
Pire encore, la décision de l'ISIE violente les deux formations les plus
structurées et les mieux implantées, le PDP et Ennahdha, qui se sont
déclarées catégoriquement opposées au report des élections, tout comme
d'autres formations plus petites telles le PSG de Mohamed Kilani, Afek
Tounes, l'Alliance nationale pour le progrès et la prospérité, ainsi que
le CPR, plus connu par son leader Moncef Marzouki, tandis que
Ettajdid et le FDLT renouvelaient leur attachement à la date du 24
juillet dans un message moins lisible.
En revanche, de petites unités partisanes formées hâtivement ne sont pas
prêtes pour le 24 juillet et ne le seront sans doute pas davantage dans
quatre mois. Quant au PCOT, il dit se satisfaire de n'importe quelle
date, après que Hamma Hammami s'est défendu d'avoir semé le désordre
pour obtenir le report des élections au mois d'octobre.
Pour leur part, la LTDH et l'UGTT qui devraient se tenir dans une forme
de réserve, se sont déclarées pour le report...
L'opinion publique manifeste depuis quelques jours sur les ondes
nationales son exaspération et son impatience à entrer dans une nouvelle
étape de légitimité républicaine. L'instance supérieure pour les
élections ne semble pas avoir entendu cette opinion, pourtant
« Echa3b yourid... ».
C'est donc une très lourde responsabilité que vient de prendre l'ISIE
par cette décision qui met tout le monde au pied du mur, bousculant un
consensus si fragile à maintenir et qu'il va falloir reconstruire.
Peut-être en définitive, au plan psychanalytique bien plus qu'au plan
technique et même politique, les membres de cette instance supérieure
pour les élections et ceux qui les assistent et les conseillent (dans
l'ombre ?) repoussent-ils ce rendez-vous démocratique historique de
peur de cette grande épreuve de vérité que seront les élections ?
Nadia Omrane
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