Le « boujadi » Farhat Rajhi, à l'origine d'un poujadisme tunisien ?
Monsieur Farhat Rajhi, ministre de l'intérieur (par accident) pendant
quelques semaines et actuel président (par compensation) du Haut comité
des droits de l'homme et des libertés fondamentales, vient de créer le
buzz sur le net, dont il prétend à présent ne pas connaître l'impact ni
la capacité de nuisance, après en avoir fait l'apologie dans son interview
filmée. En quelques heures jeudi, il avait déjà
près de 15000 fans et 12 pages Facebook de supporters prêts à organiser
son corps de défense place Jeanne d'Arc où se trouve le bureau de cette
instance officielle, créature de l'ancien régime pour concurrencer la
Ligue tunisienne des droits de l'homme.
Ce dit « monsieur propre », tout de même Procureur de la
République, est-il à ce point naïf, bahloul, pour donner une
interview à un journal en ligne inconnu de tous et dont le site se
trouve aujourd'hui comme par hasard désactivé alors qu'il fonctionnait
hier ? Véritablement, ne
se savait-il pas filmé, dans une prise de vue très nette en bonne
qualité d'image, aucunement flottante et dans un plein champ ?
Pouvait-il faire de telles confidences en « off », dans la
prétendue méconnaissance des « fuites » organisées par des
journalistes à la recherche de scoop et jamais étouffés par la
déontologie, car le croustillant du journalisme, c'est précisément le
« off », le reste étant langue de bois ?
Parlant à des journalistes, cet habitué du secret de l'instruction
pouvait-il s'exprimer « comme on parle à sa femme
dans sa salle de séjour », selon l'explication donnée par son ami
Maître Lazhar Akremi ? Était-il plus ministre d'intérieur que
ministre de l'Intérieur ? Heureusement qu'il a été dégagé !
Est-il seulement irresponsable et gravement léger pour chatouiller ainsi les
susceptibilités régionales, en dressant le Sahel contre l'intérieur du
pays : d'abord en enfonçant des portes ouvertes car tous les
politologues et sociologues savent que depuis 55 ans le pouvoir est aux
mains des Sahéliens et que la permanence de tout pouvoir est de se
continuer ; puis au mépris de la réalité d'un gouvernement
provisoire issu de toute les régions en attendant une Assemblée élue au
plan national ?
Cherchait-il directement la bagarre avec l'homme de l'ombre, Kamel
Ltaief, qui aussitôt éructa sur les ondes et à la télé, menaçant de
poursuites judiciaires non seulement Farhat Rajhi mais le journaliste
Sofiène Ben Hamida de Nessma TV ? Là encore, l'ancien ministre de
l'Intérieur dévoile un secret de polichinelle, quoi que s'en défende
Kamel Ltaief : tous les journalistes qui traversèrent les premières
années de l'ancien régime ont été gavés, dans les salles de rédaction,
de la toute puissance de cette éminence grise à qui l'on prête le grand
coup de main pour un coup d'État le 7 novembre 1987 ; tous les
observateurs de la scène politique tunisienne, les militants de partis
ou de la société civile, les intellectuels, le tout-venant savaient que
se diffusaient dans le landernau tunisien les rumeurs qui tenaient lieu
d'information sur l'empire de Kamel Ltaief et de sa traversée du désert
jusqu'à son retour fracassant, car ce serait faire injure à son
omnipotence que de ne pas lui reconnaître sa part dans la révolution...
Faudra-t-il faire parler les morts que nous devrions laisser en paix,
tels feu Mohamed Charfi, Dali Jazi et Hichem Gribaa ? Ou faudra-t-il
rouvrir la presse à scandale ou les livres-pamphlets de Nicolas Beau
qui, de Paris, relayèrent la parabole de son itinéraire - grandeur et
décadence de la douleur du pouvoir - à partir de tous les borborygmes
du ventre de Carthage, des raclures de bidet et des bruits de chiottes
qui ont nourri l'analyse politique de la situation tunisienne tandis que
l'âpreté de parvenus dépeçant le patrimoine excluait de cet accaparement
les candidats potentiels ou déjà sur le coup ! Une guerre de gangs,
en somme...
Enfin Farhat Rajhi déstabilise-t-il innocemment les institutions ?
Il accuse le Premier ministre de mentir, comme si l'on ne s'était pas
aperçu que Beji Caïd Essebsi bottait chaque fois en touche et pour ainsi
dire « mentait » par omission. Le président Chirac eut pour
surnom « super menteur » et l'icône Obama ne ment-il pas au
monde entier ? Toute la malice du politicien se condense dans
ces évitements et travestissements. Que monsieur Rajhi ait été forcé à
la « démission » pour ne pas lui faire perdre la face apparaît
aujourd'hui, après son coup d'éclat, comme une bonne chose. D'autant que
la façon dont il a distribué les visas aux partis politiques selon ses
dires, avec largesse au départ plus strictement ensuite, témoigne de sa
cohérence et son équité envers ces formations politiques...
Last but not least, il s'en prend à la seule institution qui fait
jusqu'ici le consensus national, par sa loyauté et sa protection des
citoyens. Quelles que puissent être les ambitions du général Rachid
Ammar, c'est lui faire un procès d'intention que d'insinuer qu'il
pourrait préméditer un coup d'État « à l'algérienne », si
d'aventure Ennahdha gagnait les élections. Jusqu'ici, le général Rachid
Ammar n'a pas pris le pouvoir qui était à portée de sa main, que chacun
lui offrait comme un fruit mûr, l'appelant comme un recours. Et puis un
scénario d'une armée garante de la civilité de l'État comme en Turquie
est de toute façon une option politique dans toutes les têtes et dans
toutes les bouches, sans qu'il faille l'imputer au général Ammar en
personne.
Et comme une cerise sur le gâteau, Farhat Rajhi oriente les regards vers
le voyage récent de Rachid Ammar au Qatar en accompagnement du ministre de la Défense
qui, tout professeur de médecine qu'il est, ne doit pas connaître
grand-chose aux affaires militaires : voilà que l'accusation
implicite de connivence avec l'ancien régime, quelque part au Qatar,
fait son chemin dans les esprits ! Calomniez, calomniez, il en
restera toujours quelque chose ! Mais comment, en objection, ne pas
soulever plutôt l'hypothèse que le général Ammar pourrait être allé
traiter de la question libyenne au Qatar, seul pays arabe entré dès le
départ dans la coalition avec l'OTAN contre le régime de Kadhafi ?
Toutes ces perfidies font-elles de Farhat Rajhi un « khbith »,
un bon père de famille retors, entré déjà en campagne électorale avec
« son manteau et ses lunettes », car ce Candide, qui ne
prétend rien connaître à la comm', a bien capté le fonctionnement
subliminal de ces attributs symboliques rassurants que sont « le
manteau et les lunettes » du bon père tranquille !
Du coup, les citoyens lui emboîtent le pas et le dépassent dans des
manifestations partout dans le pays dénonçant les basses manoeuvres des
politiques et l'immortalité du Politique !
Notre « boujadi » d'ex-ministre de l'Intérieur sera-t-il à
l'origine d'un poujadisme à la tunisienne ?
Nadia Omrane
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