Ces pouvoirs dont nous sommes otages
À tout seigneur, tout honneur : si(re) Beji Caïd Essebsi est un
beldi tombé dans la potion magique bourguibienne. Il nous a
refait le numéro en arabe dialectal dans le texte, joue au cabotin et se
plaît à lui-même. Il interpelle le journaliste qu'il reconnaît, charrie
une jeune femme qui le questionne et sombre dans la trivialité.
Sur le fond, il se montre plutôt positif envers le RCD, excroissance
maligne du PSD, ce vieux parti national dont il est lui-même issu :
aussi édicte-t-il que les responsables du RCD ne seront privés de leur
droit à l'éligibilité qu'à raison de la dernière décennie, avec prescription
(et blanchiment) pour les années antérieures. Pour le reste, il se moque
d'Ennahdha dont le leader aurait reconnu, après le 7 novembre 1987, Ben
Ali maître ici-bas après Dieu là-haut.
Il saupoudre son costume de Bourguibien laïque de paillettes coraniques.
En grand bourgeois, il met en garde grévistes et sit-inners
contre le découragement et le départ des investisseurs étrangers face au
charivari, et il s'émeut de la zizanie que la Tunisie introduit entre
les pays européens. Non, il n'ira pas chercher au fond de l'eau les
corps gonflés des noyés de l'exil économique car il « gouverne sans
état d'âme » (déclarait-il sur France 24).
Nous demandons au Premier des ministres (c'est là tout son
pouvoir d'une vague légitimité !) de gouverner avec moins de
suffisance et plus d'autorité, avec une obligation d'efficacité.
Car en face de lui, il y a le pouvoir de la rue : toute la
semaine en plein coeur de la capitale, avenue Bourguiba entre 12h et
18h, ça gesticule et ça crie au porte-voix des slogans où l'on entend
parfois : « Caïd Essebsi ya jebben » et
« démission du gouvernement ».
Le vendredi à sa spécificité : hizb Ettahrir ou
approchants et infiltrés du RCD prient et psalmodient que par le fer et
le sang, ils mourront pour le Prophète. Les mêmes salafistes qui ont
profané à Djerba ces derniers jours le tombeau d'un saint îbadiste vieux
de mille ans vouent aux gémonies et à la peine capitale les laïques
blasphémateurs. Cela finit en bagarre, jet de pierres et grenade
lacrymogène, quand ce ne sont pas les flics qui manifestent eux-mêmes.
Les samedi et dimanche après-midi, jours de foot, un joli monde de
casseurs se déploie au stade pour faire la démonstration, en un jeu
de massacre, de la révolution pour les nuls !
En revanche au Palais du gouvernement, des hôtes de marque se pressent
pour soutenir la révolution tunisienne : de petits comme Arnaud
Montebourg ou Lech Walesa sur qui on peut compter et de grands comme les
présidents de l'Union européenne et de la Banque mondiale qui vont
faire les comptes pour nous : ils ont du pain sur la planche !
Dans le pays les sit-inners s'établissent, les grévistes se
relaient, le Kef puis Monastir baissent leurs rideaux et les coupeurs de
routes bloquent tout trafic commercial. Ces pauvres gens ne sont pas des
brigands de grand chemin mais trop longtemps privés de tout, ils en
redemandent et dans l'urgence. Contre l'oubli de leurs revendication, en
ce 1er mai des jeunes gens entonnent ce chant : « sa
nouwasilou al kifa7, besmi el 3amel wel fala7 »
L'UTICA pour sa part, débarrassée du racket des Trabelsi et compagnie,
se charge des réclamations du patronat : les dédommagements des
dégâts de la révolution sont trop faibles et trop lents à leur
goût ! Ils escomptent bien puiser les premiers dans l'escarcelle de
l'aide internationale. Certes, le business est utile à la croissance,
à l'emploi et au développement du pays, mais un bon audit indiquera qui
de ces patrons s'acquitte au juste vraiment de ses charges sociales et
des impôts à payer.
En attendant, ces pouvoirs que sont mouvements sociaux et
patronaux font le lit de la gabegie tandis que les investisseurs
étrangers, telle cette compagnie australienne d'exploitation du gaz,
déménage de Sfax en grande pompe.
Le pouvoir de l'argent est redoutable, surtout quand il s'agit
d'argent occulte : qui paye donc tous ces désaxés, ces délinquants,
ces affidés d'une voyoucratie encore non démantelée, qui mettent le
feu au pays, aux prisons et généralisent troubles intertribaux, bagarres
citadines et incendies ? Qui rémunère d'avance les voix de futurs
électeurs, anticipant la dénaturation de la démocratie ?
Et puis il y a le pouvoir de la haute instance pour la
réalisation des objectifs de la révolution que l'on croyait
seulement éclairante et consultative. D'arbitraire (de sa composition)
en arbitraire (de se prendre pour le pouvoir de décision), cette
commission a fini par parvenir au compromis historique d'un code
électoral amendé : l'article 15 jette hors éligibilité tous les
responsables du RCD depuis 23 ans au grand dam de Beji Caïd Essebsi qui
réduit la période d'ostracisme au dix dernières années. Voilà un conflit
d'autorité entre deux pouvoirs illégitimes qui va paralyser l'avancée
vers le 24 juillet.
À chacun sa date clé : 1991 marqua un tournant avec l'éradication
insoutenable du mouvement islamiste : torture, une dizaine de
milliers d'homme d'embastillés et même au moins une douzaine de morts
selon Amnesty International ! 2002 est un autre tournant avec la
révision constitutionnelle, l'institution d'une quasi présidence à vie
en toute impunité !
Entre ces deux dates, notre coeur, notre raison, notre morale ne
choisissent pas, sachant qu'en dehors de l'appareil du RCD tout un
système d'allégeance et de connivence d'hommes d'affaires, de
journalistes, de syndicalistes, et même de chefs de parti d'opposition
et de prétendus militants des droits de l'homme, a soutenu, encouragé,
couvert, la monstrueuse débâcle de notre République.
Nous ne souhaitons pas de liste noire de triste mémoire et de sombre
augure mais nous ne sommes ni pour la clémence ni pour la
miséricorde : il faut que les salauds soient punis ! C'est à
la magistrature de se mettre au travail en cessant de se disputer
le pouvoir judiciaire, entre commission, syndicat et association !
Seule une justice transitionnelle pourra distinguer le bon grain de
l'ivraie. Devant les urnes, l'électeur aura de la mémoire et au besoin,
un journalisme honnête lui rappellera qui fut qui et qui fit
quoi. Et Dieu reconnaîtra les siens...
« Les siens » pour Dieu, ce n'est pas forcément le pouvoir
d'Ennahdha, qui se prétend seul dépositaire de la religion, et dont
on ne comprend plus le discours, un jour blanc, un jour noir et tout le
reste en gris ! Car Dieu ne peut être l'otage de qui que ce soit,
pas plus que les simples citoyens qui se disent fatigués, inquiets et
même écoeurés, car pour eux la révolution fut une libération et la
démocratie attendue doit être un équilibre des pouvoirs dans la paix
civile et non dans cette confusion et ce début d'anarchie.
Nadia Omrane
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