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L'dée de patrie me met mal à l'aise. Bien sûr, la Tunisie est le pays de
mon père, et même celui de ma mère, ce qui, au sens étymologique, en
fait ma patrie. J'y suis née moi-même, j'y ai vécu et étudié. Pourtant,
la notion identitaire véhiculée par ce concept, lourde du risque de son
affirmation par rapport à - voire contre - l'Autre, n'emporte pas ma
reconnaissance.
Je lui préfère donc l'idée de nation. Celle-ci n'est pas à l'abri de
détournements suspects, mais elle fait au moins référence à une
communauté de destin, à des valeurs en partage, à une appartenance, non
pas unique et certainement pas identitaire, mais parmi de nombreuses
autres que je reconnais et que par conséquent je choisis.
Une Constitution détermine les règles dont une nation veut se doter.
Elle établit et grave dans le marbre les bases de sa cohésion. Ce qu'une
communauté d'humains a en partage et comment elle s'organise. Les droits
de ses membres, individuellement et collectivement, qui doivent être
respectés par tous, ce qui détermine ipso facto leurs devoirs vis-à-vis
des autres. Une Constitution établit les règles du vivre ensemble, non
pas d'une majorité à laquelle une minorité devrait se soumettre, mais de
tous, dans la communauté partagée.
C'est justement pour cela qu'une Constitution doit être au-dessus des
lois, à la fois au sens où elle doit permettre différents choix
politiques sans en préconiser aucun (on ne révise pas une Constitution à
chaque alternance de majorité !) et au sens où toute loi doit s'y
conformer. Cette suprématie de la Constitution est traduite par le
principe juridique de la hiérarchie des normes : les décrets
doivent être conformes aux lois, les lois doivent être conformes à la
Constitution, et les Constitutions nationales doivent être conformes aux
Conventions internationales auxquelles la nation a adhéré.
L'enjeu aujourd'hui pour la Tunisie est la rédaction de sa nouvelle
Constitution. Le 24 juillet verra l'élection d'une Assemblée
constituante, et non d'une Assemblée parlementaire appelée à définir des
lois reflétant tel ou tel choix politique majoritaire. La plus grosse
erreur que nous pourrions commettre aujourd'hui est de nous tromper
d'élection et, ce faisant, nous tromper de combat.
Le choix devant lequel nous nous trouvons aujourd'hui n'est pas de
décider de quelle manière nous allons mettre en oeuvre une politique
donnée, de manière conjoncturelle et sur une mandature limitée. Ce
choix, et nous n'aurons pas d'autre occasion de le faire avant
longtemps, est de décider du cadre et des limites que nous fixerons à
plusieurs mandatures successives, quelles que soient les majorités
politiques qui mettront alors leurs programmes en pratique.
Le 24 juillet, nous déciderons de nos choix de société. Nous déciderons
de ce que toutes nos lois futures devront respecter, quel que soit le
régime que nous choisirons, quelle que soit la majorité politique que
nous porterons au gouvernement dans les années suivantes.
Ne nous trompons pas de combat, attachons-nous pour cette élection à ce
qui nous unit et non à ce qui nous différencie, car nous allons tous
vivre ensemble selon les règles de cette Constitution qui sera écrite
par ceux que nous élirons le 24 juillet.
Le vrai combat aujourd'hui est de nous unir autour de valeurs et de
principes, et des moyens de les faire respecter, quoi qu'il arrive dans
les cinquante années à venir. Ces valeurs et ces principes dépassent
notre seule nation, ce sont ceux que, il y a plus de 60 ans déjà, les
Nations Unies ont adopté : garantir à chacun et à tous des libertés
réelles et des droits fondamentaux opposables, y compris les droits
économiques et sociaux ; interdire toutes les
discriminations ; garantir l'égalité pleine et entière des femmes
et des hommes ; opposer l'État de droit à l'arbitraire ;
assurer les conditions de la démocratie, notamment la transparence et le
droit de chacun à participer aux décisions.
Ce vrai combat, tout le monde a la responsabilité de le mener, au-delà
des différences idéologiques, au mépris des opportunismes partisans.
Ceux qui ne le mèneront pas aujourd'hui auront une responsabilité
historique à assumer demain, et devront rendre des comptes. Ce vrai
combat, c'est de s'unir pour un projet de société. Il n'y a actuellement
que deux projets possibles : le projet d'une société tunisienne
démocratique, progressiste, moderniste, tournée vers l'avenir ; ou
le projet d'une société tunisienne qui, de réprobations en interdits, se
fermera sur elle-même puis sur chacun de nous.
Je vote clairement pour le projet démocratique, progressiste,
moderniste, en vue d'une Constitution affirmant les libertés réelles,
les droits de l'homme et la justice sociale, la démocratie et l'État de
droit. Et je ne vois pas d'autre solution pour le réaliser, lors de ces
élections à l'Assemblée constituante, que la formation d'un front uni
sur ces valeurs malgré les différences légitimes de ses composantes.
Une fois ce cadre de valeurs et de principes fixé, cette architecture de
notre société en place, les différences idéologiques pourront
s'exprimer, mais seulement dans ces limites du vivre ensemble. D'ici au
24 juillet, ne nous trompons pas de combat.
Meryem Marzouki
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