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Comment un « arbitraire légitime » conduit à un compromis historique

L'instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la Révolution vient d'adopter, non par consensus mais à une majorité explosive, le code destiné à encadrer la prochaine élection de l'Assemblée nationale constituante. Le président de la République devrait ratifier prochainement en un décret-loi le produit de cet « arbitraire légitime ».

Arbitraire parce que de mutation en mutation, cette instance supérieure a évolué vers une forme d'anticipation réduite de la future Assemblée pour la loi fondamentale du pays, sans être pour autant l'expression représentative de la population tunisienne. Car cette dernière, embarquée dans les difficultés du tourbillon révolutionnaire, a laissé faire, a subi ou a admis que des délégués de quelque partis politiques, des mandatés de quelques ONG de la société civile ou de quelques unions professionnelles, des personnalités dites nationales et même deux représentants de familles de martyrs, s'arrogent une « légitimité révolutionnaire ».

De glissement en glissement, un état de fait c'est imposé auquel la majorité silencieuse, néanmoins avertie, a consenti par habitude de la passivité, par ignorance de la pratique politique, ou par confiance et sage souci d'avancer au plus vite vers la date fatidique du 24 juillet. Mais depuis l'annonce du nouveau code électoral et de bientôt la signature d'un Pacte républicain, une tempête de réclamations et de protestations s'élève tandis que l'opinion publique semble déconcertée par ces nouveaux rebondissements.

La première contestation touche au choix de l'élection par scrutin de liste à la proportionnelle amendée du « plus fort reste ». Privilégié par les indépendants, le scrutin uninominal à deux tours n'a pas été retenu alors qu'il semblait devoir davantage correspondre à l'état de la pratique politique citoyenne : dans un tel scrutin, des individualités locales auraient pu, dans une plus grande proximité de petites circonscriptions, mieux faire passer leurs messages à leurs concitoyens. Mais ce mode électoral a été discrédité sous prétexte qu'il encouragerait les notabilités locales, écarterait les femmes, favoriserait la corruption.

Dès lors, ce sont les partis politiques qui trouveront leur compte dans le mode électoral adopté. Or, les contestataires objectent qu'une nouvelle citoyenneté tunisienne a pris en aversion les formations politiques existantes dont certaines se sont compromises par le passé avec l'ancien régime, ou au mieux lui ont servi d'alibi démocratique, cheminant gentiment dans une contre-allée du pouvoir, sans même accomplir de vraie rupture avec les avatars de celui-ci au tournant du 14 janvier. Un tel comportement politique, fossilisé par les appareils, a discrédité auprès de l'opinion publique ces partis bien qu'ils aient tenté sur le tard une sorte d'aggiornamento.

Les protestataires leur opposent des initiatives citoyennes qui en quelques jours se sont montrées plus imaginatives, plus militantes, plus mobilisatrices que de veilles formations prisonnières de leur archaïsme, de leur paralysante discipline, voire de leur sectarisme. Aujourd'hui néanmoins ce nouveau code électoral n'exclut pas la possibilité d'un panachage sur des listes mixtes, de militants de partis et de citoyens indépendants réunis dans la même conscience de défendre un pacte de valeurs communes.

La faiblesse numérique de la plupart de ces partis, particulièrement des nouvelles petites unités quasi familiales, ainsi que la règle de la parité, encourage ce panachage surtout face à la formation massive et structurée d'Ennahdha. Mais les candidatures individuelles aussi ont besoin d'être adoubées par les partis dont les structures leur serviront d'indispensable cadre de campagne électorale. Ainsi, la pratique va concilier les deux options électorales.

La deuxième innovation électorale, c'est la disposition qui rend inéligibles les membres des gouvernements et les responsables du parti RCD, aujourd'hui dissout, qui ont constitué l'armature de l'ancien régime depuis 23 ans. Symboliquement, cette décision appelée de tous ses voeux par l'ensemble de la population, marque la rupture révolutionnaire inaugurée le 14 janvier. Pourtant la seule pensée de l'établissement d'une liste noire fait froid dans le dos car on ne sait jamais jusqu'où une telle liste peut aller.

À prendre au pied de la lettre la nouvelle disposition, celle-ci rendrait d'abord inéligible - et donc discréditerait - le président de la République par intérim monsieur Foued Mbazaa et son Premier ministre monsieur Beji Caïd Essebsi qui furent, longuement ces dernières années pour le premier et plus brièvement de 1990 à 1991 pour le second, présidents de l'Assemblée nationale sous l'ancien régime. Disqualifié par une même logique, monsieur Mustapha Kamel Nabli ne pourrait être éligible pas plus qu'il ne devrait être gouverneur de la banque centrale. Faut-il inclure dans cette liste des technocrates honnêtes et compétents dont la seule culpabilité fut la lâcheté devant le dictateur, une soumission qui n'est pas à absoudre mais qui n'est pas pour autant du degré des crimes de torture ou de corruption ?

À l'inverse, ne faudrait-il pas inclure dans cette liste tous ceux et toutes celles qui, sans la casquette du RCD ou de membre de son gouvernement, ont dîné avec le diable, se flattant de souper (au sens propre du terme) à la table du président, en ces heures noires qui de 1990 à 1995 (ou parfois même beaucoup plus tard) entachent de honteux stigmates le parcours politique « d'opposants », d'acteurs de la société civile ou de patrons de presse et de journalistes qui se refont aujourd'hui une virginité révolutionnaire ?

Car pendant ces 23 ans, c'est un système corrompu et répressif qui deviendrait « inéligible ». En conséquence, une telle purge nécessaire est à mener dans le cadre d'une justice transitionnelle indépendante, seule en mesure de procéder, par des mécanismes internationalement reconnus, à l'inévitable ostracisme.

La troisième disposition électorale qui trouble les esprits touche au socle patriarcal de la société tunisienne : l'imposition de la parité sur les listes électorales avec règle de l'alternance est une formidable avancée civilisationelle. Cette nouvelle conquête en faveur des femmes est, toutes proportions gardées, équivalente à celle du Code du statut personnel obtenue à l'arraché, « à la Bourguiba », faisant sauter le verrou qui protège la chasse gardée des hommes, la scène politique. Elle va projeter et démultiplier la visibilité des femmes dans cette exceptionnelle mise en lumière que sont les élections à l'Assemblée fondamentale du pays. Elle amplifie la notoriété internationale de la Tunisie considérée à juste titre comme le pays le plus avancé du monde arabo-musulman.

À l'instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, on reste modeste et, sans glorifier la féminitude, on se contente d'avouer avoir restitué à cette moitié du ciel tunisien que sont les femmes sa part manquante, celle d'une intervention à l'égal des hommes dans le devenir de la nation. Car à la différence des quotas concédés comme une participation progressive des femmes, la règle de la parité établit l'indiscutable partage des droits et des devoirs entre citoyens et citoyennes et donne aux hommes et aux femmes des opportunités et des responsabilités égales dans la gestion des affaires de la cité.

Restés très masculins, les partis politiques vont devoir apprendre à rechercher autour d'eux ces militantes compétentes et créatives qu'ils ne daignaient pas considérer jusqu'ici comme des partenaires alternatives, probablement parce que leur présence perturbe l'ordre canonique des appareils. La résistance pourrait être forte et surtout pernicieuse, contournant cette obligation de la parité dans une féminisation seulement décorative des listes, la tête de liste revenant nécessairement à un homme : dès lors, seuls les partis pouvant escompter plus d'un élu par circonscription ramèneront des femmes à l'Assemblée ; à moins qu'une obligation supplémentaire fasse que la règle du « plus fort reste » serve nécessairement une femme.

Déjà le président du PDP, monsieur Nejib Chebbi, tout en assurant que son parti présenterait des femmes en tête de liste, a recommandé à monsieur Caïd Essebsi de ne pas annuler les listes qui ne respecteront pas la parité mais simplement de leur infliger une amende. En revanche, la surprise est venue d'Ennahdha dont la représentante à l'instance supérieure et membre du bureau politique, maître Farida Abidi, a voté la règle de la parité et défend avec une vivacité inédite la part des femmes dans la vie publique et la part des hommes au foyer.

Il n'y a pas lieu de douter de ce discours et de faire par anticipation un procès en double langage au mouvement Ennahdha, considérant que de toute façon les exigences de la mondialisation lui font obligation d'évoluer s'il veut s'attirer une reconnaissance internationale et donc il n'a d'autre choix que d'adopter, dans la forme et le contenu, l'option démocratique.

Néanmoins, par rapport à Ennahdha et même aux autres formations politiques, les défenseurs de la parité devront rester vigilants : le RCD ne s'est-il pas servi des femmes politiques comme d'un alibi démocratique et d'un paravent défensif, en quelque sorte des amazones ! On sait aussi que les femmes-mères-épouses sont historiquement les dépositaires des valeurs ancestrales du patriarcat, par une servitude volontaire qu'elles se seront assignée.

Au final, cette nouvelle loi électorale complétée par le Pacte républicain qui sera prochainement élaboré, dans une reconnaissance consensuelle de valeurs communes au pays, apparaît comme globalement positive. Il faut féliciter le professeur Iyadh Ben Achour et son équipe d'avoir su canaliser les tensions contradictoires vers une même convergence dans le sens des objectifs de la révolution et de la réforme politique. Sur la base d'un arbitraire légitime au départ, il a été négocié un compromis historique qui fera de la révolution tunisienne le laboratoire expérimental où sera testée la mutation démocratique du monde arabe.

Nadia Omrane

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