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6 avril 2011 : célébration de la mort du loup

Ce 6 avril 2011, s'est entreprise la réhabilitation de Bourguiba, sur plusieurs media et particulièrement à l'initiative de Nessma TV dont le producteur est son propre neveu Tarek Ben Ammar, ainsi qu'à Monastir, ville natale de l'ancien président, où pour la première fois depuis sa mort en 2000, la population lui rendit un fervent hommage. Car depuis dix ans, sa disparition était commémorée en catimini, à l'abri des regards, ainsi qu'il finit ses jours, non pas dans son palais de Skanès mais sous les hautes murailles de la résidence du gouverneur, en une mort du loup qu'il aimait déclamer.

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,
Puis après comme moi, souffre et meurs sans parler

(Alfred de Vigny)

En effet, le président déchu Ben Ali avait pris ombrage de la stature et de la statue du père de l'indépendance qu'il avait déboulonnée de son piédestal, quelques semaines après le coup d'État du 7 novembre, marquant ainsi « la fin d'une époque » ainsi que nous le titrions dans la revue Le Maghreb. Il avait mis un zèle tout particulier à l'effacer de la mémoire collective, faisant des jours fériés de sa gloire de simples jours ordinaires et ramenant le Combattant suprême au statut banalisé des autres résistants de la lutte nationale. Les thuriféraires de l'ancien dictateur avaient tenté de rehausser ce nain politique que fut Ben Ali au niveau de Bourguiba, décuplant la dimension des portraits géants dont ils affublaient le coeur des villes tandis que ses historiographes cherchaient à lui donner une épaisseur grossière, à défaut de la densité du vieux Zaïm.

Faut-il pour autant procéder à une béatification de Bourguiba ? Non, car il ne fut pas un saint. Lui-même avait inauguré sa propre historiographie, d'une façon parfois même cocasse, ponctuant le récit de son destin qu'il faisait à la chaire de la faculté de droit, de l'accident d'un testicule non descendu, ce qui eût pu changer le cours des choses, à la manière du nez de Cléopâtre !

Autoritaire, dans un «  paternalisme débonnaire » selon l'expression de Jean Lacouture, il n'hésita pas à se faire père fouettard, tyrannique, très dur avec des jeunes opposants perspectivistes, communistes, baathistes, puis de l'Unité populaire, qui après avoir été torturés, laissèrent dans les geôles du Bourguibisme aujourd'hui magnifié les plus belles années de leur vie. Il expédia aussi les étudiants rebelles se faire quelquefois mordre par les chacals au camp de Rjim Maâtoug, en plein Sahara, qui devint l'oasis luxuriante qu'on connaît aujourd'hui.

Il fut aussi impitoyable avec ceux qui lui disputaient le pouvoir, tel Salah Ben Youssef qu'il fit assassiner en Suisse, et avec les militaires du complot de 1962 éventé par un spécialiste des renseignements (devinez qui...). Il fit, raconte un avocat de la défense, dissoudre à la chaux vive les cadavres des insurgés de Gafsa (janvier 1980), après leur pendaison.

Il fut très répressif contre le mouvement syndical, embastillant en janvier 1978 le vieux lion Habib Achour dont la verve tribunitienne étouffait ses propres talents d'orateur. En cela, il devait se ranger au côté de la bourgeoisie, lui le père des pauvres et des humbles qui ne chercha jamais à s'enrichir lui-même. De même, il fit donner les armes contre les paysans soulevés contre les coopératives à Ouardanine, en en faisant porter la responsabilité sur son quadruple ministre Ahmed Ben Salah, ainsi qu'un enregistrement d'une Radioscopie de Jacques Chancel le répétait en boucle le 20 mars 2011, sur les ondes de Radio Tunis. Avec le même machiavélisme (au sens politique du terme), il tira son épingle d'un jeu sinistre contre les émeutiers du pain, faisant sauter le fusible Mohamed Mzali et redorant sa popularité. Il était toujours « malade », dans l'ignorance des méfaits des uns et des autres, mais - même en dehors des affaires politiques - sans coeur pour la mère suppliante à qui il refusa la grâce pour son fils adolescent Jamel, pendu le jour de ses 20 ans pour un meurtre pour lequel il avait toutes les circonstances atténuantes (cf. Le Maghreb, 1988).

Il aurait même refusé de gracier les quelques émeutiers du pain condamnés à mort (janvier 1984), n'était le formidable mouvement d'opinion contre la peine de mort soulevé dans la société civile et n'était l'intervention de son épouse, Wassila Ben Ammar : la première dame de Tunisie fit souvent des incursions dans la politique et fut au coeur de quelques intrigues et ramifications familiales ou tunisoises mais avec plus de distinction et moins d'apprêt que celle qui, ces dernières années, lui succéda à ce rang, en déclassant la fonction et provoquant sa détestation.

À l'évidence, Bourguiba ne fut pas un saint homme. Fut-il au moins un grand chef d'État ? On le dit visionnaire, anticipant sur le cours de l'histoire, surtout pour la question palestinienne. Mais se mesurant au plus grand, au général de Gaulle, plus dans une obstination narcissique que patriotique, il envoya à Bizerte de jeunes recrues à la boucherie, ce que ne lui pardonneront jamais les familles du lieutenant Mohamed Aziz Taj et du commandant Mohamed El Bejaoui (cf. Réalités, octobre 1991).

Mais il faut rendre à César ce qui revient à César. C'est Bourguiba qui construisit l'État tunisien sur ces deux piliers que sont l'éducation généralisée et gratuite et le statut libre et égalitaire des femmes tunisiennes : l'éducation posa les bases d'une administration de grands commis de l'État, d'un personnel politique et d'une intelligentsia qui permettent jusqu'à aujourd'hui à la Tunisie de traverser toutes les turbulences sans vraiment vaciller ; le Code du statut personnel a assuré la notoriété internationale d'une tunisianité moderniste et rationaliste.

Avec « la foi dans l'homme » qu'il professait et portait par le mouvement émancipateur de la Nahdha des années 30, inspiré par les Lumières de l'occident, ce despote éclairé sema les graines de la démocratie sans en permettre la florescence, en éternisant sa présidence.

Dans sa conception civile et laïcisante du vivre-ensemble en Tunisie, il maintint à l'écart des affaires publiques la religion et l'armée. La seconde, loyale pour l'essentiel et protectrice jusqu'à aujourd'hui, enfanta malgré tout « le félon » qui devait le déposer. La première, sortie depuis les années 80 de la sphère privée, devenue politique sinon politicienne, met en péril la pérennité de son héritage, ce legs embrouillé et paradoxal que sa descendance, ses enfants adoptifs, ses enfants naturels, ont du mal aujourd'hui à expliquer, à justifier, à prolonger.

Jusqu'à quand ces couples attablés à la terrasse d'un grand hôtel surplombant la baie de Carthage, pourront-ils entonner malicieusement l'ancien hymne national « Birrouh al Habib, zaïm al watan » auquel il porte un toast, levant leur verre en direction d'un palais vacant : « yahya Bourguiba » ?

Nadia Omrane

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