Sur 23 000 harragas, « 22 000 bech yo93odou idourou en Europe »
Rappelé à Milan pour son procès dans une affaire de prostitution de
mineure, monsieur Silvio Berlusconi a fait un bref passage à Tunis ce
lundi 4 avril, remettant à son ministre de l'intérieur, monsieur Roberto
Maroni, la tâche de conclure avec son homologue tunisien, monsieur Habib
Essid, l'accord de règlement de la question des immigrés clandestins en
Italie.
En effet, depuis la révolution du 14 janvier, des milliers de Tunisiens,
pour l'essentiel des demandeurs d'emploi, ont bravé une Méditerranée
houleuse, au péril de leur vie, pour rejoindre sur des embarcations
précaires la petite île de Lampedusa, escale vers l'eldorado européen.
Très vite, ces réfugiés économiques sont venus doubler le chiffre de la
population locale de quelques 6 000 habitants, puis des vagues
successives ont porté à 23 000 le nombre de transfuges
essentiellement tunisiens, mais rejoints par des Libyens et des
subsahariens fuyant la guerre civile libyenne.
L'ensemble de ces migrants dits « illégaux » - par suite
de la criminalisation de la libre circulation des personnes, pourtant
reconnue par la Déclaration universelle de droits de l'homme -
s'est entassé dans des conditions indignes : sur des
collines-poubelles, dans des campements de fortune et souvent sous les
intempéries dans une prison à ciel ouvert ou encore en errance dans les
rues de la ville ; quelques femmes et de très jeunes gens furent
livrés à leur sort sans protection.
La population locale, pour sa part, s'est vite trouvée dépassée et
inquiète de cet arrivage massif de miséreux issus d'autres cultures. La
pression démographique et l'exploitation xénophobe de cette
« invasion de musulmans » par des mouvements
d'extrême-droite dont la Ligue du Nord, jointes aux difficultés
actuelles du chef du gouvernement italien à l'intérieur de sa propre
majorité, et à ses préoccupations personnelles, ont enkysté la question
de l'immigration irrégulière en un abcès de fixation dans les affaires
intérieures italiennes et dans les relations jusqu'ici de bonne
coopération italo-tunisienne.
Monsieur Berlusconi a sollicité l'appui de l'Europe mais seul monsieur
Fillon, en visite à Rome fin mars, lui a affirmé la solidarité d'une
France qui se sait le point de chute de tous ces demandeurs d'emploi.
Monsieur Fillon a proposé à la Tunisie une aide économique en échange du
rapatriement de ses migrants, tandis que l'Italie offrait 1 500
euros de dédommagement pour le déplacement inutile à chaque candidat au
retour.
En d'autres temps, le règlement de ce contentieux se serait fait
manu militari - des bateaux de guerre étaient déjà
prêts - dans une démonstration de force néocoloniale. Mais le
gouvernement provisoire tunisien a opposé un refus souverain aux
pressions italiennes, faisant valoir la difficulté d'une délicate
transition démocratique qui n'aura pas empêché la Tunisie, de son côté,
d'accueillir humainement les 200 000 réfugiés en provenance de
Libye. Il a été soutenu dans sa fermeté par des associations
tunisiennes et françaises liées à l'immigration (FTCR, réseau
Migreurop,...) et particulièrement par des associations militantes
italiennes qui ont posé la question du droit à une protection temporaire
prévu dans la loi italienne sur l'immigration.
Le 5 avril à Tunis dans une conférence de presse, monsieur Maroni
exposait les termes de l'accord enfin conclu entre les deux
parties : l'Italie accorde à la Tunisie une aide de 350 millions
d'euros pour des projets dans ses régions déshéritées et lui fournit un
arsenal de radars et de vedettes pour contrôler sa frontière maritime.
Ainsi, la Tunisie se substitue à la Libye défaillante - et
antérieurement outillée et financée pour ce rôle - dans la fonction
de garde-côte.
Mais surtout, monsieur Béji Caïd Essebsi devait confirmer ce point
névralgique devant l'Instance supérieure pour la réalisation des
objectifs de la révolution : « sur 23 000 immigrés
illégaux tunisiens, 22 000 bech yo93odou idourou en Europe
[vont continuer à vadrouiller en Europe] et la Tunisie n'en
rapatriera que 800 d'entre eux », au rythme d'une cinquantaine
ou d'une centaine par semaine ; notons bien que la difficulté est
aussi d'identifier ces futurs rapatriés comme Tunisiens, après qu'ils
auront déchiré leurs papiers d'identité justement pour qu'on ne
reconnaisse pas leur pays d'origine où ils seraient renvoyés.
En termes juridiques, monsieur Maroni expliquait que des permis de
séjour temporaire allaient être accordés à ces réfugiés économiques, qui
vont pouvoir gagner les pays voisins ; « plus vite on leur
accordera ces permis et plus vite on en sera débarrassé », devait
renchérir un député de la Ligue du Nord.
Ainsi à la frontière italo-française de Vintimille vont se presser des
milliers de candidats au séjour temporaire de 3 mois renouvelables,
justifié par des rapprochements familiaux ou des demandes d'asile.
Bonjour madame Le Pen, qui vint pourtant rendre une visite
compassionnelle aux habitants de Lampedusa au cours du mois de mars et
bonjour l'extrême-droite européenne en records électoraux comme le
rappela aussi monsieur Caïd Essebsi.
Ainsi donc monsieur Berlusconi a refilé à ses voisins la « patate
chaude » ; on attendra donc de voir le 26 avril à Rome comment
le président Sarkozy, déjà en campagne électorale et empêtré dans des
interventions militaires à l'allure coloniale - quoique sous des
justifications honorables et sous couverture de l'ONU et de l'OTAN, va
se tirer de ce guêpier où l'a jeté perfidement le chef du gouvernement
italien : déjà monsieur Claude Guéant, ministre français de
l'intérieur, vient de donner consigne à ses préfets, en des termes pris
par la presse comme un nouveau faux-pas, que les visas de séjour
temporaire de ces réfugiés venus d'Italie devraient être accompagnés
d'une pièce d'identité et être justifiés par des rapprochements
familiaux. Cette note se fonde sur l'article 21 du code frontières
Schengen qui régit la circulation des personnes dans cet espace
européen.
C'est qu'avec la perspective d'exodes massifs subméditerranéens,
maghrébin mais surtout subsaharien, ivoirien, béninois etc., la
forteresse Europe est bien capable de durcir davantage son immigration
« raisonnée », son immigration « maîtrisée », son
immigration « choisie ».
Nadia Omrane
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